Inès Maâtar, coordinatrice du Programme d’Appui à la Réforme de la Justice, à La Presse : «Quelquefois, les réformes ne sont pas suffisamment perceptibles, mais elles sont là»

Au lendemain de la révolution de 2011, la séparation des pouvoirs et l’indépendance de la justice faisaient partie des principales revendications politiques. Depuis, une réflexion autour de la réforme de la justice s’est amorcée. Si certaines réformes se font attendre, d’autres ont pu aboutir grâce notamment à l’implication de la société civile, l’appui des partenaires de la Tunisie et une volonté politique parfois titubante.
Le Parj, ou le Programme d’appui à la réforme de la justice, fait partie d’un dispositif financé par l’Union européenne qui a démarré en 2012. Son objectif est d’appuyer le ministère de la Justice dans le renforcement des institutions, de l’indépendance de la justice et la mise en place de la réforme judiciaire et pénitentiaire.
C’est dans ce cadre que la coordinatrice du Programme d’appui à la réforme de la justice, Inès Maâtar, a accordé au journal La Presse une interview dans laquelle elle revient sur les principaux projets proposés par le Parj, notamment le traitement en temps réel des affaires pénales et le développement du système d’informations.

Sur quels projets principalement vous avez travaillé ?

Ce sont principalement la réhabilitation de l’infrastructure judiciaire et pénitentiaire. Au lendemain de la révolution, beaucoup d’établissements judiciaires et pénitentiaires avaient besoin d’une réhabilitation. Et avec la volonté du ministère de la justice de revoir à la hausse le nombre de juridictions, l’UE a financé la construction et la réhabilitation de plusieurs structures, à l’instar du Tribunal de première instance (TPI) de Sfax 2, le TPI de Gabès, le TPI de Nabeul, les établissements pénitentiaires de Gabés, Sousse Messaâdine, ainsi que quelques centres de détention pour mineurs. L’objectif était évidemment de s’approcher au maximum des standards internationaux. Dans l’ensemble de ces projets, le bureau des Nations unies Unops a veillé à la mise en œuvre.

Je crois que vous avez également proposé des solutions au niveau des jugements par défaut.

Les jugements par défaut sont problématiques en matière pénale. L’idée nous est venue de faire une expérimentation au TPI de La Manouba, et, avec l’effort des experts de l’assistance technique au Parj. L’idée est de donner au suspect en temps réel, la convocation pour assister à l’audience, soit dans le poste de police ou dans le poste de la garde nationale. De cette manière, le suspect ne peut prétendre ne pas avoir reçu la convocation. Dans ce cas, le juge est en mesure de prononcer un jugement contradictoire.

Le traitement en temps réel des affaires pénales (le TTR), que nous avons contribué à mettre en place au le TPI de La Manouba, en tant que projet pilote, a permis de réduire de 30% les jugements par défaut.

Fort de ce résultat remarquable, le ministère de la Justice a décidé de généraliser progressivement cette expérience à l’ensemble des tribunaux. L’inspection générale relevant du ministère de la Justice a beaucoup contribué à la réussite de ce projet.

Quelle est l’enveloppe globale allouée à cet appui ?

Pour le Parj 1, 25 millions d’euros, pour le Parj 2, 15 millions d’euros, et 60 millions d’euros, pour le Parj 3. Pour le Parj 3 par exemple, deux modes d’appui ont été retenus, à savoir un appui complémentaire de 10 millions d’euros et un appui budgétaire de 50 millions d’euros, en contrepartie de la réalisation d’un certain nombre d’objectifs, tous en lien avec la réforme judiciaire et pénitentiaire

In fine, le principal bénéficiaire qui doit ressentir le changement, c’est le justiciable, à qui nous devons offrir un accès facile et efficient à la justice, pour qui nous devons améliorer la qualité de l’information juridique, et pour qui le temps judiciaire pour traiter une affaire doit être revu à la baisse.

Nous veillons à coordonner entre les différentes parties prenantes, à savoir la délégation de l’UE en Tunisie, le ministère de la Justice ainsi que les autres acteurs de la justice et la société civile.

Malgré l’ensemble de ces projets, nous n’avons jamais autant parlé de la nécessité de réformer la justice, comment est-ce que vous l’expliquez ?

A commencer par la Cour constitutionnelle, que la Tunisie n’a pas réussi à rendre opérationnelle. L’Etat de droit repose sur des piliers, et parmi ces piliers la nécessité de revoir plusieurs dispositions du Code pénal et du Code de procédure pénale. Je vous ai parlé tout à l’heure du temps judiciaire, mais je tiens également à souligner l’importance d’une justice plus équitable.

Donc effectivement, il reste un certain nombre de chantiers qu’il va falloir tôt ou tard engager. Nous savons que le processus de réforme est long par définition, car il faut un temps pour la concertation avec l’ensemble des parties prenantes. Par exemple, lorsqu’un projet autour du procès équitable est discuté, il faut bien que les avocats, les magistrats et la société civile soient consultés.

Ce n’est que de cette manière que nous pourrons garantir la bonne application d’une réforme.

Parfois, les réformes ne sont pas suffisamment perceptibles, mais globalement, d’année en année, il y a une amélioration, notamment au niveau de l’infrastructure et des équipements à la disposition des différentes juridictions.

L’UE a aussibeaucoup investi dans le renforcement des capacités, et dans l’appui aux efforts du ministère de la Justice et des trois ordres juridictionnels (judiciaire, administratif et financier)pour la mise en place d’un système d’informations en vue d’une meilleure gestion des affaires. Notre ambition est d’arriver peut-être un jour à réaliser l’objectif zéro papier.

Mais sur par exemple la question des peines alternatives, on en parle depuis des années, mais l’application de ces dispositifs reste limitée, pour quelles raisons selon vous ?

Parce que précisément, il ne suffit pas d’en parler. Depuis la mise en place de la fonction de juge d’exécution des peines, le travail d’intérêt général existe dans notre Code pénal et notre Code de procédure pénale. Mais il est vrai que les magistrats restent réticents, car les peines alternatives ne sont pas une fin en soi. Il n’y a pas l’infrastructure nécessaire permettant d’accueillir et d’effectuer le suivi des personnes condamnées à ces peines.

Il ne suffit pas de mettre en place le bracelet électronique, il faut un bon réseau, il faut des agents de probation et des agents de prison qui soient formés pour la manipulation du bracelet électronique et capables d’assurer le suivi. Et sur ces questions, les textes restent muets. Il est donc important de légiférer pour mieux préciser les modalités du dispositif.  Par ailleurs, la volonté est là, et il y a actuellement un effort au ministère de la justice pour proposer une réforme du Code de procédure pénale. En parallèle, il y a beaucoup de partenaires techniques et financiers, et l’UE en fait partie, pour sensibiliser les avocats, les magistrats, les agents du Comité général des prisons et de la rééducation et la société civile à l’importance des peines alternatives. L’idée est évidemment de désengorger les prisons et faciliter la réinsertion sociale des condamnés.

Le Parj, ne l’oublions pas, a appuyé la mise en place de six bureaux de probation qui sont déjà opérationnels.

J’en viens à la question de la politique pénale, notamment pour diminuer la pression sur les prisons, qui est responsable de la politique pénale et par quels moyens pourrait-on l’appliquer ?

Conformément à la constitution, c’est le Chef du gouvernement qui élabore une politique pénale. Par la suite, cette politique pénale est désagrégée au niveau des juridictions. Dans certains pays, chaque procureur, dans son tribunal, dispose d’une mini-politique pénale.

Cette politique pénale peut en effet différer d’une région à une autre, compte tenu de la nature des affaires traitées. Si, par exemple, dans une région, il y a beaucoup d’affaires de stupéfiants, il faut que la politique pénale de cette région élabore un plan pour lutter contre le phénomène, protéger les citoyens, et éventuellement soigner les personnes dépendantes. Et là, le Parj est prêt à proposer, sans imposer quoi que ce soit, des idées et un échange d’expériences.

Le temps judiciaire est également pointé du doigt et les tribunaux ont du mal à instruire les dossiers en un temps raisonnable, que propose le Parj ?

La médiation, par exemple, est l’un des axes d’intervention du Parj. Il s’agit d’un mode alternatif pour la résolution des conflits. C’est-à-dire qu’au lieu d’opter pour un processus judiciaire classique qui peut être long et compliqué, les justiciables optent pour un médiateur, formé pour cela, et qui n’est pas un magistrat. Le demandeur et le défendeur décident d’un commun accord d’aller présenter leur différend à un médiateur.

Ce médiateur organise des séances avec les deux parties, jusqu’à parvenir à un accord satisfaisant pour tous.

Cette médiation peut être demandée par un magistrat lorsqu’il juge que les deux parties pourraient parvenir à un accord à l’amiable. Evidemment, ce processus peut être suspendu à tout moment, puisqu’il s’agit d’un processus consensuel.

Là encore, le socle légal n’existe pas en Tunisie. Mais le ministère de la Justice est en train de préparer un draft qui sera présenté pour concertation par la suite. La médiation permettra de décharger les tribunaux et contribuera à faire régner une ambiance de paix sociale. Le Parj a contribué aussi à l’impulsion de cette alternative à travers des actions désensibilisation et de renforcement de capacités.

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