Entretien avec Ridha Dhib (artiste visuel et marcheur): Le devenir territoire

Entretien conduit par Manel ROMDHANI

Ridha Dhib est un artiste visuel et marcheur. Il est né à Sousse en 1966, diplômé de l’Ecole des Beaux-Arts de Toulon, vit à Paris depuis 1991. Avant de faire rhizome dans des pratiques hétérogènes, la peinture fut longtemps son médium de prédilection. Depuis une quinzaine d’années, il travaille sur une recherche plastique dont la problématique principale est de «libérer» la ligne du plan. La marche connectée a pris une place de plus en plus prégnante dans sa problématique. Ainsi, c’est grâce à son smartphone que son corps devient pinceau traceur de lignes impalpables sur la surface de la terre. A son tour, le smartphone devient palette numérique génératrice et compilatrice de données multiples et variées… Il en résulte une œuvre en devenir, mutante et polymorphe, entre installations et performances,… Dessinant ainsi une carte à dimension rhizomatique et poétique…

A partir de votre marche de 3.400 km, comment redéfinissez-vous le territoire et sa relation avec la cartographie ?    

Dans cette performance, avant de marcher j’ai commencé par tracer. J’ai construit le parcours étape par étape. Je me suis projeté à chaque étape dans le territoire à travers la carte. Donc, ma première «porte d’entrée» dans un territoire était la carte. Cela veut dire d’une certaine manière que j’ai commencé à marcher avant de marcher. Je me suis engagé sur le chemin avec une idée du territoire construite à partir d’une expérience cartographique. Pendant cette marche, il y a eu un ajustement permanent entre l’idée que je me faisais du territoire, c’est-à-dire mon expérience cartographique dans la construction du parcours, et mon propre vécu, c’est-à-dire mon expérience tangible du territoire. Cela s’est traduit par une forme de «schizophrénie». En effet, en marchant, j’avais deux points de vue simultanés : d’une part, j’éprouvais et je percevais le territoire en marchant, d’autre part, je suivais mon parcours en direct et en surplomb. Ça s’est traduit par un continuel changement d’échelle spatio-temporelle : une oscillation entre territoire vécu et point de vue perçu. Cela a eu pour conséquence le « tressage » de la carte et du territoire. Cette hybridité a fini par générer une expérience sensorielle «augmentée».     

Partir de votre atelier à Paris en passant par l’Italie pour arriver au Sahel tunisien, vous avez franchi plusieurs frontières. Vous pouvez nous en parler plus sur cette question de frontières dans cette performance ?

Pour commencer, je dirais qu’il n’y a pas « les frontières », mais plutôt une variété de frontières. Il y a des frontières étatiques, administratives, symboliques, territoriales, naturelles… Il y a également des seuils et des lisières qui sont des formes de frontières. J’ai également traversé et longé des frontières. Par exemple, marcher sur la ligne de rive—c’est-à-dire sur le bas-côté—c’est longer une forme de frontière. Dans cette performance marchée, je n’ai pas cessé de traverser ces variétés de frontières. La question s’est même posée dès les premiers pas : le passage du seuil de mon atelier, puis la traversée de mon quartier, de mon arrondissement, de ma ville, des régions des pays, des milieux, des forêts, des montagnes, des mers et des rivières…

Marcher c’est une conscience continue des variations, c’est-à-dire des frontières. La frontière est aussi une question de perception. Elle peut se traduire par des signes, des symboles, des variations territoriales et topographiques, des variations ou ruptures paysagères, des variations ou des ruptures sonores et parfois olfactives. Une frontière nationale n’est pas nécessairement synonyme de rupture paysagère, urbanistique ou territoriale : par exemple, en traversant la frontière franco-italienne au niveau de Menton, j’ai eu l’impression que la Côte d’Azur se prolonge au-delà de la frontière, le changement est très peu perceptible, il est essentiellement sonore (langue) et olfactif (cuisine). Paradoxalement, j’ai beaucoup plus ressenti de ruptures et de contrastes en traversant les régions italiennes. Sans parler de la traversée vers la Sicile qui est un monde entre plusieurs mondes. La Sicile est une frontière en soi : c’est un trait d’union entre deux continents. La rupture suprême pour un marcheur c’est la traversée des mers et des océans. Dans cette performance marchée il y a eu une rupture rythmique au moment de traverser la Méditerranée. Il s’agissait de traverser une frontière naturelle, étatique et culturelle. En définitive, je n’ai pas vécu les frontières comme des obstacles, mais plutôt comme des variations et ruptures rythmiques. Cela est dû en partie au «privilège» du passeport.

Nous aimerions bien revenir sur le médium photographique comme médium qui documente et questionne les chemins que vous avez traversés. L’acte photographique n’est-il pas cet arrêt dans le temps durant votre marche ?

Je m’intéresse beaucoup aux applications en réalité augmentée. Elles sont très utiles pour réaliser des «chemins d’observation- 1» photographiques. En effet, elles me permettent de documenter et d’enrichir la cartographie de mon parcours par la superposition de temporalités. Le corpus photographique produit au cours d’une marche est une attestation visible et lisible du parcours effectué. C’est une suspension d’un espace-temps. Je considère donc la «photo augmentée» comme un dispositif composé d’éléments lisibles et d’éléments visibles, d’éléments codés et d’éléments non codés. Des données d’une boussole en réalité augmentée sont inscrites en surimpression sur la photo : nom de la cible (Sousse), direction, altitude, distance, coordonnées géographiques de la prise de vue ainsi que son horodatage… Tous ces éléments renvoient à un hic et nunc. Parallèlement aux photos d’horizon terrestre que je prenais à chaque étape et que j’envoyais à l’Institut français de Tunisie, à l’aide d’une application d’astronomie en réalité augmentée pointant vers la ville de Sousse, je prenais également quotidiennement une photo de l’horizon céleste. Formant au fur et à mesure une carte astronomique de ma marche. Donc, c’est en même temps que ma ligne d’HorI-zons se dessine, que ma carte astronomique se déplie. Créant ainsi un territoire impalpable articulant mes propres temporalités avec la voûte céleste. C’est une «timeline» de coupures spatio-temporelles dans la continuité du réel. Donc, en définitive, je conçois l’acte photographique non pas comme un arrêt dans le temps, mais plutôt comme une inscription temporelle et visuelle dans le mouvement.

Lors de votre marche, vous vous insérez dans deux territoires : réel et virtuel. Quel lien essayez-vous de développer ?

La performance marchée «Hor-I-zons», a été conçue, comme un écosystème mouvant. En marchant, pieds, yeux et pensées finissent par se «tresser» avec le chemin et les paysages traversés. Mettant ainsi en adéquation cadence et «défilé du monde». Un lien intime entre locomotion et perception émerge. En effet, c’est en même temps que j’avance vers l’horizon que celui-ci se déplie en moi. C’est du rythme éprouvé. Par ailleurs, à travers des applications connectées, le corps en mouvement avance avec ses virtualités en générant des données multiples et variées : traces GPS, nombre de pas, allure, rythme cardiaque, données cartographiques et statistiques… Cet «électrocardiogramme» de la marche est du rythme mesuré. L’agencement du rythme éprouvé et du rythme mesuré forme ce qu’on pourrait appeler le ductus de la marche-2. Il est simultanément lecture de l’espace et écriture du temps. Ainsi, en mettant un pied devant l’autre, je lis la «ligne d’horizon» et j’écris mon «trait d’union». Cette marche est une articulation entre un lien symbolique, et une liaison affective et effective. «Hor-I-zons», a été aussi pensé comme un agencement spatio-temporel. Il y a le tempo du marcheur cheminant vers sa destination par le moyen de déplacement le plus long. Le temps de sa trace GPS générée et projetée en direct à la vitesse de la  lumière. Enfin, il y a les temporalités des cartes postales envoyées quotidiennement et transférées à des vitesses et par des moyens multiples et variés. Le tout formant un tressage de traces hétérogènes en mouvement. C’est une œuvre intermédiale dans laquelle traces photographiques, indices numériques et données statistiques dialoguent pour former un «paysage mental», trace ultime de cette performance marchée. 


1-Comme l’écrit James Gibson, lorsqu’il pose les fondements de sa psychologie écologique dans «Approche écologique de la perception visuelle» (1979).      

2-J’appelle ductus de la marche : d’une part, le mouvement du marcheur qui est constitué d’une trace visible et tangible— l’appui et l’empreinte laissée par le pied—et d’une trace invisible—la foulée, c’est-à-dire la distance couverte entre chaque appui du pied—(l’écriture). D’autre part, la perception du marcheur, sa cadence et le défilé du monde (la lecture).       

 

Manel Romdhani (1993) est une jeune artiste et critique d’art tunisienne. Elle vit et étudie entre la Tunisie et le Liban. Elle a participé à des expositions collectives entre Alger, Barcelone et la Tunisie.

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