Kairouan: La nuit, toutes les vaches sont noires…   

« Quels sont les murs sur lesquels nous butons, les impasses réelles, trop réelles, dans lesquelles nous nous sommes fourvoyés ? », se serait, encore une fois, demandé l’illustre penseur universel Abdelwahab Bouhdiba, s’il était encore parmi nous.

Ces mots du grand sociologue originaire de Kairouan renvoient, aujourd’hui, à l’image tragique d’une société enfermée dans une cruelle impasse.

À Kairouan, le ver est dans le fruit. L’odeur de la mort est partout. L’état du cimetière mime celui de la ville et rappelle, par ricochet, que toutes les existences humaines sont menacées par l’oubli.

Dans « la ville sainte » et ses délégations où les mausolées se comptent par dizaines et les hôpitaux, déjà peu fonctionnels, sur les doigts de la main, un invisible virus a rendu visibles les tragédies.

Là-bas, les populations écumantes de colère se mettaient et se mettent encore plus aujourd’hui à croire n’importe quoi et n’importe qui. Pour la plupart des Kairouanais, citadins comme ruraux, le fond de l’air est rouge. Pour ces populations qui tentent de comprendre ce qui leur arrive, mais qui se trouvent privées des moyens d’y parvenir, cette région de près de 650 mille habitants est la victime d’une politique impétueuse et stérile.

Loin de planter les banderilles dans l’échine des gouvernements successifs depuis 2011, Kairouan, cette région longtemps marginalisée, continue à être le trou noir du développement régional. Ces habitants révoltés contre l’inertie des politiques en exercice ont, tout comme bon nombre de Tunisiens, raison de crier à l’injustice, à l’improvisation, à l’égoïsme, à l’ego surdimensionné, à l’outrecuidance, à la sottise et à l’inefficacité de politiciens et gouvernants qui naviguent sans boussole aucune.

Ces Tunisiens mal nantis ont également raison de se révolter contre une pauvreté extrême (29,3%), un taux de chômage de près de 20%, un analphabétisme élevé (35%), un abandon scolaire qui intrigue et inquiète (33,89%), suicides et viols à répétition, l’absence de toute activité culturelle (mise à part le printemps des arts organisé une fois par an).

École publique, infrastructures sanitaires, investissement, services administratifs, le tableau est sombre à Kairouan. Cela n’a pas bougé d’un iota, des décennies durant. Pourtant, les responsables et acteurs locaux ont toujours cherché à courtiser les puissants. Et les gouvernants se sont contentés d’observer non sans indifférence la misère d’une ville, privilégiant des préoccupations dérisoires. 

Une chose est sûre aujourd’hui : les gouvernants, anciens et nouveaux, ont échoué à élever cette ville au passé glorieux, au rang qu’elle mérite.

Cela ne doit, néanmoins, pas être l’arbre qui cache la forêt. Et la question à adresser aux gens de la région est la suivante : « Qu’avez-vous fait, vous autres Kairouanais, pour servir votre ville ?» 

La réponse est bien connue : les vétérans du tourisme, notamment les familles Miled, Fourati et Khechine ont concentré leurs investissements dans les zones côtières, ignorant leur ville d’origine. Ceux qui ont réussi à avoir des têtes bien faites finissent par s’installer dans les grandes métropoles quand ils n’optent pas pour l’émigration. Ceux qui réussissent à se faire une place dans les hautes sphères politiques et culturelles se comportent en parvenus oublieux de leurs racines.

À Kairouan, cette ville qui a enfanté Abdelwahab Bouhdiba, Fatma Fehria, Jaafar Majed, Ibn Rachiq, Ibn Al-Jazzar, Ali Houssari et autres sommités de la pensée humaine, apothicaires et autres derviches prennent souvent aujourd’hui le dessus sur les enseignants, les poètes, les peintres, les historiens et autres intellectuels.

À Kairouan, ville qui a autrefois inspiré Paul Klee, Wassily Kandinsky, André Gide et Guy de Maupassant entre autres, règnent aujourd’hui et depuis des décennies dogmatisme religieux et autres comportements sectaires.

Cette ville où règnent, par les temps qui courent, le chacun pour soi et la loi du plus fort est soumise à son environnement qui l’infléchit quand il ne la bloque pas.

Dix années durant ou presque, a-t-on déjà dénoncé, ne serait-ce qu’une fois, une opération de délinquance électorale organisée à Kairouan ? Les responsables et gouvernants locaux ont-ils déjà eu, ne serait-ce qu’une fois, l’aptitude, la force et le courage d’analyser et d’expliquer ce qui n’allait pas dans leurs communes, à des décideurs plus soucieux d’approbation sans réserve que de mise en évidence critique de la réalité ?

À l’image d’un pays qui va mal, à Kairouan la tradition est perdue et la modernité est inaccessible. Dans le paroxysme de la violence, la société s’est révélée à elle-même.

Aujourd’hui, et ici même, de Tunis à Kairouan, renversez Roma, vous obtenez Amor. Cela s’appelle un palindrome. Mais l’image est ici beaucoup moins poétique que tragique.

La nuit, toutes les vaches sont noires, disait-on.

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