Mohamed Salah Fliss, écrivain, à La Presse: «Soixante ans après, Bizerte la guerre oubliée»

Militant de gauche dans sa jeunesse, écrivain engagé et traducteur du premier roman de Gilbert Naccache, Cristal, Mohamed Salah Fliss est né en 1946 à Bizerte. Pour avoir vécu la bataille de Bizerte et y avoir perdu un frère âgé de 13 ans, il accumule un savoir considérable et un trésor de témoignages sur ces quatre jours sanglants, du 19  au 22 juillet 1961. Soixante ans déjà et une bataille occultée au profit du 15 octobre 1963, date de l’évacuation des troupes françaises du sol tunisien.

Quelles sont les raisons du déclenchement de la bataille de Bizerte ?

Le problème de Bizerte s’est immiscé dans l’espace public et dans l’intérêt des dirigeants politiques de l’époque et notamment de Bourguiba subitement pour plusieurs facteurs. La première raison est d’ordre économique et social. La France nous a soutenus depuis 1956, sur le plan économique, sécuritaire et militaire notamment. Mais voilà que la France suspend sa participation à l’aide de la Tunisie en conditionnant la continuité de cette action à la maîtrise du déplacement de l’armée nationale algérienne stationnant sur le territoire tunisien. Cette condition était impossible à accepter du côté tunisien, au vu de la nécessaire solidarité envers nos voisins, qui étaient encore en guerre avec les Français. Une solidarité à laquelle tenaient plusieurs dirigeants du Bureau politique du Néo-Destour. En plus du fait que les Algériens ont été toujours présents en Tunisie. Depuis 1830, beaucoup ont quitté leurs terres et leurs maisons pour venir s’installer dans notre pays. D’autre part, la Tunisie nouvellement indépendante n’avait pas les moyens logistiques pour canaliser les déplacements des militants algériens sur son sol. Deuxième facteur : le différend Bourguiba/Salah Ben Youssef a pris une autre dimension au début des années 60. Réfugié en Egypte, Ben Youssef a fait son nid au sein de la vie politique égyptienne et dans l’univers des pays non alignés. Ce qui n’arrangeait pas les affaires du trio Bourguiba, Taïeb Mhiri et Behi Ladgham et inquiétait outre mesure le pouvoir tunisien. Après son entrevue en Suisse avec Ben Youssef en mars 61, rencontre qui s’est très mal passée, Bourguiba s’est rendu compte que son rival était décidé à aller de l’avant dans ses thèses. Des thèses qui trouvaient dans l’establishment algérien beaucoup d’échos. Bourguiba avait à ce moment-là en tête le nécessaire arrangement avec les nouveaux dirigeants de l’Algérie en cas d’indépendance. En se faisant le chantre de la décolonisation, il cherchait avec cette guerre-là à détrôner son rival auprès du pouvoir algérien en construction. Troisième facteur : à partir des années 60, commençaient à apparaître chez le général de Gaulle les signes d’un fléchissement vis-à-vis de la problématique algérienne. Et son fameux «Françaises, Français, je vous ai compris» voulait dire, entre autres, que la ligne de conduite à venir ne sera pas forcément colonialiste. Bourguiba, partisan de la négociation sur le long terme et de la politique des étapes, s’est transformé en quelques semaines en un homme pressé. Il veut arracher à la France un engagement de quitter Bizerte et le sud du pays. Tous ces facteurs ont montré que Bizerte était devenue un enjeu visible, une nouvelle carte de négociations entre les Français et les Tunisiens. Mais de Gaulle, avec sa double casquette de militaire et de politique, n’était pas prêt pour faire des concessions : il n’était pas question pour lui de céder l’Algérie et Bizerte d’un seul coup, ni de perdre la face devant ses généraux. Résultat, de Gaulle refuse le 27 février 61, au cours des négociations de Rambouillet en France avec Bourguiba, d’avancer une date précise d’évacuation de Bizerte. Les années 60 coïncidant tant avec la fin des grandes réformes de l’Etat national et un début de scepticisme par rapport aux choix économiques et sociaux du président de la République, qu’avec l’apogée de la propagande nassérienne, il fallait à Bourguiba la réalisation d’un « grand coup » pour créer un autre équilibre. La bataille de Bizerte s’inscrit donc dans un contexte beaucoup plus large que l’exigence de départ des troupes françaises d’une ville tunisienne encore sous la coupe des forces armées étrangères.

Des milliers de Tunisiens ont affronté les canons de la troisième puissance militaire pendant les quatre jours de guerre. Même  si les chiffres réels restent inconnus, on parle de centaines, voire de milliers de martyrs tombés entre le 19 et le 22 juillet 61. Bourguiba s’attendait-il à une telle boucherie ?

-Je ne pense pas. Le 14 février 61, Bourguiba convoque Taieb Mhiri, alors ministre de l’Intérieur, et Béhi Ladgham, ministre de la Défense, qui viennent accompagnés de leurs proches collaborateurs. Bourguiba leur dit : « Préparez-vous. Quelle que soit la situation, nous allons rentrer dans un cycle armé ». Or les négociations de Rambouillet, qui ont duré plus de cinq heures et n’ont d’ailleurs pas donné lieu à un PV, se sont passées 14 jours après. De cet échange, chacun des deux présidents a donné sa version. On ne sait pas qui ment et qui dit la vérité des deux. Bourguiba donnait l’impression, avant même de rencontrer de Gaulle, de savoir la réponse négative du Général à sa requête. A mon sens, Bourguiba ne s’attendait pas à une telle boucherie, même s’il a déclaré dans ses discours de l’époque : «J’ai besoin d’un peu de sang». Un motif qu’il utiliserait dans sa propagande anti-française à l’échelle de l’ONU, du Conseil de sécurité…Il était incapable de deviner la mesure de l’attitude que prendrait le Général de Gaulle. Or en recevant le troisième et dernier émissaire de Bourguiba, son chef de cabinet Abdallah Farhat, de Gaulle lui avait déclaré : «Si vous nous forcez la main, dites à Bourguiba que nous riposterons». Logiquement, on aurait dû prendre cette menace en ligne de compte. On ne l’a pas fait. Je pense que Bourguiba s’est trompé d’analyse. Il ne pensait pas que de Gaulle allait réagir de la sorte. Or le Général a déclenché une véritable guerre  appelant en renfort d’Algérie des parachutistes, ramenant ses porte-avions et mobilisant à la fois l’armée de terre, celle de mer et celle de l’air contre la jeune armée tunisienne, peu expérimentée et nullement préparée. Comme si la confrontation sur le terrain allait se dérouler entre deux forces égales. En quelques heures, les Français ont quadrillé la ville coloniale, isolé la ville arabe et libéré les accès à leurs casernes dans le grand Bizerte, à savoir Bizerte, Menzel Bourguiba, Menzel Temime et Menzel Abderrahmane, là où se trouvent leurs installations militaires de valeur. Un véritable carnage s’en est suivi, dont a été victime la population locale.

Selon les documents on évalue le nombre de martyrs de la bataille de Bizerte  entre 800 et 5.000 contre 27 soldats français tués. Quelle est votre estimation du nombre de Tunisiens tombés au cours de ces quatre journées ? 

Le nombre de soldats français tués est bien réel, car l’armée française était à même de ramasser les corps de ses compatriotes au fur et à mesure que le conflit avançait. Par contre, pour les Tunisiens, les chiffres restent toujours flous. Il faut savoir que le Parti socialiste destourien a fait appel à des dizaines de milliers de volontaires de la Tunisie entière pour aller faire pression sur les troupes françaises stationnées à Bizerte et montrer que la revendication de l’évacuation n’était pas limitée à la direction politique du pays mais avait une dimension populaire. Ces gens-là, venus pour renforcer les rangs des manifestants, notamment lors de la journée du mercredi 19 juillet 1961, étaient pour leur plupart très mal encadrés, incapables de manipuler les armes. Ils font peu de poids face aux paras qui s’emparent de nouvelles positions dans Bizerte et sa région. Les nombreux décès ont touché ces franges-là. Les blessés ont été transportés vers trois grands hôpitaux de Tunis. Le 22 juillet à minuit le Conseil de sécurité  décrète le cessez-le feu. Le lendemain, dimanche 23 juillet, les gens sont sortis de chez eux pour chercher des vivres. J’avais 14 ans à l’époque, je me rappelle que dans la rue avec mon père on faisait très attention pour ne pas marcher sur les corps tombés dans le périmètre de la ville arabe située aux confins de la ville coloniale. C’était le plein été et la rue empestait les odeurs nauséabondes des cadavres en pleine décomposition. Les adultes de notre quartier nous ont demandé, nous autres jeunes, de les aider à ramasser les corps, à les charger sur des charrettes pour les ramener au cimetière où il y a eu simplement création de très grandes tranchées pour enterrer les cadavres. Le Croissant-Rouge et les instances internationales humanitaires ont estimé le nombre de décès à 5000. Mohamed Masmoudi, qui partait à la tête d’une délégation en Chine pour sensibiliser ce pays à la cause tunisienne alors que Bizerte était encore assaillie, parlait de 1.000 décès. La bataille était encore toute fraîche. Après quelques années, en 1976, le PSD publie un livre sur les martyrs de la Tunisie de 1881 à 1961. Il y dénombre 700 morts à Bizerte. Ce qui est impossible à défendre. Justement, ce 60e anniversaire pose cette question-là : pourquoi n’a-t-on pas été capable après tout ce temps de compter nos morts tombés à Bizerte ?

Mais Bourguiba n’a-t-il pas réussi à transformer un échec militaire en une victoire politique en devenant le chantre de la lutte contre la colonisation, un fait qui l’a rapproché de Ben Bella, de Nasser et «légitimé» en fin de parcours son assassinat du leader Salah Ben Youssef ?

L’assassinat de Salah Ben Youssef le 12 août 1961 alors que Bizerte n’a pas fini de ressasser son drame, de pleurer ses morts et de panser ses plaies était non seulement un crime d’Etat abominable, une manière de résoudre les différends politiques par les armes, mais il était en plus un acte anachronique. Un acte doublement condamnable. D’autre part, est-ce que Bourguiba a vraiment réussi à attirer sur lui la sympathie de Nasser et de Ben Bella ? Je n’en suis pas sûr. Certes, les deux leaders sont venus à Bizerte en 1963. Or en 1964 on a rompu les relations diplomatiques avec l’Egypte. Est-ce que Bourguiba est sorti de son isolement arabe après l’assassinat de Ben Youssef ? Non. Puisqu’en 1965 à Ariha, Bourguiba, lors de sa tournée moyen-orientale, a été hué et insulté par les foules arabes. A tort certes. Car ces manifestants étaient sous la coupe de la propagande nassérienne. On n’a rien gagné à mon avis sur le plan diplomatique. Lorsque Dag Hammarskjöld, secrétaire général des Nations unies, se rend à Bizerte le 24 juillet 61 à l’invitation de Bourguiba, il est horriblement malmené par les parachutistes français. Les soldats fouillent le coffre de sa voiture à l’entrée de la ville en état de siège et l’amiral Amman refuse de le recevoir. Vous voyez à quel point l’armée française était d’une arrogance indescriptible y compris envers les grands de ce monde. Qu’est-ce qu’on a gagné ? Les Américains ne se sont pas opposés à la France et le général de Gaulle a quitté Bizerte quand il l’a voulu lui, après la fin de la colonisation algérienne et lorsqu’il a fini les essais de sa bombe atomique. Car Bizerte à partir d’un certain moment était devenue un fardeau budgétaire pour l’armée française.

Pensez-vous que la France devrait s’excuser auprès de la Tunisie pour avoir frappé vite et fort, selon les ordres de de Gaulle à son amiral Amman, chef des troupes stationnées à Bizerte en juillet 1961 ?

Lors de la signature des conventions d’indépendance, en mars 1956, on aurait dû consacrer plusieurs  clauses pour déterminer quel sort sera réservé à Bizerte. L’indépendance du pays n’était pas totale en ce 20 mars 1956 tant que le sud du pays et Bizerte étaient encore sous l’occupation française. Il est aujourd’hui de bon aloi de se poser la question pourquoi l’Etat national n’a pas demandé des comptes à la France qui est restée beaucoup plus qu’il n’en faut à Bizerte par rapport à la date de l’indépendance. La France qui nous a écrasés sur notre propre sol, détruisant toutes les infrastructures et tous les équilibres économiques, sociaux et vitaux de la ville. Vous savez, il y a des gens qui le 23 juillet, au moment du cessez-le feu ont quitté leurs maisons de peur d’être tués ou agressés par les parachutistes venus d’Algérie et qui régnaient sur la ville. Quand ils sont revenus après quelques semaines, ils ont trouvé leurs maisons pillées, saccagées. Je dispose même des témoignages de Français, des enseignants, qui étaient partis chez eux en France en juin à la fin de l’année scolaire. Ils ont eux aussi trouvé à leur retour en Tunisie les maisons de fonction, qu’ils occupaient, complètement vandalisées par les parachutistes.

A force de célébrer l’évacuation de Bizerte de toutes les troupes françaises le 15 octobre 1963, a-t-on réussi par occulter de la mémoire locale et nationale ce terrible événement et ce pendant 60 ans ?

C’est le point nodal de mon intérêt pour cette question. La guerre de Bizerte a été depuis son existence une affaire qui a été traitée par l’oubli du côté national. Aucune raison ne justifie de continuer à occulter cette guerre qui avait un aspect héroïque pour les Tunisiens. Aujourd’hui, rares sont ceux et celles qui connaissent la différence entre les deux dates du 19 au 22 juillet 1961 et le 15 octobre 1963. La première est la durée d’une guerre où toutes les armes et toutes les troupes  ont répondu présent à la devise de guerre du général de gaulle et son amiral chef des troupes stationnées à Bizerte, l’amiral Amman, frappez vite et fort. Pourtant des éléments de l’armée nationale, tels Mohamed Bejaoui, Mohamed Laziz Tej, Said Kateb ont été d’un engagement et d’un patriotisme exemplaires au cours de la bataille. L’armée tunisienne a fait ce qu’elle pouvait, dans les limites de ses moyens et de ses connaissances. Elle a résisté comme elle a pu. Elle n’a pas baissé les bras, à aucun moment. La Garde nationale également s’est fait remarquer par son courage et sa détermination. La mémoire nationale commémore depuis 1958  chaque année les événements de Sakiet Sidi Youssef. Or, les morts tombés à Sakiet Sidi Youssef ne sont pas plus valeureux que ceux de Bizerte. Il n’y a pas de raison de laisser une bataille de cette ampleur gagnée par l’oubli. Parce qu’une direction politique ne pouvait pas assumer les conséquences et les résultats de cet événement sanglant. Il s’agit d’une partie de notre mémoire incrustée dans chaque famille dont les aînés ont vécu la guerre et qui ont raconté à leurs descendants ses péripéties. Rien ne peut justifier que l’espace public officiel ou que la mémoire écrite officielle ne s’alignent pas sur la mémoire populaire.

L’IVD demande des comptes à la France

« Des actes de violations massives de droits humains ont été commis par l’armée française durant la période de mars 1956 à juillet 1961 et ont produit plus de 7.000 victimes tunisiennes », estime l’Instance vérité et dignité de Tunisie (IVD), dans un mémorandum adressé au Président de la République française, le 16 juillet 2019. Une évaluation fondée sur ses investigations, des témoignages de survivants de la guerre de libération nationale et des documents d’archives. La Commission vérité a reçu 5.052 plaintes, dont trois collectives, relatives à des violations survenues lors de la décolonisation. 650 font suite à la bataille de Bizerte, en 1961 ; le reste se répartit entre Sakiet Sidi Youssef, Gafsa, Tataouine, les montagnes du sud-est et du sud-ouest, et d’autres sites où des affrontements avec des guérillas alliées à Ben Youssef, opposant à Bourguiba, ont eu lieu avec l’armée française après l’indépendance. « L’affrontement franco-tunisien qui a secoué la ville de Bizerte entre le 19 et le 23 juillet 1961, appelé improprement la « Bataille de Bizerte», est en réalité un affrontement disproportionné entre la troisième force militaire au monde, la France, et un petit pays qui vient de recouvrer son indépendance depuis cinq ans et dont l’armée était en cours de constitution, formée d’un seul groupe d’artillerie dont disposait l’armée de terre (et qui a été détruit dès le déclenchement des tirs), quelques bataillons d’infanterie inexpérimentés », cite le mémorandum. Pour toutes ces exactions, la Commission vérité exige de la France une reconnaissance des faits, la présentation d’excuses officielles, le versement de compensations aux victimes individuelles, aux régions victimes ainsi qu’à l’État tunisien, la restitution des archives tunisiennes de 1881 à 1963 et l’annulation de la dette bilatérale de la Tunisie, « étant donné qu’il s’agit d’une dette illégitime ». Le mémorandum ajoute que « l’estimation des préjudices devra être évaluée dans le cadre d’une commission qui sera créée à cet effet ».

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