Mohsen Marzouk, homme politique, à La Presse : «Les Tunisiens ont le droit de choisir leur régime politique»

On le surnommait «le pressé». Il semblerait qu’il se soit assagi depuis. A la tête de Machrou Tounès, un mouvement qui n’a pas réussi à se positionner sur l’échiquier politique, Mohsen Marzouk reste, malgré tout, un leader politique en vue. Il nous révèle, à l’occasion de cet entretien, qu’il est en négociation avec d’autres partis en vue de fusionner et créer une grande formation sociale-démocrate. Après l’annonce de mesures exceptionnelles par le Président de la République, il pense que ce dernier devra, dans l’immédiat, nommer un chef de gouvernement fort, compétent et persuasif.

Quelles sont les priorités dans l’immédiat et à moyen terme, pendant que le pays est confronté à une triple crise,  économique, sanitaire et politique ?

Il faudra mener de front plusieurs processus. Cette étape, dite  exceptionnelle, devra être limitée dans le temps. Et au sein de cette étape, des démarches doivent être entreprises pour aboutir à la mise en forme d’une feuille de route.

Lorsque vous évoquez cette étape exceptionnelle, vous visez les 30 jours fixés par le Président de la République ?

Pas nécessairement. 30 jours, c’est court. On pourrait raisonnablement penser  à trois ou quatre mois. Une période qui devra néanmoins être inscrite dans une dimension provisoire et déboucher sur une vision claire et définie, répartie en axes, et prendre soin de l’annoncer publiquement. Vient en tête de liste l’axe judiciaire. Les pratiques illicites qui englobent la corruption, les financements occultes, le blanchiment d’argent, l’évasion fiscale, toutes ces affaires doivent être portées devant la justice. Des instructions judiciaires doivent être ouvertes, les coupables devraient répondre de leurs actes.  Je parle des personnes, des agents et cadres de l’administration, ceux du secteur privé, les associations, etc. C’est un système où des magistrats, des médias et des hommes politiques sont impliqués. Moi-même, je me mets à la disposition de la justice. Tout homme politique devrait en faire autant lorsque le Président a levé l’immunité parlementaire. Des députés sont présumés tremper dans des affaires louches, ceux-ci doivent être jugés. Dans ce même volet, un épineux dossier de la justice transitionnelle, qui a totalement été dévoyée de son processus, doit être ouvert.

D’après vous, une commission serait appelée à plancher sur ces affaires politico-judiciaires, ou bien la justice ordinaire ?

Le Président a rencontré des magistrats qui lui ont clairement signifié l’extrême nécessité de préserver l’indépendance de la justice. Par conséquent, il ne peut présider le ministère public, comme il l’avait annoncé précédemment. Ce que peut faire en revanche le Chef de l’Etat, c’est de rassurer les magistrats et tous les intervenants du système judiciaire qu’ils sont désormais à l’abri des pressions, chantages et autres menaces qui les avaient visés par le passé et empêchés de s’acquitter de leurs lourdes missions. De notoriété publique, certains magistrats commencent à bouger, parce qu’ils ne se sentent plus menacés. Sachant que la justice elle-même requiert une profonde réforme.

Il est toutefois impossible, voire dangereux et inefficace, d’ouvrir plusieurs chantiers à la fois. Le deuxième axe, à mon avis, comprend à son tour deux aspects; la santé et l’économie. La Tunisie subit depuis des mois une vague pandémique virulente qui a brassé des milliers de vie et continue à sévir, pendant que le pays est presque en faillite. Il faut donc nommer un chef de gouvernement d’envergure, ayant une forte personnalité, ayant fait une brillante carrière dans l’économie et la finance, qui sera appuyé par une équipe composée, elle aussi, de hautes compétences. Des ministres qui ne sont ni politisés ni étiquettés idéologiquement. Dans ce gouvernement restreint, tous doivent s’engager à ne pas se présenter aux futures élections.

Ne serait-ce pas un élément dissuasif ? Des personnes compétentes peuvent avoir légitimement des ambitions politiques. Pourquoi les empêcher de se présenter aux prochaines élections ?

Ces ministres seraient tôt ou tard tentés de faire prévaloir leurs propres ambitions au détriment de l’intérêt public. Nous avons eu le loisir de le constater dix années durant. Le seul gouvernement qui a pu travailler dans la sérénité est celui de Mehdi Jomâa dont les membres étaient soumis à la condition de ne pas participer aux élections qui allaient survenir justement. Sinon ils pourraient être tentés de comploter même contre ceux qui les ont nommés. Combien de présidents avaient été exposés à ce genre de situations. Hichem Mechichi nommé par Kaïs Saïed s’en est allé sceller des alliances contre lui. Même scénario pour Béji Caïd Essebsi et Youssef Chahed.

Pour rappel, c’est Béji Caïd Essebsi, en nommant Habib Essid, non issu du parti vainqueur, Nida Tounès, et ne disposant pas de socle parlementaire, qui avait instauré cet usage repris depuis.

Ce que nous revendiquons aujourd’hui, justement, c’est de nommer un chef de gouvernement fort, qui saura parler aux Tunisiens, les convaincre, qui connaît sa mission et sa durée. Nous avons évoqué l’axe économique et judiciaire. Reste l’axe politique qui doit être traité hors de l’exécutif.

Matériellement, comment cela pourrait-il se faire ?

Nommer un gouvernement retreint composé d’un Chef de gouvernement et de ministres compétents. Je ne veux pas donner de noms. Mais les gens compétents, nous savons tous comment ils travaillent.  Ils n’acceptent une mission que lorsqu’ils ont des garanties de travailler librement, dans le respect et à l’abri des pressions et manœuvres des uns et des autres. Reste l’axe politique par lequel ce gouvernement ne sera pas concerné donc. Des amendements importants sont à apporter aux lois portant organisation des partis politiques,  des associations, des instituts de sondage, de l’instance électorale. Nous nous dirigeons, il semblerait, vers l’organisation d’un référendum. Les Tunisiens sortis manifester le 25 juillet ont le droit de choisir leur régime politique. Cela va de soi, il faudra organiser des élections législatives et présidentielles anticipées.

Les groupes de travail chargés de mettre en œuvre une feuille de route et de travailler sur l’axe politique, amender le système politique, organiser le référendum et par là même des élections anticipées, qui sont leurs membres et quelle serait leur légitimité ?

Le Président de la République est en mesure de répondre à cette question. De toute façon après ce qui s’est passé, des instructions judiciaires sont diligentées. Le dernier avis revient donc au Président de la République qui dispose du pouvoir décisionnaire. Je propose, pour ma part, que les organisations nationales forment une commission consultative chargée de suivre ce processus, avec l’aide d’experts et de personnalités indépendantes et respectées. Le Président de la République supervise le tout.

Notre classe politique n’est pas spécialement connue pour son respect des délais. La Constituante, qui a largement outrepassé les délais qui lui étaient impartis, n’est qu’un exemple parmi d’autres. Comment faire, si cette période transitoire s’éternise avec les conséquences désastreuses que l’on peut supposer sur le pays ?

Evidemment, la feuille de route, qui est un ensemble d’événements fixés par un calendrier, devrait être modélisée en trois temps:   court, moyen et long termes. Dans la période que nous vivons, il y a deux modes:  nommer dans l’immédiat un gouvernement, ensuite se consacrer aux amendements de la constitution et des lois, à l’organisation des élections et au passage de la IIe à la IIIe République.

Le gel du Parlement sera-t-il maintenu par conséquent. L’Assemblée est-elle dissoute de facto ?

Pour ce qui est du parlement, nous ne pouvons ignorer le processus judiciaire qui s’est enclenché et qui aura un impact certain sur la configuration de la Chambre législative.  A mon avis, le Parlement ne reprendra ses activités que lorsqu’une feuille de route sera approuvée par toutes les parties prenantes. En tout état de cause, il serait préférable de commencer par former un gouvernement réduit pour diriger le pays. Il faut savoir que le monde entier nous observe. Lorsque les partisans de Trump avaient attaqué le Congrès, le monde entier a condamné cet assaut. Les Etats-Unis, première puissance à l’échelle planétaire, ont été visés par des critiques du monde entier. Nous faisons partie d’un ensemble. Les choix à faire doivent être pragmatiques et s’appuyer sur une bonne lecture des rapports de force et de nos capacités à négocier. Nous dépendons de l’aide internationale. Il ne faut pas l’oublier. C’est pourquoi, il faut nommer des personnalités d’envergure en mesure d’élaborer rapidement un plan de sauvetage du pays. Autre aspect auquel nos partenaires accordent un intérêt particulier, le respect des libertés publiques. Les bavures comme celle d’empêcher pour un moment l’avocate, ancienne députée et militante des droits de l’homme Bochra Bel Haj Hmida d’embarquer renvoie de très mauvais signaux à la communauté internationale.

Une partie des Tunisiens, peut être la majorité, qui soutient le Président, si l’on s’appuie sur les derniers sondages, a signifié son rejet total d’un éventuel dialogue national, notamment avec le parti Ennahdha. La peur réside dans le fait que Kaïs Saïed ne cède aux pressions locales et internationales pour trouver une porte de sortie, notamment à certains responsables qui seraient coupables de malversations ?

Ce dialogue national proposé par les dirigeants du parti Ennahdha, notamment, me laisse perplexe. Ils se contredisent. D’un côté, ils accusent le Président d’être un putschiste, et de l’autre, ils veulent se mettre autour d’une table et négocier avec lui.

A mon avis, il n’est plus possible de parler de dialogue national dans sa forme classique pratiquée ces dernières années. C’est pourquoi j’ai soumis la proposition d’impliquer les organisations nationales. Le format du dialogue national tel que nous le connaissons est dépassé et inefficace, voire dangereux, parce qu’il ouvre la voie aux lobbys pour s’immiscer et noyauter le processus, comme nous l’avons vu par le passé. Gérer les affaires d’un Etat ne se fait pas par le biais d’un dialogue national. Pour ce qui est de la pression internationale, avec le peu d’expérience dont je dispose, je dois dire que leurs communiqués restent majoritairement modérés. Ils disent souhaiter voir le processus démocratique se poursuivre, que la Tunisie reste stable et que les droits et libertés sont respectés.

Les Américains, à titre d’exemple, ont annoncé procéder à une lecture juridique des événements survenus depuis le 25 juillet. Si l’on traduit ces propos diplomatiquement, nos partenaires internationaux nous donnent un laps de temps pour voir ce que nous allons en faire. La formation d’un gouvernement restreint et compétent devient une exigence. Encore une fois, il faut éviter de nommer des personnes sur la base de la loyauté. Une adhésion populaire la plus large possible est requise. La communauté internationale saura alors que les décisions sont prises dans un climat de réconciliation nationale.

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