Sfax d’antan : « La charmoula de l’Aïd El Fitr »

Jadis, il était de coutume que la célébration de clôture de la déclamation collective du Coran se tenait à la mosquée Sidi Belhassen, la nuit du 25 ramadan, tandis que la même fête avait lieu à Sidi Ali Karray, la nuit du 27, et celle de la Grande mosquée la nuit du 29 du mois. Comme ces fêtes se caractérisaient par des rituels spécifiques et une ambiance toute particulière, elles enregistraient une assistance touffue et même la présence de certains responsables… Il faut dire que les femmes n’assistaient pas à ces fêtes, à l’exception de celles qui se tenaient à Sidi Belhassen, la nuit du 25 ramadan. Est-il besoin de préciser qu’elles n’étaient pas autorisées à pénétrer à l’intérieur de la mosquée mais qu’elles avaient le droit de regarder du haut de la terrasse, accessible par les escaliers de la maison de Sidi Belhassen qui lui est attenante. Comme le patio de la mosquée où se tenait la célébration de la clôture de la déclamation du Coran était recouvert d’une bâche, les spectatrices regardaient très discrètement par en-dessous. On racontait à ce propos l’histoire d’une femme à qui son mari avait défendu d’aller voir le spectacle, alors qu’il s’est permis de s’y rendre. Une fois rentré chez lui, il demanda, sur un ton réprobateur, à sa femme si elle lui avait désobéi et quitté la maison à son insu, ce qu’elle nia formellement. Il jura alors ses grands dieux qu’il l’avait bien aperçue parmi les autres femmes et qu’il l’avait repérée grâce à son regard. Comme elle protestait toujours de sa véracité, il la somma d’aller le jurer en face de la fenêtre d’« El Khammoussi », pour le prendre à témoin. Comme elle fut terrifiée à l’idée de mentir et de subir les foudres du vénérable marabout, elle implora son pardon à chaudes larmes mais ne réussit pas à l’apitoyer et elle fut implacablement répudiée et raccompagnée chez ses parents.

Le poisson salé et la charmoula
Déguster le plat mixte charmoula-poisson salé le jour de l’Aïd El Fitr est une tradition bien ancrée dans la société sfaxienne, et qui perdure. D’aucuns se posent des questions autour de l’origine de cette tradition. Ayant cherché personnellement à le savoir, j’ai obtenu cette réponse que je soumets à votre jugement. L’histoire qui m’a été racontée est la suivante : Jadis, les pêcheurs sfaxiens avaient, un jour, fait une prise abondante dont seule une petite partie fut écoulée sur le marché.
Afin de conserver les grandes quantités qu’il leur restait sur les bras, ils ouvrirent les poissons, les entaillèrent et bourrèrent les entailles avec du sel avant de les stocker. Plus tard, ils firent cuire quelques poissons mais en les mangeant ils furent pris de malaise, indisposition qu’ils attribuèrent à la consommation de poisson salé. C’est alors qu’ils eurent l’idée de cuisiner des raisins secs et de les manger en guise de remède. En associant la consommation de poisson salé et de raisin sec cuit, ils ont apprécié la recette et la répandirent auprès des habitants qui, testant à leur tour ce mélange insolite, le trouvèrent délicieux et en firent un plat dégusté pendant l’Aïd El Fitr.
Deuxième version: on raconte aussi que le traditionnel plat de poisson salé avait été importé d’Alexandrie et introduit par des commerçants sfaxiens qui faisaient du négoce avec leurs homologues égyptiens.

Le pain de l’Aïd
Sfax est réputée pour le pain de l’Aïd dans sa forme et sa grande dimension actuelles. La question est de savoir d’où vient cette tradition qui perdure encore auprès de la majorité des familles sfaxiennes et de nombreux boulangers qui continuent de le fabriquer, mais qui est quand même abandonnée par quelques familles et quelques boulangers.
J’ai posé la question à ce sujet au défunt éducateur, Cheikh Ali Kaddour, qui me donna les deux explications que voici: première explication: les familles sfaxiennes d’antan préparaient la pâte et l’emmenaient à la boulangerie pour la cuisson. Par précaution, et pour ne pas en manquer car les boulangers prenaient un assez long congé à l’occasion de cette fête religieuse, le pain fabriqué à l’occasion de l’Aïd était plus volumineux et plus pesant que de coutume. C’est ainsi que ce pain a gardé les mêmes caractéristiques même si cela fait une bonne période qu’il n’est plus fait à domicile mais dans les boulangeries.
Deuxième explication supposée par feu Cheikh Ali Kaddour: le gros pain est une invention astucieuse des immigrants andalous. Lorsque les membres de la diaspora andalouse furent humiliés et chassés, après avoir été spoliés de leurs biens par les Espagnols, ils eurent l’ingéniosité de fabriquer de gros pains pour y dissimuler leurs bijoux et c’est ainsi qu’ils acquirent probablement l’habitude de fabriquer du pain volumineux et d’un certain poids, une habitude parvenue et adoptée à Sfax.
Je me souviens d’avoir personnellement payé les frais de la tendance des boulangers, par le passé, à prendre des congés à rallonge : un certain Aïd, j’ai reçu la visite d’un hôte. Comme ce dernier comptait des amis à Sfax, je les ai invités eux aussi à dîner chez moi pour le quatrième jour de l’Aïd. Ce jour-là, ayant appris que les boulangeries avaient rouvert, feue ma mère a prévu de préparer un ragoût pour la circonstance… Je lui ai promis de ramener du pain en rentrant à la maison…En effet, nous avons accompagné un ami dans sa ferme où nous avons passé de longs moments et goûté aux délices de ses fruits. Au retour, mes recherches furent vaines : pas le moindre pain, pas la moindre boulangerie ouverte non plus. Le comble, c’est qu’il n’était pas décent d’honorer mes chers invités en leur servant à manger ce qui restait chez nous du pain de l’Aïd…C’est ainsi que ma défunte mère eut une idée lumineuse en me proposant d’ « étirer » la conversation afin de prolonger la veillée pendant qu’elle préparait un plat de couscous à la viande…

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