Analyse: La Tunisie est-elle sur la voie du scénario libanais ?

Par Hakim Ben Hammouda, ancien ministre des Finances  |


La Tunisie se trouve aujourd’hui dans une phase critique de son histoire avec les crises politiques à répétition et la forte détérioration de la situation économique et financière. Cette étude comparative montre que le scénario libanais n’est pas seulement une hypothèse théorique mais une possibilité réelle, et le point zéro une issue possible.

Il y a 12 ans, Mr Ghassan Salamé, le gouverneur de la Banque centrale du Liban, a obtenu le prix du meilleur gouverneur de banque centrale dans le monde. Ce gouverneur a été également honoré par la bourse de New York où il a été le seul gouverneur de banque centrale arabe à être invité à sonner la cloche de l’ouverture de séance à Wall Street. L’honneur réservé au gouverneur Ghassan Salamé dépasse sa personne et apporte au Liban une reconnaissance mondiale pour sa résilience face aux crises, aux guerres et aux atteintes régulières à sa souveraineté. En dépit des crises, l’économie libanaise a su résister et enregistrer une croissance forte pour devenir ainsi une source d’inspiration et d’intérêt pour les experts internationaux.

Mais la résilience de l’économie libanaise va prendre fin un certain 7 mars 2020 lorsque le premier ministre de l’époque, Hassan Diab, a annoncé le défaut de paiement du Liban et l’incapacité de son gouvernement d’honorer le règlement d’un paiement de 1,2 milliard de dollars venu à terme. Cette annonce a été à l’origine de grandes inquiétudes tant au niveau interne qu’au niveau international sur l’avenir du Liban.

L’intérêt de la situation libanaise, en plus de ses conséquences sur les conditions de vie du peuple libanais et leur sécurité économique, réside aussi dans le fait qu’elle peut constituer un scénario de développement futur pour un grand nombre de pays arabes dont la Tunisie. Ce scénario, où se croisent une crise politique profonde, une instabilité politique endémique et une forte détérioration de la situation économique et des grands équilibres financiers de l’Etat, peut conduire à des ruptures majeures dans la stabilité politique et économique. Cette convergence des crises politiques et économiques peut mener, comme l’a montré le cas libanais, au défaut de paiement. Cette faillite peut constituer le point de départ à un interventionnisme étranger et la fin de sa souveraineté nationale sur les décisions et les choix économiques.

Plusieurs pays arabes se sont inscrits dans cette trajectoire depuis quelques années dont la Tunisie, l’Irak et la Jordanie. L’étude du cas libanais nous permet de mieux comprendre les situations actuelles.

Crise et instabilité politique : le point de départ à un danger immanent !     

La crise et l’instabilité politiques que connaît le Liban depuis quelques années constituent le point de départ à ces crises économiques. Le pays du Cèdre a connu une crise destructrice du milieu des années 1970 jusqu’à la fin des années 1980. Cette période a constitué un moment d’une rare violence et a eu des effets désastreux sur la société et l’économie libanaise.

Mais, l’accord de Taëf, signé le 22 octobre 1989 entre les différents partis et fractions libanaises, a été un point de départ à une grande stabilité politique et la reconstruction des institutions de l’Etat et de leur légitimité.

Mais cette période de stabilité ne va pas durer longtemps et le Liban va renouer avec le mal endémique des crises politiques à partir de 2011. Ainsi, au cours de la période allant de 2011 à 2020, le Liban va connaître cinq chefs de gouvernement, soit en moyenne moins de deux ans d’exercice du pouvoir pour chacun  entre deux. Il s’agit de Messieurs : Négib Mikati (13 juin 2011 jusqu’au 15 février 2014), Tamam Salam (15 février 2014 jusqu’au 18 décembre 2016), Saad Hariri (18 décembre 2016 jusqu’au 21 janvier 2020), Hassan Diab depuis le 21 janvier 2020 et qui a démissionné le 10 août 2020 après l’explosion du port de Beyrouth. Ensuite, Mr. Saad Hariri a été nommé de nouveau à la tête du gouvernement sans qu’il parvienne à former son gouvernement avec en toile de fond une grande crise avec le Président de la République Michel Aoun.

Ces crises politiques et la grande instabilité vont avoir des conséquences majeures sur la situation économique et ont constitué le point de départ d’une grande détérioration de la situation financière du pays du Cèdre. Les différents gouvernements n’ont pas été en mesure de mettre en place les réformes économiques et d’entamer un processus de sauvetage de l’économie nationale.

Les enchaînements économiques et la dérive financière

La lecture du déroulement et de l’enchaînement des évènements économiques au Liban est essentielle pour comprendre la dynamique de la crise économique et l’enchevêtrement de ses différentes composantes. L’étude de ces évolutions nous a permis de déterminer trois phases essentielles dans le déroulement des évènements et leur transformation en une crise aiguë. Ces phases sont les suivantes :

-La phase de l’accumulation des dérives :

C’est la première phase dans le déroulement des crises économiques où on assiste à une accumulation des dérives financières et à la montée des déséquilibres des finances publiques et à une augmentation rapide de l’endettement. Cette accumulation est le résultat des crises politiques auxquelles s’ajoute l’incapacité des différents gouvernements à procéder aux réformes nécessaires pour arrêter les dérives.

Au cours de cette première phase et devant leurs échecs à corriger les grands déséquilibres, les différents gouvernements vont recourir à des solutions de rafistolage pour poursuivre cette dynamique et continuer ainsi la fuite en avant du système économique. L’endettement constituera la solution de facilité à laquelle vont faire appel les gouvernements.

-Le point zéro :

C’est le point culminant de la première phase et des dérives financières qui vont se transformer en une crise ouverte. Cette étincelle peut être provoquée par une décision qui semble bénigne et sans grande importance mais qui va déclencher une crise sans précédent.

Ce point zéro s’accompagne de mouvements de protestation populaires qui vont exprimer un large refus de la part des populations des décisions prises par les gouvernements.

Du point de vue économique, ce point culminant constitue la fin des politiques de gestion de la crise qui ont été mises en place par le passé par les différents gouvernements. La conséquence immédiate de cette situation est l’incapacité de l’Etat à assurer ses obligations financières, et, par conséquent, l’annonce du défaut de paiement. 

-La phase du trou noir :

Cette phase vient après le point zéro et va enregistrer une détérioration sans précédent de la situation économique. Au cours de cette phase, les gouvernements sont dans une situation de grande faiblesse et incapables de prendre des décisions radicales pour faire face à la gravité de la crise.

En même temps, les pays ne peuvent plus mobiliser le soutien international nécessaire qui exige un accord avec le FMI dont les interventions sont radicales pour faire face à la gravité de la situation des finances publiques.

Cette présentation des trois phases du déroulement des crises montre les connexions entre l’instabilité politique et les crises économiques et financières, mais aussi l’incapacité des gouvernements à opérer les réformes nécessaires pour sauver l’économie et éviter, par conséquent, le trou noir.

Le Liban va connaître ces trois phases. C’est ce que nous avons nommé le scénario libanais.

Le scénario libanais et les enchaînements politiques et économiques.

Le Liban passera par les trois phases de la crise économique que nous avons identifiées.

La phase de l’accumulation des dérives :

La phase de l’accumulation des dérives va commencer avec le recul de la croissance économique. Le Liban a connu une période de forte croissance au tournant du siècle qui était proche des performances enregistrées par les pays émergents. La croissance annuelle moyenne était de 9% au cours de la période allant de 2007 à 2011.

Mais, à partir de 2011, le Liban va entrer dans la phase de la croissance molle. Au cours de la période allant de 2011 à 2017, la croissance annuelle moyenne a baissé fortement et s’est située autour de 1,74%. Cette baisse de la croissance sera encore plus marquée au moment des changements de gouvernement soulignant ainsi l’étroite relation entre l’instabilité politique et la croissance économique. La croissance annuelle était de 0,9% en 2011, de 0,2% en 2014 et de 0,9% en 2017. 

La fragilité de la croissance et sa faiblesse vont avoir des effets importants sur les finances publiques qui vont connaître une forte détérioration en l’absence d’importantes réformes économiques.

Au cours de cette période, les revenus de l’Etat vont se stabiliser autour de 21% du PIB. Mais, en même temps, les dépenses publiques vont connaître une grande croissance suite aux augmentations salariales pour atteindre 32,3% du PIB.

Ce gap entre les dépenses et les recettes de l’Etat sera à l’origine d’un large déficit des finances publiques qui va atteindre un niveau sans précédent et se situera autour de 8% du PIB.

Les différents gouvernements ont répondu à cette crise croissante des finances publiques en recourant à l’endettement. Mais, les gouvernements n’ont pas fait appel aux institutions internationales comme le FMI ou la Banque mondiale qui exigeaient de grandes réformes pour faire face à cette dérive des finances publiques.

Incapable de mettre en place ces réformes, le gouvernement libanais s’est adressé aux banques locales qui ont accepté d’apporter leur soutien en contrepartie de taux d’intérêt très élevés.

Cet enchaînement des dynamiques économiques ont été à l’origine d’un accroissement du poids de l’endettement et particulièrement de son service.

Ainsi, la part de la dette dans le PIB a atteint 155% en 2018 qui sera une année cruciale dans cette descente aux enfers de l’économie libanaise. En même temps, le service de la dette va connaître une importante croissance qui va atteindre 9,6% du PIB en 2018. 

Les crises politiques et l’instabilité croissante, avec la baisse de la croissance, la dérive des finances publiques et l’accroissement rapide de l’endettement seront à l’origine d’une fragilité économique dangereuse.

Le point zéro :

L’instant zéro dans le déroulement de cette crise de l’économie libanaise aura lieu en 2018 lorsque le Liban va connaître une grande récession économique avec une croissance de -1,9%. Le gouvernement ne pourra plus poursuivre les mêmes politiques traditionnelles et le recours à l’endettement.

Pour faire face à cette dérive sans précédent des finances publiques, le gouvernement de Saad Hariri va mettre en place de nouvelles taxes fiscales le 17 octobre 2019. Parmi ces nouvelles taxes, il faut mentionner celle sur le réseau téléphonique WhatsApp qui sera à l’origine d’un hirak sans précédent du fait de l’utilisation systématique par les Libanais de ce réseau pour communiquer avec la diaspora. Cette mobilisation sociale va renforcer la crise politique et la détérioration de la situation économique et financière.

Cette situation va conduire le gouvernement de Saad Hariri à la démission et la formation d’un nouveau gouvernement de technocrates présidé par Mr  Hassan Diab le 21 janvier 2020. Mais  la crise financière est déjà très avancée et le nouveau gouvernement s’est trouvé dans l’obligation d’annoncer le défaut de paiement au mois de mars 2020 pour la première fois dans l’histoire du Liban.

Il faut mentionner que dans cette phase, comme dans toutes les autres, c’est la forte articulation entre les questions politiques et les aspects financiers et économiques. Lorsque la crise financière dépasse un certain niveau et que la dérive financière est assez avancée, même le changement politique ne peut constituer une réponse à la crise économique comme l’a montré le gouvernement de Hassan Diab.

La seconde remarque est que lorsque la crise atteint un certain seuil toute décision économique, qui peut paraître bénigne, peut conduire au point zéro et mener à un défaut de paiement et à une crise politique sans précédent. Au Liban, par exemple, c’est la taxe sur le réseau WhatsApp qui a mis le feu aux poudres et a été à l’origine du déclenchement du point zéro et l’entrée de l’économie et de la politique dans un tourbillon sans précédent.

Le point zéro sera à l’origine de l’entrée du Liban dans la troisième phase qui est celle du trou noir.

Les conséquences du trou noir 

L’annonce du défaut de paiement va avoir des conséquences importantes sur le Liban. La première de ces conséquences est la fuite de capitaux au moment de cette annonce qui est estimée à 15 milliards de dollars renforçant la fragilité des grands équilibres macroéconomiques du Liban.

La seconde concerne la baisse sans précédent de la croissance et l’entrée du Liban dans une récession sans précédent. La baisse de la croissance a été de -6,9% en 2019 et -25% selon le FMI. Cette chute de la croissance a eu des effets sur le chômage qui a atteint 40% en 2020. Par ailleurs, il y a eu une augmentation sans précédent du déficit public qui a atteint 50% du PIB.

Dans les effets macroéconomiques, il faut également mentionner l’augmentation de l’inflation qui a atteint 89% en 2020. Cette augmentation a été de 400% pour les produits alimentaires en 2020 et provoquera une forte augmentation de la pauvreté.

Parallèlement à cette détérioration sans précédent de la situation macroéconomique, il faut également mentionner les effets monétaires avec le développement du marché noir pour les devises étrangères particulièrement le dollar. Ainsi, le taux de change du dollar est passé de 1530 livres libanaises en 2019 à 10 000 livres au mois de mars 2021.

Mais le développement le plus inquiétant concerne la chute du PIB exprimé en dollars qui passe de 43 milliards $ en 2018 à 5,6 milliards de $ en 2020 avec un dollar à 8000 livres faisant ainsi du Liban l’un des pays les plus pauvres dans le monde.

Ainsi, les crises politiques et financières ont détruit ce que des générations entières ont réussi à construire depuis l’indépendance du Liban. 

Nous espérons que nos amis libanais parviennent à dépasser leurs divisions et à  mettre en place les programmes et les réformes nécessaires pour faire face à cette crise sans précédent.

Nous nous intéressons maintenant à la question de savoir où en est la Tunisie par rapport au scénario libanais ?

La Tunisie et le scénario libanais.

L’analyse des situations libanaise  et tunisienne  soulève beaucoup de comparaisons et de convergences tant sur le plan politique que financier et économique.

Au niveau politique, notre pays connaît les mêmes crises et une grande instabilité depuis plusieurs années. Le point commun entre les deux pays concerne les crises de confiance entre les trois pouvoirs. Cette crise a été à l’origine d’une faillite des gouvernements successifs et leur incapacité à mettre en place les réformes nécessaires pour arrêter les dérives économiques.

Les points de convergence se situent également au niveau économique et financier même si les deux pays connaissent des divergences au niveau de l’ampleur des évolutions.

Au niveau de la croissance, nous constatons la même fragilité qui va commencer à apparaître en Tunisie à partir de 2018 et va se poursuivre en 2019 pour que notre économie entre dans une récession sans précédent en 2020 du fait de la pandémie.    

Il faut également mentionner la même évolution dans le déficit public.

La Tunisie a également connu une croissance rapide des dépenses de l’Etat alors que l’augmentation des recettes a été moins importante.

Ces évolutions ont été à l’origine d’une explosion du déficit public dont l’ampleur est moins importante qu’au Liban.

Ces évolutions ont été à l’origine d’une grande progression de l’endettement. En Tunisie, comme au Liban, les différents gouvernements ont eu recours à l’endettement pour faire face au déficit public. Mais  l’ampleur de cet endettement reste moins important en Tunisie qu’au Liban. 

Il n’est pas dans notre intention de sous-estimer les spécificités des économies libanaise et tunisienne qui sont le résultat de parcours et de trajectoires historiques différentes. Mais l’étude comparative des évolutions récentes des deux économies au cours des dernières années montre beaucoup de convergences.

Cette comparaison souligne que la Tunisie est entrée dans la première phase du scénario libanais qui est celle de l’accumulation des dérives économiques et financières. La croissance a connu une forte baisse et une grande fragilité qui ont été renforcées par les effets de la crise du covid-19. Cette baisse de la croissance a été à l’origine du creusement du déficit des finances publiques et un recours plus marqué à l’endettement. Ces dérives économiques ont correspondu avec une phase d’instabilité politique qui a empêché les gouvernements à opérer les réformes économiques nécessaires pour sauver l’économie.

La Tunisie se trouve aujourd’hui dans une phase critique de son histoire avec les crises politiques à répétition et la forte détérioration de la situation économique et financière. Cette étude comparative montre que le scénario libanais n’est pas seulement une hypothèse théorique mais une possibilité réelle, et le point zéro une issue possible.

Comment éviter le point zéro

et sortir  de ce scénario du pire ?

La question que nous devons nous poser est de savoir comment nous pouvons éviter le point zéro et l’annonce d’un défaut de paiement.

De mon point de vue, la sortie de ce scénario du pire, même si elle est difficile, n’est pas impossible. Le sauvetage de notre pays passe par la réalisation concomitante de deux conditions préalables qui sont la sortie de la crise politique et la définition d’un plan à moyen terme de sauvetage des finances publiques.

Le dialogue national pourrait donner un cadre institutionnel et l’occasion pour entamer ce sauvetage et ainsi donner une nouvelle espérance aux tunisiens.

H.B.H.

NB : Difficultés économiques et tensions politiques se conjuguent en Tunisie dans un scénario qui rappelle celui du Liban. La Presse publie l’article de l’ancien ministre des finances Hakim Ben Hammouda sur le scénario libanais, écrit au mois de mars 2021 mais qui garde toute sa pertinence au cours de cette période où la situation économique et financière demeure très précaire en Tunisie.

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