Performance Room de L’Art Rue — «Lorsque j’étais une étoile» (Numéro spécial) de Mohamed Issaoui: L’Etre corps importe plus…

Alia était une étoile dans le monde de la danse populaire. Tous les cabarets de Tunis le connaissaient et leurs scènes témoignaient de ses années de gloire et de beauté. Des années qui s’écoulèrent non sans traces sur Alia, lui qui, le corps fatigué et le cœur plein, se voit revenir à son village natal, vers cette terre des origines dont jadis il fut chassé, à la rencontre du sein maternel.


L’association L’Art Rue a consacré son programme digital «La Performance Room» de ce mois au danseur Mohamed Issaoui qui y a présenté en live, le 30 septembre, son œuvre « Lorsque j’étais une étoile» (Numéro spécial). Une performance dansée dans laquelle l’artiste se met en scène, accompagné, par l’arrangement sonore de Jihed Khmiri et ses percussions qu’il joue in situ.

De dos apparaît un corps à la crinière «blonde», vêtu d’une longue robe d’un blanc immaculé traînant, avec lassitude et apathie, un soluté de perfusion. Un fantôme, simulacre d’être, se présente de dos, pour se poser face à un miroir et commencer à redonner vie à son visage en se maquillant lascivement.

Un corps malmené, traumatisé, celui de Alia, raconte la voix off de Rhayem Bahrini, batue à mort, pour s’être défendue, par des inconnus croisés dans la rue.

Nouant son imposant hzem (ceinture) couleur sang, Alia chante amèrement son calvaire, accompagnée par la darbouka de Jihed…Progressivement les mouvements de danse redonnent vie à ce corps las et fatigué, en inscrivant des cercles avec ses pas, le danseur nous rappelle les derviches tourneurs, une danse-transe qui le défait de tous ses maux…

Souvent de dos, jouant avec la perception du spectateur, le genre importe peu, semble vouloir dire Mohamed Issaoui, l’Être corps importe plus… Il use d’une narration minimaliste contrastant avec les fioritures de la danse populaire, pour parler de dualité, d’identités multiples… Alia est son alter ego, à travers elle, il déconstruit le genre, se démultiplie via le reflet du miroir devant lequel il se place, via le costume, via sa perruque, desquels il finit, par se défaire, s’appropriant, sans apparat, ces pas féminins, qui deviennent de plus en plus effrénés, plus prononcés, dans une sorte de révélation…

Danseuse, raconte la voix off, Alia était une étoile «très montante» («touchant les cieux» dit-elle) dans le monde da la danse populaire. Tous les cabarets de Tunis le connaissaient et leurs scènes témoignaient de ses années de gloire et de beauté. Des années qui s’écoulèrent non sans traces sur Alia, lui qui, le corps fatigué et le cœur plein, se voit revenir à son village natal, vers cette terre des origines dont jadis il fut chassé, à la rencontre du sein maternel.

A la fin, Alia nous livre l’histoire de sa tante, danseuse de carrière, qui la couvait d’amour et la protégeait : «Nous étions deux ravissantes danseuses», dit-elle. Elle décède alors qu’elle n’avait que 10 ans. Date à laquelle, Alia prend conscience qu’elle n’est pas femme ni danseuse et que sa tante n’est plus…

Diplômé en lettres françaises, Mohamed Issaoui travaille depuis quelques années sur le storytelling, en puisant son écriture dans le patrimoine, en l’occurrence la danse et la musique populaires. Depuis «Le Déserteur», sa première création (2017) avec Imen Mourali, il essaie de mettre la danse populaire au centre de l’écriture, pour s’interroger sur son corps et son identité. «Khtawi», sa deuxième création, une performance dansée à partir d’un récit qui retrace son enfance, était un clin d’œil à la danse populaire et une revendication d’une identité non-normée.

La performance fut suivie par une conversation avec Mohamed Issaoui et Jihed Khmiri, modérée par la danseuse et chorégraphe Malek Sebai qui a eu l’occasion de collaborer avec les deux artistes.

Elle revient sur la sobriété de la scénographie, sur les costumes et les accesoires qu’elle trouve très imagés et cinématographiques. Un costume choisi, explique l’auteur de la performance, selon son référentiel mais aussi pour son aptitude à faire bouger.

Alia, comme l’explique le danseur, est son alter ego, et l’œuvre est une sorte d’autobiographie fictive qui revient sur des questions auxquelles il fut confronté alors tout petit. Se croyant fille, encouragé par un proche entourage qui, pour amuser la galerie, l’habillait en femme et le maquillait lors de la cérémonie de mariage et autres occasions conviviales, pour qu’il se mette à danser, toute la soirée, exaltant tout le monde, précise-t-il. Grandissant, il fut rappelé à l’ordre par ce même entourage et la réalité finit par le rattraper, on lui confisque dès lors le plaisir de la danse et son identité…

«J’ai continué à danser en secret ou entre amis. Quand j’ai voulu m’initier à la danse populaire et m’y former, je fus heurté à l’imperméabilité de ce monde, qui me fut inaccessible», ajoute-t-il.

La mise en spectacle et la danse, comme il le note, lui permettent d’assouvir des frustrations, d’exalter ce corps à la fois masculin et féminin, de s’affranchir du genre social et exprimer les identités multiples qui font la richesse de l’Être.

Bonne continuation l’artiste.

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