Belhassen Handous, artiste visuel, à La Presse: «Il y a un devoir de mémoire, de dénonciation et de thérapie globale sociétale»

La dernière exposition en date de Belhassen Handous, photographe, documentariste et artiste visuel, se poursuit jusqu’au 13 novembre 2021 à Central Tunis. L’occasion pour les visiteurs de (re)vivre cette déambulation vertigineuse dans le temps et dans l’espace. « La syncope du mérou » relate une parcelle de l’histoire de La Goulette, celle d’« El Bratel », où a, jadis, vécu l’auteur de ce chantier d’ampleur, mené méticuleusement à terme. A travers une série de photographies, de vidéos, d’enregistrements visuels et sonores, d’images personnelles et de documents, nous apprenons beaucoup et prenons en compte la recherche titanesque élaborée sur 8 ans autour de la conservation de la mémoire collective et individuelle.   

« La syncope du mérou » est le titre de votre dernière exposition en date. Métaphore marquante, intrigante, qui interpelle. D’où a émergé une telle appellation et comment ce travail a pu aboutir après 8 ans de recherche ?

C’est le titre d’un travail pluridisciplinaire que j’ai entrepris sur 8 ans avec des arrêts, des allers, des retours, des avis, des partages… Il s’agit d’un travail intime. Cela a émané d’un traumatisme personnel, dû à la perte de cette maison dans laquelle j’ai grandi. « La syncope du mérou » est une appellation qui a finalement été retenue au lieu de « Machrou Halk El Oued » (Projet de La Goulette). Un jour, j’ai aperçu deux poissons mérous suspendus dans un restaurant à La Goulette. Cela m’a inspiré parce que la « Syncope » est un mot polysémique, qui signifie « l’arrêt », qui se réfère à la condition, au rythme, à un retour aux sources et le mérou est l’un des poissons les plus prisés à La Goulette. Une espèce protégée et qui fait partie des traditions. Comme je travaille sur cette ville, je trouve que cela donne beaucoup de sens. Ce travail n’était pas gai : je suis parti d’une envie de filmer cette ville, qui a été une chose très dure. J’étais parti de l’idée de filmer tous les jours, sans arrêt, en voyant La Goulette qui chante, qui danse, qui vit… Ensuite, j’ai viré vers les chantiers, les ruines … Et je m’étais lancé à la recherche d’histoires enfouies, de traces, d’images, spécialement de cette maison-là, celle de mon enfance, ce qu’elle était avant d’être rasée. Chaque fois que je passais devant elle, je la voyais comme un repère perdu. Ce lieu était une interpellation. C’est devenu de l’asphalte actuellement, et l’asphalte détruit tout : c’est symbolique. Chercher dans les lieux, être archéologue, j’y suis attaché. Le processus était pénible. J’ai mis beaucoup de temps à comprendre, à cerner le lieu, l’espace, la mémoire…

 

« La syncope du mérou » est un travail minutieux à portée anthropologique, qui pourrait servir d’archivage. Peut-on le considérer ainsi ?

Peut-être. Je laisse la liberté à chacune et chacun de se faire sa propre idée. De l’interpréter comme elle/il veut. Je ne suis pas dans cette obsession de contrôle, celle de ce que je veux montrer, notamment à travers la photo et la vidéo. Il y a une intime connexion entre documents, histoire, images et souvenirs. C’est un peu la base de ce travail. Mais pas que … « La syncope du mérou » est une déambulation aussi. Un regard sur la vie avec ce qu’elle porte de nostalgique : revoir des gens qui vivent à La Goulette ou qui y ont vécu avant. Un regard qui conserve la mémoire collective d’une partie de notre pays.

Qu’est-ce que la mémoire collective, selon vous ?

C’est indéfinissable, insaisissable. Cela peut être une note musicale, des odeurs, des espaces, des objets… C’est, en tout cas, très personnel, différent d’une personne à une autre, multiple, rare…

Y a-t-il une différence entre la mémoire collective et individuelle ?

Bien sûr. Le collectif influence le personnel, notre identité, notre mémoire. On est influencé par le personnel, à travers des traumatismes qu’on porte… Ce n’est pas aisé à déchiffrer, à porter. Toute personne le vit différemment. C’est propre à chacun. C’est le rôle des arts, surtout des arts plastiques et du cinéma de définir un point de vue, lever le voile sur des idées, poser des regards imposants qu’on peut ou ne peut pas avoir…

« La syncope du mérou » a une dimension personnelle, et pourtant, tout le travail parle et touche à la collectivité, à tout le monde…

Parce qu’on n’est pas la seule famille qui a vécu ce drame à La Goulette. Il y a aussi une délicatesse dans la prise et le choix des images.  C’est ainsi que j’ai trouvé le moyen de raconter des histoires différentes à travers des images qui ne sont pas artistiques, qui sont prises sans prétention, un autre type d’images. Ce sont des images qui ne parlent pas spécialement aux gens à travers leur technicité, mais plutôt par les mouvements qui y sont captés, les lumières, l’exposition… Cela tend vers l’art et ça peut créer des mouvements intéressants. Après, c’est aux personnes réceptrices de les recevoir avec chacun son background, sa sensibilité. Il y a une autre thématique qui me reste chère : c’est ce qu’on a hérité de ceux et celles qui nous ont précédés, en termes de réflexions, de la pratique de la photographie, de l’expression. Notre art n’est pas en phase avec un art contemporain, occidental. On raconte notre propre histoire à travers les mailles et la mosaïque de notre propre identité. On peut, soit faire de la photographie qui attire tout le monde expressément, soit trouver un autre moyen de raconter un récit. Mon film « Hecho en casa » et cette exposition émanent d’un traumatisme et d’un point de vue personnel. « La syncope du mérou » est la démolition d’un foyer dans lequel j’ai grandi autrefois. A un moment de ma vie, je reviens de l’étranger, et je ne trouve rien : c’est comme une perte de repère, comme perdre sa Mecque.

Sont-ce ces liens qui unissent la mémoire individuelle et la collective ?

C’est notre continuité aux choses qui nous rend intéressés par des aspects de la mémoire collective.  La mémoire collective, c’est comme la science : elle change, elle évolue et prend d’autres formes. Elle s’efface aussi.

Selon vous, comment le sociétal et le politique influencent-ils la mémoire ?

Ils l’impactent à la racine. Je nourris un intérêt spécifique au régime de Ben Ali. Cela m’intéresse qu’on en parle. L’appartenance ou la tendance politique d’un individu exprimée à travers son travail reste importante pour moi.  Que dire ? Quoi raconter ? C’est important certes, mais ce n’est pas le seul aspect qui m’intéresse.  Il y a le questionnement des médiums autour de la forme : c’est d’ailleurs ce qu’on peut voir dans « La syncope du mérou ». Avoir un point de vue politique exprimé tout haut est essentiel. Subir des régimes autoritaires divers et leurs aléas et pouvoir le raconter, c’est aussi crucial. Ayant vécu sous le régime de Ben Ali, avec du recul, c’est toujours bien de repenser aux libertés bafouées et à la répression subie pendant 23 ans de règne. Ce vécu collectif sous Ben Ali forge l’identité. Le 7 novembre, le manque de libertés… On vivait à un rythme lent, après la révolution on vit différemment. Les séquelles d’une politique défaillante se font toujours sentir à travers les générations qui suivent. Je pense qu’il y a un devoir collectif de mémoire, de dénonciation et de thérapie globale sociétale, qui n’est pas encore mis en place.

Cette collecte de données autour de ce quartier « El Bratel », raconté dans « La syncope du mérou », a eu lieu de quelle manière ?

J’ai fait des interviews, des rencontres. C’était un travail laborieux, mais sur lequel je ne pouvais pas avoir un regard continu, dans le temps. Les interruptions, qui ont eu lieu sur 8 ans, pouvaient être bénéfiques et pouvaient être aussi nocives. Autant d’arrêts dans le temps ont donné lieu à différentes séries. C’était un très grand travail. J’ai pioché dans des données personnelles, des photos de familles, des VHS… Je tenais à extraire de ma mémoire quelque chose qui est presque devenu inexistant. La perte de cette demeure est comme se perdre : il y a un lien très intime qui m’unit à cet endroit et qui a expliqué mon intérêt persistant pour ce travail.

Les Tunisiens ont un rapport très distordu avec leur patrimoine et leur histoire. C’est dû à quoi, d’après vous ?

Les deux régimes politiques précédents avaient une image, et une version de l’Etat unique à imposer : ils ont procédé à une institutionnalisation de nombreuses causes. Ce qui a façonné un peuple unique. Toute forme d’investissement du public dans des causes précises était éteinte. Seule la voix de l’État était élevée. Tout le reste devient de la lèche. Sur le temps, c’est très dur pour un peuple de se détacher de ce conditionnement. Il faut une volonté collective pour s’affranchir, se détacher d’autant de séquelles. Je suis dans le rejet de toute forme de conservation étatique, systématique, héritée… Il y a de nouvelles formes de consciences qui émergent de nos jours, heureusement…

« Hecho en casa » est votre film documentaire : il est unique dans son genre, distingué. Il a été remis en ligne récemment…

A l’époque, je vivais en Espagne, bien avant 2010. J’avais eu un portable avec une caméra et j’ai commencé à filmer sans arrêt ma vie entre Tunis et ailleurs. Pour le monter, j’ai fait appel à Ismail Louati. On a pu procéder à une autre réécriture. J’ai pu filmer la révolution dans son image la plus brute, et la plus authentique, sans artifices. Tous les autres films étaient montés, filmés, montrés différemment. Les causes les plus importantes pour notre mémoire collective sont quand on les filme au moment où elles se déroulent. On montre des faits sans proposer de solutions. C’est comme cela qu’on s’adresse aux gens. « Hecho en casa » est un film très politique, un va-et-vient entre le social, le personnel et le très personnel.

Propos recueillis 

par H.HA.

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