Economie sociale et solidaire: Pas d’effet sans décrets

Bien qu’elle soit salutaire, la loi organisant l’économie solidaire n’a pas d’effet tant que les décrets y afférents ne sont pas encore appliqués. Voilà une année, et même plus, que les choses n’ont pas avancé d’un iota.


Souvenons-nous encore, de la grande polémique suscitée contre l’Association de protection des oasis de Jemna, accusée d’avoir osé exploiter, à son profit, un bien du domaine public. Au début, en 2016, ce fut jugé comme une usurpation du droit foncier de l’Etat. Il a fallu une action en justice pour récupérer ce qui a été illégalement saisi. A l’époque, cette initiative d’autogestion des palmeraies de ladite commune, au sud du pays, a été publiquement remise en cause. Aujourd’hui, elle constitue un exemple en matière d’économie sociale et solidaire (ESS). L’ex-ministre de la Formation professionnelle et de l’Emploi, Fethi Belhaj, lui, a beaucoup apprécié cette expérience de par les principes de solidarité et de gestion démocratique qu’elle incarne. Ce jugement émanant d’un haut commis de l’Etat semble renverser la vapeur.

Passés les ans, l’association de Jemna fut invitée, en juin 2020, pour donner son avis sur la nouvelle loi sur l’économie sociale et solidaire, adoptée à la fin du même mois. Son président, Tahar Etahri, s’est, farouchement, défendu face à ses opposants: « Notre expérience s’insère dans le cadre de l’économie sociale et solidaire, ainsi que dans la gouvernance locale, en tant que réponse aux partisans de la privatisation. Une forme d’économie qui va à l’encontre du capitalisme sauvage, système économique périmé qui a montré ses faiblesses ».  A-t-il tort ou raison ? Ce qui importe le plus est que ce projet communautaire a pu satisfaire certains besoins locaux et favoriser le partage des dividendes. En parler ainsi n’est nullement une prise de position. Sauf que ce nouveau modèle économique, jusqu’ici ignoré et sous-exploité, mérite bel et bien un franc débat. Et là, on voudrait, tout juste, s’en inspirer pour en savoir plus. Tout autant se référant à la loi du 30 juin 2020 relative à l’économie sociale et solidaire. Bien qu’elle soit salutaire, cette loi n’a aucun effet tant que les décrets y afférents ne sont pas encore appliqués. Voilà une année, et même plus, les choses n’ont pas avancé d’un iota. 

Qu’est-ce qu’une ESS ?

L’ESS, nouveau créneau jugé innovant, demeure une question d’actualité à bien des égards. Du 25 au 27 du mois écoulé, elle a fait l’objet d’un 2e forum international tenu à Tunis, auquel ont pris part praticiens, universitaires, société civile, représentants des collectivités et d’institutions, ainsi que doctorants et étudiants d’ici et des pays maghrébins et méditerranéens. Placé sous le signe de l’hybridation, ce forum se veut une opportunité d’échange et de réflexion sur la réciprocité dans la coopération et des solidarités à l’épreuve des enjeux post-Covid. Toujours est-il qu’un cadre juridique inachevé ne peut aboutir à rien. Pourtant, cette loi, élaborée en 24 articles, définit le concept de l’ESS, ses objectifs, les modalités de son organisation et les mécanismes de son exécution. Au sens de son premier article, c’est « un modèle économique composé d’un ensemble d’activités économiques à finalité sociale et portant sur la production, la transformation, la distribution, l’échange, la commercialisation et la consommation de marchandises et services assurés par les entreprises de l’économie sociale et solidaire, et ce, en vue de répondre aux besoins collectifs de ses membres et à l’intérêt économique et social général, et dont le but ne consiste pas à en partager les bénéfices ». Un modèle qui sort de l’ordinaire, pour ainsi dire. Le ministre Fethi Belhaj l’a bien qualifié de troisième secteur. Il n’est ni capitaliste ni dirigé. En fait, son caractère solidaire « rompt avec la logique du marché sous-jacente à l’économie libérale et avec les impératifs de l’Etat-providence qui marque l’économie dirigée », note Najet Brahmi Zouaoui, juriste et avocate d’affaires. Pas donc, à ses dires, de monopole de la partie la plus forte en termes d’apports. Lucrativité et compétitivité, non plus. Place au capital humain, à même de favoriser des conditions de vie décente et créer la stabilité sociale et territoriale pour parvenir au développement durable.

Quels objectifs ?

A qui attribue-t-on le label ESS ? Coopératives, groupements de développement dans les secteurs de l’agriculture et de la pêche maritime, sociétés d’assurance mutuelle, associations mutuelles, celles de microfinance, groupes d’intérêt économique et tous ceux soumis à la loi en question. L’accent est mis ici sur l’approche participative, où « les acteurs associés sont tenus à la solidarité, à l’entraide, à la transparence, et à la bonne gouvernance », souligne Mme Zouaoui. Autant de principes et de valeurs qu’elle juge innovants et aux antipodes des modèles classiques de l’économie. Certes, l’argent est le nerf des affaires. Mais, aussi l’homme est le maître de toute action. Partant de cette double conviction, l’article 2 de ladite loi prévoit un équilibre entre les exigences de la rentabilité économique et les vertus du bénévolat et de solidarité sociale. Il recommande également la répartition équitable des richesses. Et là, « la loi retient moins le terme excédent que bénéfice !  L’excédent s’ajoute au capital principal de l’entreprise et sert plusieurs intérêts dont celui de l’entreprise. Il profite à l’entreprise, à ses acteurs, partenaires et à son environnement », précise l’avocate d’affaires. En l’état, l’économie sociale et solidaire devrait profiter à toute la communauté. C’est que la finalité n’est pas matérielle.

Une plus-value témoignée

De facto, l’association de Jemna, n’est-ce pas un cas d’école ? En allusion à ses avantages, son président Etahri a fait valoir l’apport de son expérience qui a dû transfigurer le visage de la région. Outre l’impact positif sur le rendement des palmeraies, la bonne gouvernance locale a permis l’amélioration de l’infrastructure communale : « Un marché couvert, trois salles de classe, quatre blocs sanitaires et restauration de l’équipement électrique dans deux écoles primaires, une salle de sport bien équipée au lycée, un terrain de foot, du matériel bureautique au profit du dispensaire, d’une bibliothèque publique et d’un poste de police, ainsi que des aides financières aux handicapés ». A l’égard de l’ESS, les témoignages ne tarissent pas d’éloges. « Pour nous, la loi qui vient d’être votée pour favoriser ce secteur est une victoire », ainsi réagissent les partenaires du programme concerté pluriacteurs (PCPA) Soyons Actifs/Actives, cofinancé par l’Agence française de développement, que coordonne Solidarité Laïque. Ils la considèrent comme une partie de réponse au problème du chômage en Tunisie, notamment chez les jeunes. Pour eux, l’ESS est aussi une alternative pour répondre à des besoins auxquels on ne peut pas répondre à travers l’économie classique. 

Somme toute, il faut dire qu’il y a une certaine unanimité sur la portée d’un tel choix économique si solidaire et humaniste, d’autant qu’il est reconnu pour être un secteur à forte valeur ajoutée. Mais, l’adoption d’une loi l’organisant serait-elle ainsi suffisante ? Ce cadre juridique ne suffit pas à lui seul. Ce nouveau modèle aura-t-il les moyens de son succès ? Toute une politique de promotion devrait suivre.

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