Palais El Abdelliya à la Marsa: Un monument chargé d’histoire(s) et riche en potentiel

Qui ne connaît pas le Palais El Abdelliya à La Marsa ? Un joyau architectural bien implanté dans le paysage artistique, accueillant, depuis des années, des manifestations culturelles : expositions, spectacles, projets artistiques et bien d’autres. Toutefois, peu de gens connaissent sa vraie histoire et ses caractéristiques qui font de lui un espace emblématique, et ce, à bien des égards.


Ahmed Ibn Abou Dhief, Jacques Revault, Cheïkh Fadhel Ben Achour, Mohamed Al Aziz Ben Achour, Jamila Binous, Mohamed Béji Ben Mami, Samia Ben Abdallah, Khadija Benaissa et bien d’autres voyageurs, historiens et architectes se sont intéressés à ce palais marsois remarquable qui se distingue par une rare beauté, élégance et sobriété. Mais il faut dire qu’aucune source ne nous donne vraiment des renseignements exhaustifs et d’une parfaite exactitude de l’histoire de ce monument, de ses origines jusqu’à nos jours. Et pour cause. Il s’agit de l’unique témoignage de l’architecture civile à usage d’habitation de l’époque hafside dont la construction remonte à 1500-1525. Un palais chargé d’histoire(s) et ayant survécu au temps et à ses troubles et bouleversements. Chef-d’œuvre hors pair, classé monument historique depuis le 3 mai 1923, le palais El Abdelliya fait partie intégrante du patrimoine national bâti qui revêt un intérêt historique, architectural et culturel et non des moindres.

Projet en cours : demain il fera jour !

Bien qu’il ait accueilli le festival «Nessmet khrif» (Brise de printemps) en octobre dernier, le Palais travaille pratiquement en veilleuse. La plupart des espaces ne sont plus, en effet, exploitables à cause des nombreuses fissures dans les voûtes. Seuls le patio et la partie réservée à l’administration sont actuellement sans danger. Un paysage désolant ! Fort heureusement, un projet de restauration avec un budget conséquent a été prévu depuis maintenant six ans. Le gouvernorat de Tunis s’est chargé de «reconstituer» le jardin comme il l’était à l’époque hafside (mêmes plantations), mais avec arrosage automatique. Un petit écrin vert qui verra enfin le jour très bientôt au grand bonheur des Marsois et des amoureux de ce Palais atypique. Mais le plus gros lot du projet est réservé à une restauration en trois temps : restauration, par l’Agence de mise en valeur du patrimoine et de promotion culturelle (Anep), des annexes 1 et 2 et ouverture de la porte donnant sur la route principale (devant l’Agora), restauration par l’Institut national du patrimoine (INP) des voûtes et des terrasses ainsi que la peinture de tout le bâtiment et, enfin, réparation du circuit électrique et du système de sécurité, toujours par l’INP. La fin de tous ces travaux est prévue dans dix-huit mois si tout va bien… Espérons qu’avec toutes ces rénovations, le Palais Abdelliya renouera avec ses activités culturelles et son rôle de pôle culturel et qu’il sera, surtout, intégré dans le circuit touristique de la Banlieue nord de Tunis. Wahida Dridi, actuelle directrice des lieux, nous l’a promis !

Les hiers du palais : histoire de (re)conversions

El Abdelliya, aussi appelé «Borj Slassel» par les Marsois, ce palais dans la ville, au quartier l’Ahouèche, se déployait au milieu des vergers, extensions de la forêt de Gammarth. Il aurait été situé à l’emplacement du vieux port antique de la Marsa qui n’est autre que le prolongement de celui de Carthage. Commandé par le dernier souverain de la dynastie hafside, Abou Abdallah Mohamed Al Hafssi (1494-1526), il a tout d’abord été un palais pour la plaisance et la pêche pendant l’été, lieu de maqad (relaxation) par excellence. Résidence princière de grande ampleur, El Abdelliya est le seul édifice conservé de la trilogie «El Abdalliyat», palais sultaniens édifiés à La Marsa au XVIe siècle et reliés par un grand parc. On l’appelait l’Abdilliyya El Kobra (Grande Abdilliyya), certains Marsois le désignaient, pendant l’époque husseinite, par «Borj Slassel», par allusions aux chaînes qui le fermaient, comme nous l’indique M. A. Ben Achour. Résidence de villégiature à l’origine, le palais El Abdelliya a vu sa fonctionnalité changer au fil des siècles. D’un lieu de tranquillité, il fut converti en un lieu de refuge en cas de menaces extérieures et d’insécurité, surtout pour les beys mouradites et husseïnites. De pavillon royal il a été transformé en demeure bourgeoise, accueillant des familles régnantes, des membres de l’aristocratie et des diplomates étrangers. Il fut même, à une certaine époque, le siège du gouvernement et un lieu de justice (mahkama). Il aurait également servi comme salle de fêtes, local d’associations, prison, école coranique, centre de formation professionnelle pour les jeunes filles avant d’être fermé et délaissé puis repris par le ministère de la Culture. Beaucoup plus tard, l’espace a été converti en une galerie d’art accueillant principalement les expositions de l’Union des artistes plasticiens tunisiens. Ensuite, il a accueilli certains spectacles du Festival international de Carthage. Qui l’aurait cru ?

«Bric-à brac» architectural ?

Sur le plan architectural, le Palais El Abdelliya n’était pas ce qu’il est aujourd’hui, comme tout le monde le connaît. Parallèlement à ses nombreuses reconversions et réaffectations, il a fait l’objet de nombreuses reconfigurations, «retoilettages» à la va-vite et restaurations. Des transformations considérables qui ont marqué l’évolution architecturale de ce vestige exceptionnel de l’époque hafside. D’un édifice se basant sur la transparence d’un degré extrême de pureté, il glissa progressivement vers un bâtiment relativement fermé pour remplir les conditions d’intimité et de sécurité. D’un palais « extraverti » il mute désormais vers un palais «introverti» et gagne une certaine opulence, quoique relative. Le monument s’étendait uniquement sur le rez-de-chaussée. Une véranda s’étalait sur le toit, avec des escaliers extérieurs. Ce n’est qu’au XVIIe siècle, lorsqu’il fut transformé en Résidence du Consul britannique en Tunisie, que le premier étage a été construit et que les escaliers ont été changés à l’intérieur du bâtiment : la tour a également subi des transformations entraînant un changement dans la circulation entre les différentes pièces. Une extension poursuivie au XIXe avec l’une des familles beylicales qui a rajouté cinq chambres au deuxième étage et décoré la sqifa, telle que nous la connaissons aujourd’hui, d’après Wahida Dridi. Le Palais El Abdelliya, dans sa version typiquement hafside, présentait plusieurs similitudes avec le schéma andalou. Il avait un vaste patio surélevé à péristyle avec un bassin (actuellement recouvert), de grandes salles à très larges ouvertures, une tour carrée quadrangulaire à kiosque, de type almohade, ainsi que le belvédère : un carrelage de faïence polychrome unie (verte, jaune, et bleue) formant un décor à large quadrillage noir sur fond blanc également. Nous pouvions retrouver une driba, des appartements, des pièces dont les couvertures sont constituées de voûtes, des salles principales à alcôve, des pièces annexes, des salles d’apparat, des communs, des makhzens, des écuries, des dépendances, des cours de service, des portiques, des coupoles, des voûtes en berceau, des voûtes d’arêtes et des voûtes hémisphériques, etc.

Au niveau du décor et des ornements considérés comme simples par rapport aux autres palais, nous retrouvons une heureuse cohabitation entre des éléments traditionnels et des motifs d’influence occidentale. Les cachets maghrébin et ottoman sont également présents. Nous pouvons admirer au palais El Abdelliya les panneaux de stuc aux motifs de type italo-turc, le marbre du dallage du sol et sur les banquettes, les couvertures en briques vertes, les faïences italiennes. Les changements de fonctionnalité et de configuration ont été suivis de changements de matériaux lors des nombreux travaux de restauration ; restaurations qui ont été pour la plupart des modifications et non pas de reconstitution. Les successeurs des Hafsides ont essayé de garder les structures et les matériaux d’origine (moellon, pisé et briques) quand ils le pouvaient, mais procédaient également à des changements en absence de remplacement ou simplement par adaptations aux airs du temps et aux différentes modes. «Les portiques du patio, dont les colonnes anciennes—endommagées sans doute—, ont été remplacées par des fûts en calcaire, surmontés de chapiteaux de style composite inconnus à l’époque hafside. Il en est de même pour la colonne du kiosque du premier étage de la tour ainsi que les colonnettes du belvédère situé au sommet de la tour. L’entrée du palais elle-même, telle qu’elle se présente aujourd’hui avec sa belle coupole et ses murs recouverts de carreaux de céramique importés d’Europe, date de l’époque beylicale, soit l’époque mouradite, soit, plus probablement, husseïnite», précise M.A. Ben Achour.

Pour terminer…

La résidence de plaisance la plus ancienne de Tunis n’a donc gardé de sa version hafside que de rares éléments. Débouchant sur une forme architecturale et stylistique bien propre qui fait toute son originalité, elle se fait miroir de sa dense histoire et le reflet des différentes époques auxquelles elle a survécu. Le palais El Abdelliya est incontestablement un témoin de notre patrimoine bâti à la «singularité monumentale», un rare témoin d’un passé lointain qui porte en lui notre mémoire et notre identité multiple et partagée. Avoir un tel palais est une richesse, une chance…

Trace aux innombrables traces du passé, des hommes et des femmes qui ont foulé son sol, cet édifice unique se doit d’être protégé contre l’obsolescence, compte tenu de sa forte qualité patrimoniale, de ses évocations et représentations aussi. Protéger le patrimoine est acte de patriotisme et une source de développement. C’est également une responsabilité commune, nous devons tous en être conscients. Les restaurations, interventions physiques, en cours doivent être suivies d’une valorisation immatérielle pérenne et d’actions de revitalisation se basant sur une vision et sur une politique culturelle réfléchies et cohérentes, avec une bonne gouvernance aussi. La vocation culturelle du «Centre international des Arts et de la culture Palais Abdelliya», au fort potentiel de surcroît, se doit d’être consolidée, mais avec une approche moins classique, loin des sentiers battus, misant davantage sur l’originalité, l’avant-garde, développant l’attractivité du site, lui redonner vie en l’inscrivant notamment dans un projet territorial et urbanistique.

Dates historiques clés*

•1500-1525 : construction du palais et son occupation par le prince hafside Abou Abdallah.

•1535 : destruction partielle du palais par les troupes de Charles Quint débarquées à Tunis.

•1675 : occupation du palais par Ali Bey, fils de Mourad Bey, sous la contrainte.

•1735-1756 : importants travaux de restauration à partir des plans hafsides.

•1793 : occupation du palais par le pacha de Tripoli, Ali Qaramanli,

réfugié auprès de Hammouda Pacha.

•Date non déterminée : occupation du palais el Abdelliya ainsi que les deux autres palais de la série par les Mouradites, les Husseinites et les consuls britanniques et français.

•1808 : utilisation du palais comme lieu de plaisance pour Hussein Bey.

•1814-1824 : occupation du palais par Mahmoud Bey.

•1827 : location du palais par le consul d’Angleterre, Thomas Reade père.

•1835-1855 : période d’abandon. 

•1845 : vente du palais au ministre Mustapha Khaznadar par Mhammed Bey.

•1855 : occupation d’El Abdelliya par le Consul britannique (probablement Thomas Read fils) qui y entreprit de grands travaux. Le palais a également abrité le gouvernement de M’Hamed Bey.

•1881 – ? : occupation du palais par le directeur des Finances François Depienne.

•1904 : occupation du palais par la famille du Prince Adel El Bey.

•1906 (1913 suivant d’autres sources) : acquisition du palais par Naceur Bey et son occupation par les descendants de Khaznadar.

•1923 : classement du palais comme Monument historique.

•1930 : le palais est donné au domaine communal et affecté à diverses activités.

•1942 – 1945 : conversion des ailes Nord-Ouest et Nord-Est en camp de réfugiés lors de la Seconde Guerre mondiale et de l’aile Sud-Est en entrepôts municipaux.

•1945 : transformation du palais en école primaire.

•1950 – 1957 : conversion du premier niveau en école primaire et occupation de la tour par la famille de Khaznadar.

•1959 : travaux de restauration menés sous l’ordre du Président Bourguiba.

•1960 : conversion d’une salle du deuxième étage en lieu de répétitions pour les jeunes écoliers.

•1960 – 1963 : habitation de la tour par quatre familles et des salles de l’aile Sud-Est sous gestion municipale.

•1968 – 1973 : occupation des salles Sud-Est et Nord-Ouest du palais par la Bibliothèque municipale et le Comité culturel et occupation des salles de l’aile Sud-Est par le parc du Service d’Hygiène municipal.

•1969 – 1970 : conversion probable de l’aile Nord-Ouest en prison.

•1974 : travail de relevé entrepris par J. Revault et récupération du palais par l’ Institut national d’archéologie et d’art (Inaa), actuellement l’INP, pour restauration et affectation et mise du palais sous la tutelle du ministère de la Culture.

•1975-1976 : démarrage des travaux de restauration et d’affectation aux manifestations culturelles et artistiques menés par Mohamed El Aziz Ben Achour.

•1977 : projet d’aménagement du palais en centre culturel et de spectacle mené par l’architecte Paul Le Verrier et Wolfgang Haydar.

•1989/90 : travaux de restauration menés sous l’ordre du Président Ben Ali.

•2010 : transformation du palais en un centre culturel.

•2018 : approbation du statut « Centre international des Arts et de la culture Palais Abdelliya».

*Note à nos chers lecteurs : certaines dates et informations ne sont pas concordantes d’une source à une autre.

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