Question à Sana Ben Achour, Présidente de l’Association Beity: «Les textes d’application manquent à la loi contre les violences faites aux femmes»

L’Etat tunisien, à votre avis, fait-il assez pour protéger toutes les femmes de la violence et des situations d’urgence auxquelles elles font face?


Mon jugement va vous paraître sévère et injuste vis-à-vis d’un Etat qui a fait plus que les autres pays de la région et  qui passe pour un modèle de féminisme.Je pense que l’Etat s’est dérobé aujourd’hui  à ses promesses d’éradiquer les violences de genre — s’il ne s’est pas détourné totalement d’elles. La loi organique contre les violences à l’égard des femmes attend encore à ce jour les textes d’application sur la prise en charge multisectorielle : l’information juridique, l’aide légale, les soins, l’hébergement, le fonds de réparation. Un  décret gouvernemental 2020-582 sur les centres d’écoute et de prise en charge a bien été adopté  au mois d’août 2020. Mais  il organise en réalité  le retrait de l’Etat. Ce dernier s’est débarrassé de la question sur les associations en leur faisant miroiter la chimère d’un «droit de priorité au financement public» dont personne ne comprend la consistance. Les ordonnances de protection peinent à se généraliser à l’ensemble des tribunaux en charge. La procédure d’urgence n’est pas respectée. Le désistement, prohibé par la loi qui fait de la violence de couple une action publique, est admis. Des  moyens de preuve impossibles à réunir sont toujours exigés sous couvert de neutralité du droit. Une victimisation secondaire  des femmes est pratiquée en cas de plainte et même au cours de l’audience. Des circonstances atténuantes sont accordées à l’agresseur.  Aucun budget n’a été affecté  à la question de lutte contre les violences faites aux femmes. Dans les régions, la situation est encore plus intenable. Les instances de coordination contre les violences faites aux femmes ne sont pas toutes mises en place. Elles sont dépourvues de moyens et ne disposent pas encore de protocoles  de prise en charge. Sans  l’intervention des associations et quelques exemples de bonnes pratiques collaboratives, comme avec l’Observatoire contre les violences, lui-même en cours de consolidation, la situation serait  des plus catastrophiques. A ces manquements, il faut ajouter la régression sur les  questions essentielles d’égalité en droit. Il n’y a pas de traitement de la violence sans traitement des inégalités de genre instituées et reproduites par la  loi. Tous les projets de loi sur l’égalité dans l’héritage, le code des libertés individuelles,  sont en suspens, voire renvoyés  d’un trait de plume aux calendes grecques. Aucun débat n’est possible sur le Code du statut personnel devenu, au fil de ses 60 ans, une arme contre les femmes, un vecteur de déni, de discorde et de  reproduction d’un modèle patriarcal obsolète comme la dot, «le mari chef de famille», la tutelle, «les enfants trouvés», sans compter  le dérisoire, des pensions de divorce, des pensions alimentaires des enfants mineurs, etc. Enfin, il ne faut pas oublier le Code pénal dont certaines dispositions  répressives — léguées d’un autre temps — sont une véritable insulte à la dignité : l’article 230 qui pénalise l’homosexualité et légitime des pratiques de tests proches de la torture et du traitement cruel et inhumain, la prostitution considérée encore comme un délit féminin, l’adultère ou la mendicité, délits mineurs qui donnent  lieu encore à des peines privatives de liberté. L’on est bien loin de ce qu’exige une politique publique d’éradication des violences à l’égard des femmes digne de foi. Il est même question d’une sorte de retour à une politique familialiste avec le projet du «médiateur familial».

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