Le cinéma à l’épreuve de la conscience morbide : Entre prise de parole citoyenne et acte esthétique

Par Dr Olfa DAOUD AJROUDI

Le film, qui suscite l’objet de notre intérêt, figure dans la continuité d’œuvres filmiques d’auteurs réalisateurs, foncièrement désintéressés du mode de production industriel, on peut le qualifier de film d’auteur. Traitant à la fois d’un drame intimiste sur fond de tragédie politique et sociale d’une société en pleine mutation en proie à des valeurs paradoxales.

Les évènements de l’histoire du film se déroulent en 2011 ; il s’agit d’une  famille composée de Fares et Meriem, parents de Aziz, âgé de 10 ans, qui décident de partir en voyage dans le sud tunisien. Toute la famille semble bien satisfaite de ce séjour dans le sud du pays, jusqu’au moment fatidique du retour où ils se trouvent pris dans une embuscade terroriste, et visés par ses tirs meurtriers. Grièvement touché, Aziz arrive à l’hôpital dans un état critique, attendant une urgente greffe du foie. Alors une course contre la montre s’enclenche et les vérités d’une nouvelle réalité commencent à prendre le dessus.

La production cinématographique contemporaine en Tunisie nous permet souvent de scruter un art que nous estimons comme remarquablement représentatif des manifestations artistiques dans le pays. Les auteurs réalisateurs tunisiens, sur la trace de leurs aînés, sont toujours beaucoup plus enclins à produire des films à large portée critique à l’égard d’un vécu social discutable. Chaque fois, la sortie d’un film tunisien fait référence à un monde équivalent qui nous intéresse parce qu’il est capable de nous amener vers d’autres expériences où notre conscience collective sociale, citoyenne et personnelle seront mises à rude épreuve.

Cette dimension critique confère au cinéma tunisien les traits essentiels de sa spécificité. En fait, il s’agit de films représentant et provoquant une source de réflexion au sein d’une société continuellement en proie et victime de sa conscience morbide.

Depuis quelques années une prometteuse vague de jeunes réalisateurs tunisiens prend son essor, ceux-ci se voulant toujours sur la trace de leur prédécesseurs ; citoyens engagés, et militants endurcis contre les esprits rétrogrades.

Nous considérerons dans le film de Mehdi Barsaoui Bik niich, ou pour la version française : Un Fils, l’exemple typique d’un cinéma tunisien authentique capable d’éclairer par sa propension et son engagement social et citoyen à pointer les maux de la société, parce que ce film s’est voulu engagé quant à sa thématique essentielle qui est le fléau terroriste et ses répercussions morbides sur la société. Nous constatons la pertinence de cet engagement dans sa dimension esthétique, formulée par tout ce qui serait capable de conquérir le fondement psychique du spectateur. C’est à travers cette dimension que ce dernier sera amené  à mieux réfléchir par lui-même, sans être sous les directives de l’auteur du film, sensé le ramener implicitement à la défense des bonnes causes. L’engagement Citoyen est aussi présumé dans le parcours narratif interprétant la pertinence de l’artiste à traduire les idées essentielles authentifiant son statut de citoyen dans la société en faisant œuvre utile.

Cette analyse représente un point de vue qui nous permet de voir le film de Barsaoui comme le constat d’un malaise civilisationnel. Il nous permet, ainsi, une substantielle prise de conscience des problèmes entravant l’épanouissement de notre société moderne.

À l’épreuve de la communauté

Par ses thématiques sociales brûlantes, le cinéma tunisien est à l’image d’une épreuve critique pour établir la communion de la société autour d’une reconsidération d’elle-même. Ce regard critique s’impose comme un examen attentif que nous menons à l’égard de la société tunisienne ; sa culture et comment elle s’appréhende elle-même à un certain moment donné. Un film tunisien réalisé comporte alors non seulement son identité sociale, mais encore les soucis de son auteur quant à ce qui figure comme problèmes entravant le progrès civilisationnel et culturel de son pays. Le répertoire cinématographique tunisien est ainsi déterminé sous la tournure d’un ensemble d’implications et de prospections sociales, c’est dans cette démarche que nous estimons les présents propos de Tomas McEvilley :

La première fonction sociale de l’art est de définir le moi communautaire, ce qui signifie aussi le redéfinir quand la communauté change. Les images de l’art, quels que soient leur variété, leur caractère mystérieux ou abstrait, fusionnent dans l’esprit communautaire comme une sorte de visage flottant dans un miroir.

La vocation de l’expérience cinématographique des auteurs réalisateurs tunisiens dénote un souci de se procurer à travers l’image filmique un certain pouvoir expressif et symbolique, figure d’un dispositif capable d’impliquer le spectateur dans une réelle introspection.

Nous entendons, dans notre approche du film Bik niich de Mehdi Barsaoui, examiner la démarche esthétique ainsi que la particularité de l’esprit filmique qui seraient capables d’intéresser le spectateur dans ce qu’ils génèrent de langage approprié. Ce langage est considéré pour son pouvoir à vérifier une culture qui se veut manifestement scrutée et jugée quant à son potentiel émancipateur. Car il se trouve que les croyances et les comportements de la collectivité au sein de notre société fonctionnent à l’égard d’une force dominatrice du conscient individuel.

Pointée comme potentiellement aliénante, cette force figure un profond désordre psychique chez les individus, et se détermine ainsi, comme une conscience morbide. Ce que nous désignons par la conscience morbide est loin de ce que la psychologie indique comme une conscience d’être malade et de nécessiter un traitement et des soins, pareillement à une capacité d’introspection, permettant de faire la démarche de regarder en soi-même. Il se trouve que si nous partageons avec une pareille définition ce que signifie l’adjectif «morbide» comme ce qui est malsain, pathologique et pervers, il n’en est pas de même pour le terme de «conscience» que nous désignons plutôt comme la faculté qui pousse à porter un jugement de valeur sur ses propres actes plutôt que comme une connaissance intuitive ou réflexive immédiate, que chacun a de son existence et de celle du monde extérieur

Ainsi, ce que nous définissons de conscience morbide est ce qui dérive d’un jugement de valeur enclavé par le pouvoir accablant, des croyances et des comportements de la collectivité ; tout ce qui mène à une force dominatrice relevant d’un trouble psychotique, figure d’une existence défaillante. La conscience morbide foncièrement cultivée au sein des sociétés arabo-musulmanes conservatrices figure dans l’œuvre d’un bonheur considérablement recherché mais qui reste continuellement inhibé par les tournures déprimantes d’une épouvantable interprétation de la religion. Les individus ainsi frustrés au sein de la communauté vivent dans une défaite continue, images de personnages aliénés, et finissent par s’accommoder dans une fusion totale avec un entourage hypocrite et pervers.

Ce sont les individus offusqués au sein de la collectivité qui seront plus enclins à cultiver des jugements  plus ou moins radicaux et seront par la suite naturellement enclins à de potentiels actes terroristes, car il se trouve que le terrorisme n’est pas seulement attribué à l’effondrement du système sécuritaire après la révolution, et du fait d’avoir bénéficié de la loi d’amnistie générale mettant en liberté des milliers de prisonniers, dangereux pour un bon nombre d’eux.

La montée terroriste en Tunisie est une portée inévitable du comportement de la collectivité en ce qui concerne les croyances populaires en matière des droits de l’homme. Elle est plutôt la conséquence des liens qu’entretient une société tunisienne bouleversée par d’inextricables collisions culturelles et civilisationelles. Ainsi, la montée terroriste est aussi corrélative à la schizophrénie sociale, figure d’une société amplement éblouie par le développement économique et socioculturel des nations laïques, mais ne fournissant aucun effort pour surmonter les dérives aléatoires et inconsidérées du châtiment, de la prohibition et de la culpabilité. C’est là que le problème se situe lorsque la société souffre du conflit permanent entre les valeurs culturelles ancestrales et celles nouvellement acquises, et c’est ainsi que le terrorisme a bel et bien profité de la vulnérabilité sociale et identitaire des communautés.

Selon la sociologue et professeure à l’université de Tunis el Manar, Fethia Saidi :

«Le phénomène terroriste est principalement lié à la radicalisation des représentations sociales et identitaires. Il n’a pas changé de visage à la révolution malgré la multiplication des groupes terroristes. Ses origines sociologiques sont les mêmes, même si on assiste à des revendications variées. Il est certain qu’une vision extrémiste lie tous les groupes terroristes quelles que soient leurs revendications. Ainsi, la violence et les crimes contre l’humanité sont le dénominateur commun entre eux »

En fait, ces propos condamnent une société arabo-musulmane lourdement accablée par les controverses stériles du licite et de l’illicite dont découlent les  vulnérables  dérives périlleuses du  fondamentalisme religieux.

Le film de Mehdi Barsaoui bik niich comporte lui aussi une pareille condamnation même s’il ne traite pas explicitement la question de la conversion d’un citoyen typique en terroriste. Le fait qu’il expose un drame familial causé par un acte terroriste suffirait à mettre en cause tout un contenu socioculturel qui aurait pu engendrer de pareilles machines sanguinaires. C’est grâce aux procédés esthétiques du réalisateur que nous nous engageons dans le film afin de mieux comprendre et explorer cette critique sous-jacente et latente des communautés régressives.

Evoquer un malaise citoyen à l’égard du pouvoir accablant des communautés régressives, implacables et intransigeantes, quant aux droits primordiaux des individus, tel est l’objet du film.

L’engagement citoyen

Le récit filmique se base essentiellement sur une trame qui démontre que l’ascension des organisations terroristes armées est un vrai danger pour la société. Car en plus de menacer l’existence de gens innocents, cela impliquerait aussi une abolition des valeurs essentielles et prometteuses des civilisations arabo-musulmanes pro-modernes ou qui aspirent à la modernité. C’est donc à cette fin que le réalisateur s’investit beaucoup plus dans ce que l’espace filmique prônerait comme inspirations psychiques en rapport avec les protagonistes pour exprimer leur drame. L’espace diégétique est ainsi issu d’un cadrage étroit filmant avec justesse le drame intérieur des protagonistes.

L’esprit dramatique des lieux relate parallèlement la peine des parents déchirés par leur angoisse de perdre leur fils unique et le danger extrémiste pour ce qu’il est capable de viser de ses tirs meurtriers vers des citoyens innocents. L’esprit du cadrage figure aussi un espace poussant le spectateur à critiquer le conformisme. Et c’est dans ce sens que l’esthétique filmique progresse dans la monstration du danger extrémiste, pointant corrélativement une communauté encouragent la haine, l’intolérance et la corruption.

Lieux et cadrage sont les mieux capables d’adjuver la détresse parentale et celle du spectateur. Ici, l’espace se fait le support du film, c’est à lui de fournir, à travers l’iconicité de l’image, l’intégralité de la portée dramatique du film. Ces espaces détiennent leur particularité de la nature des lieux qui les occupent, ainsi que de leur portée sémiologique. L’espace de l’hôpital est figuré comme une spatialité éprouvante pour les deux protagonistes, l’atmosphère est pesante reflétant le désarroi  d’une attente pénible. De surcroît, l’on est appelé à suivre dans ce caractère des lieux de l’hôpital, l’éprouvante situation des parents ayant découvert le défaut de correspondance du bilan sanguin du père qui exclut tout rapport de filiation avec le fils blessé.

L’aspect austère des lieux de l’hôpital sera extrêmement prégnant de toute la spatialité filmique. Cet aspect se réfère sans doute à une image conventionnelle et stéréotypée des établissements sanitaires délabrés en Tunisie. C’est par rapport à cet espace qu’on est mieux amenés à appréhender les données de l’image filmique dans Bik niich, une image, symbolique de la situation miséreuse de toute une société. Ce potentiel spatial reste bien confirmé par André Gardies : «D’une certaine manière, les lieux (et par conséquent l’espace) disent toujours autre chose qui les déborde».

Engagés dans un principe dénonciateur, le film fixe les termes d’un contrat de lecture ; en amorçant le déroulement narratif d’une réalité sociale inquiétante ; le fléau terroriste, le trafic d’organes et la corruption du système. Condamnant ainsi les communautés régressives qui ne cesseront de freiner le développement social par leurs positions irresponsables et dépassées. Nous pouvons évidemment toucher ce principe dans les rencontres des parents avec les personnages du milieu médical, là où les lieux clos sont dépeints dans l’enfermement et la défaillance de lumière, afin de souligner et mettre en relief cet aspect lugubre retracé par un cadrage bien serré.

Le film scrute l’intégrité des relations sociales au sein des communautés modernistes exhortant les notions des libertés et de l’émancipation sociale. Ainsi l’embarras de l’épouse est doublement fixé par le défaut de parenté entre le père et le fils. Se sentant coupable et prise par les remords, cette dernière succombe au déshonneur, engendré par son infidélité. Bien que ce nouveau tournant de l’histoire dans le film semble éloigner le spectateur et le détourner du problème initial qui est le terrorisme, il nous semble que les critiques de l’auteur du film prennent un autre sens, pour ainsi culpabiliser une société moderne qui manque à ses valeurs morales et est capable de trahir ses principes. Ainsi la perfidie de l’épouse est synonyme de la trahison mutuelle entre les membres d’une élite sociale, stigmatisée pour sa trahison de la cause sociale prêchée par nombre de Tunisiens défenseurs des libertés et des droits de l’homme. La perfidie de l’épouse symbolise sans doute une pareille trahison de ceux qui prétendent faire partie d’un flanc social militant contre l’islam politique et l’intégrisme religieux.

C’est dans les panoramiques des zones arides du sud tunisien que le réalisateur nous impose la pénible existence des communautés locales. Ici les notions d’ouverture et de liberté se trament dans un déplacement vertigineux comme pour esquisser cet engouement de liberté que symbolisent les lieux géographiques. Les images enfilées des montagnes arides du sud tunisien désignent au début du film un paysage saharien des plus envoûtants. Et c’est ce même paysage qui se métamorphose en un  espace déconcertant en rapport avec les bandes de trafiquants en tout genre ; armes, organes, drogues, etc. Ce déplacement sémiotique du genre des lieux nous renvoie à un espace incertain.

En traitant la question du trafic d’organes, le metteur en scène matérialise une image volontairement navrante de cette pratique clandestine. Cette image semble soutenue par l’impact psychique des lieux et le déroulement narratif du film jusqu’à la fin. Le réalisateur pointe du doigt une situation des plus inhumaines qui soient ; la condition d’enfants orphelins, victimes de la révolution, détenus sur la rontière lybéenne et pourvoyeurs d’organes en toute clandestinité.

La spatialité hostile projette un pressentiment contée dans l’acte de spectature; il s’agit bien d’adjuver le malaise social figuré dans le film.

Le principe sémiotique, engendré par la nature du cadrage et le rendement psychique des acteurs, vise une plus grande sollicitation du spectateur pour acquérir l’opportunité de dévisager certains maux de la société tunisienne. Les images filmiques sont de nature discursive, puisqu’ils représentent un espace social illustré dans un certain réalisme. L’espace de l’hôpital, bien que typique et commun à la majorité des établissements sanitaires en Tunisie, reste révélateur et illustre bien la réalité navrante: de ce jeune couple, et à travers eux une situation encore plus navrante : celle d’un pays malade. Ainsi l’espace de l’hôpital ainsi que les lieux comme les couloirs, salles d’attente et chambres des malades…évoquent la maladie et expriment l’atmosphère et significative du drame que subit tout un peuple suite à une situation politique et socio-économique échappant à tout contrôle. Il nous semble que le choix du réalisateur pour de pareils lieux n’est pas dépourvu de pertinence. En fait, ces lieux sont choisis pour pousser le spectateur à réfléchir sur le drame qu’affronte un jeune couple tunisien anéanti et impuissant par leur impuissance face à la souffrance de leur enfant. Ce couple, se trouvant comme piégé dans l’espace d’un hôpital régional qui manque de tous les moyens sanitaires et qui est à l’image d’une société tourmentée et pointée pour vulnérable pour ses conditions dérisoires. Il s’agit donc d’un principe cinématographique qui opère l’agencement discursif par rapport à une logique narrative confirmée dans la nature même des lieux. Ce sont des lieux permettant d’agencer le récit dans un cadre foncièrement psychique.

Cette trame filmique vise à inciter la conscience du spectateur en tant qu’instance critique censée faire face à l’obscurantisme religieux et aux systèmes corrompus cultivés au sein des communautés.

Il s’agit de figurer un certain appel à cogiter son réel, à se figurer comme dérangé dans  un espace cinématographique imagé dans un rythme haletant qui donne à l’espace filmique sa profonde dimension sociale. En fait, il s’agit de soutenir un esprit critique dévoilant la conscience morbide qu’intronise une société manipulée par ses propres démons.

Conclusion

Bik niich se saisit dans un langage cinématographique qui vise une prise de position du spectateur, impliquant sa citoyenneté pour une plus profonde conscience des dangers qui menacent les fondements humanistes de la société tunisienne moderne. Sans doute, s’agirait-il d’une prise de position réfléchie et totalement formulée dans une appréhension sous entendue de l’intégrisme ; du poids socioculturel que peut avoir la religion sur nous, de cette conscience morbide, adversaire de la vie et du bonheur que la vie peut admettre. Dans son film, le réalisateur ambitionne de bouleverser la tranquillité passive du spectateur et le pousse à s’interroger sur les questions fondamentales et profondément humanistes comme l’amour, la paternité et la filiation. Qu’est-ce qu’un père et qu’est-ce qu’un fils ? Il ambitionne de même à le marquer avec gravité par un questionnement latent, le détremper dans une appréhension sérieuse d’un sort incertain. Le spectateur est, pour ainsi dire, souscrit dans une responsabilisation signifiée et assumée pour une plus scrupuleuse position citoyenne.

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