Secrétaire Générale de la Fondation «Leaders pour la paix» et fondatrice de l’association «Tunisiennes fières» : Qu’est-ce qui fait courir Donia Kaouach?

Elle court, elle court Donia Kaouach, active, efficace, inventive, présente sur tous les fronts, engagée dans les grands débats de société. On vient à peine d’apprendre qu’elle a été reçue par le Pape pour lui parler des «Ecoles de la Paix», un projet qu’elle porte à bout de bras, que la voilà à Milan pour le G20. Elle en revient pour aussitôt repartir à Dubaï où elle a été chargée d’organiser une rencontre pour le pavillon «Femmes» qu’a monté la maison Cartier. Il faudra la saisir au vol pour qu’elle puisse prendre le temps de répondre à nos questions.

Donia, bien que les règles de discrétion du Vatican soient rigoureuses, pouvez-vous nous dire comment s’est passée votre entrevue avec le pape ?

C’était un grand moment car ce sont des gens hors normes. Le Pape François est un homme fascinant ; sa dimension spirituelle le rend hors normes. Mais je dirais que ce qui m’a le plus frappée est son humilité et sa simplicité.

C’ est une personnalité engagée, audacieuse humaniste et avec une architecture intellectuelle remarquable. Il est très impliqué à titre personnel dans tous les défis de notre siècle avec des sujets de prédilection tels que la crise migratoire, le climat ou encore les questions liées à la jeunesse. Je lui ai apporté la «Pomme de Carthage», une grenade qui symbolise la richesse historique de la Tunisie, la diversité des cultures qui font la singularité de notre pays. Il l’a tout de suite reconnue et s’est exclamé «Manzana di Carthago». Puis il a eu des mots amicaux sur la Tunisie.                Notre pays est aimé sur le plan international. J’ai eu l’occasion de le constater dans mes nombreux déplacements.

Sous l’impulsion de ce pape, le Vatican a vu la naissance d’un nouveau dicastère (Ministère) appelé le dicastère du développement humain intégral, entièrement dédié aux sujets que j’ai cités plus haut. Il a nommé une femme dans le corps exécutif de ce ministère éminemment politique, et c’est une première. C’est un têtu qui veut faire bouger les choses et ce n’est pas toujours simple : le Vatican est une organisation très puissante et complexe. Même si nous pensons le Vatican comme un lieu spirituel, il est surtout un lieu politique extrêmement sophistiqué.

Dans son livre : «Un temps pour changer», que j’ai évidemment lu pour préparer cette rencontre, il fait le bilan de la crise du covid et nous invite à trouver le sens de notre existence, à agir, à s’engager et à être utile aux autres. Il dit au fond que nous avons tous «nos Covid», nos épreuves mais qu’il faut à chaque fois en faire œuvre utile. C’est aussi mon mantra : transformer les épreuves en levier.

Le Pape François est un Jésuite, il a profondément modernisé et simplifié le protocole du Saint Siège. C’est le premier Pape qui se mélange ainsi au reste de la communauté, notamment au moment des repas. Il a renoncé à ses luxueux appartements pour vivre avec le reste de la curie.

L’une de ses grandes actions restera à mon sens le dialogue qu’il a engagé avec la communauté musulmane. Mon échange avec lui a notamment porté là- dessus. D’abord avec les Chiites et cet incroyable voyage en Irak à l’occasion duquel il s’est entretenu avec l’Imam Al Sistani. Le Pape a pris personnellement l’initiative de ce déplacement contre l’avis de ses conseillers. Mais n’est- ce pas cela un leader ? Une personnalité capable de s’affranchir des opinions des uns et des autres, et capable surtout d’agir avec vision et conviction. Il a poursuivi ce dialogue avec le monde musulman en se rendant en Egypte afin d’y rencontrer le recteur de l’université Al Azhar, lieu de référence de l’islam sunnite. Son entourage proche raconte l’amitié entre les deux hommes. A tel point qu’ils ont décidé la création d’un comité pour la haute fraternité humaine qui réunit 5 personnalités dont l’Emir d’Abu Dhabi et Irina Bokova, membre du conseil de la fondation que je dirige : «Leaders pour la Paix».

Ce haut comité a publié un document remarquable à destination de la jeunesse sur la fraternité, les invitant justement à regarder ce qui les unit plutôt que ce qui les divise. Le texte rappelle également que le repli sur soi des individus et des nations est sans issue : nous devons, en effet, agir communément pour survivre aux périls qui nous menacent: l’accroissement des inégalités, le changement climatique… Les défis sont globaux et les réponses doivent l’être aussi.

Ce texte est enseigné dans plusieurs écoles du monde arabe. Je souhaite qu’un jour il puisse intégrer les bancs de l’éducation nationale tunisienne. Durant nos échanges, le Pape a insisté sur la montée de la violence dans nos sociétés et il a eu, pour illustrer la nécessité de retrouver ce respect perdu, des mots justes et profonds : «Je retire mes souliers devant la terre sacrée de l’autre». Je crois que chacun d’entre nous devrait retirer ses souliers devant la terre sacrée de l’autre pour préserver notre plus grand bien commun : le vivre-ensemble.

Vous étiez au G20. Quelles ont été vos impressions et qu’en avez-vous ramené du point de vue projets ?

J’étais en effet à Milan pour le G20 Femmes. Avec le Women’s Forum une charte d’engagement a été signée par plusieurs groupes internationaux comme Kering, Google afin de faire respecter le «gender equality». Encore une fois et malgré les turbulences que notre pays peut traverser, la Femme tunisienne est légitime pour témoigner. Notre histoire est unique. Personne ne peut effacer l’Histoire. Notre statut également. Encore une fois je me rends compte à l’occasion de rencontres internationales qu’il existe une spécificité des femmes tunisiennes, même si de l’intérieur nous pouvons avoir le sentiment que l’on recule. A titre personnel ma tunisianité est ma force et mon moteur. Je n’ai jamais cherché à la gommer ou à l’atténuer, au contraire. Le contact avec les femmes tunisiennes est vital pour moi : elles m’inspirent, c’est ainsi !

Mon intervention a porté essentiellement sur la diplomatie féministe et mon expérience personnelle en tant que femme, jeune, tunisienne et musulmane, évoluant dans un milieu international assez masculin, et dirigeant et siégeant au conseil d’administration d’une fondation qui rassemble tout de même des personnalités de premier plan : Leaders pour la paix. Je cochais plutôt les cases pour être ailleurs et nous sommes nombreuses dans ce cas. Moins de 10% des leaders mondiaux dans le monde sont des femmes, il y a plus de femmes au XXIe siècle décédées en raison de leur genre que les victimes cumulées des deux guerres mondiales et des guerres civiles. Il y a là un vrai sujet non ?!

Plusieurs raisons expliquent cela, mais, à mon sens, le plus grand virus est l’absence d’accès au leadership pour les femmes. Pour pouvoir changer les choses, les femmes doivent accéder à des positions dirigeantes : cheffe d’Etat, grand patron… les quotas ne suffisent pas. C’est l’exercice du pouvoir qui compte. Pour cela il faut s’y préparer et «take it all» comme disent les Anglo-Saxons. Je crois à la puissance des femmes, une puissance qui n’écrase pas mais qui transforme. Plusieurs études ont démontré que les femmes portent en elle des qualités intrinsèques qui feraient le plus grand bien à nos sociétés. Le prix Nobel de la Paix, Denis Mukwege, vient de publier un ouvrage remarquable intitulé «La Force des Femmes». Je vous invite à le lire, écrit de surcroît par un homme.

Le monde gagnerait beaucoup à avoir plus de femmes aux commandes : alors arrêtons de douter et allons-y !

A l’Exposition Universelle 2020, vous aviez pour mission de réunir un panel de femmes représentant leurs pays, et s’étant distinguées en ayant réalisé quelque chose pour lui. Racontez-nous…

La marque Cartier est une marque engagée et depuis longtemps. Dans la plus grande discrétion ils agissent pour l’éducation, la planète, les femmes…c’est comme cela que notre histoire avec eux a démarré. Ils sont les principaux soutiens, et je les en remercie, d’un projet que je lance au sein de la fondation Leaders pour la Paix, en 2022 : «Les Ecoles Itinérantes de la Paix», destinées à former les jeunes vivant dans des pays turbulents à une certaine éthique de la responsabilité. Tout le monde a le droit à une éducation de qualités, et je vais plus loin : sans cela rien ne sera possible. Notre pays, la Tunisie, doit gagner la bataille de l’éducation. C’est notre priorité absolue. Les écoles de la Paix offriront à celles et ceux qui ne peuvent pas y avoir accès, mais qui ont l’intérêt et la passion, une formation intensive courte et de haut niveau à la vie publique.

Pour la première fois, dans une exposition universelle, un pavillon Femmes a été créé. Cartier a financé et programmé, aux côtés des autorités émiratis, ce pavillon. Je suis fière que ce pavillon se soit tenu dans le monde arabe. C’est un signal important qui a été envoyé.

A cette occasion, j’ai construit avec les équipes du pavillon un panel sur le thème «Femmes, Paix et sécurité» à l’occasion duquel nous avons réuni des personnalités féminines internationales et il y avait un dénominateur commun à toutes nos expériences pourtant si différentes : la nécessité de s’engager avec confiance et sans peur. Je salue à ce titre le courage des femmes afghanes présentes, toutes exilées, ayant abandonné une partie de leur vie en raison de leurs engagements politiques et le talent des femmes du gouvernement des UAE.

Christine Lagarde, à qui nous avons demandé de participer, a dit une chose très juste : «Nous ne pouvons tout simplement pas nous permettre de laisser des femmes talentueuses à la traîne, alors que nous nous attaquons aux grands défis qui nous attendent, comme le changement climatique et les inégalités».

Vous préparez le prix «Tunisiennes Fières-Sisley», qui sera bientôt décerné à Tunis. Pouvez-vous nous en parler ?

Le prix «Tunisiennes Fières – Sisley» est un prix qui récompense la «réussite au féminin» C’est une façon de rendre hommage à mon pays, à ses femmes et à son potentiel. Ce prix a pour objectif d’’accompagner des femmes porteuses de projets innovants, disruptifs et créateurs de valeurs. C’est également un moment où je peux parler de mon pays auprès de personnalités internationales et de médias étrangers. Je saisis cette occasion pour remercier la fondation Sisley d’Ornano pour son engagement depuis presque 5 ans maintenant dans cette aventure commune.

Quels sont vos projets ?

J’ai plusieurs projets mais ils tendent vers le même objectif : agir avec utilité et engagement.

Notre temps est limité, nous devons donc essayer de «servir» : son pays, une cause, une entreprise, la culture… mais ne restons pas spectateurs. Je constate que les jeunes ne croient plus dans la politique, toutes les enquêtes d’opinions le démontrent. Je peux comprendre leur déception ; mais je voudrais leur dire de ne pas renoncer. Que nous pouvons faire de belles choses en politique, elle a été inventée pour éviter la guerre. Nous devons nous engager collectivement, chacun à son échelle, comme il le peut.

Ne cédons pas au déclinisme, et aux sirènes de l’individualisme, soyons dans l’action même si elle n’est pas toujours simple et n’oublions pas comme le disait Jean-Paul II pour rester dans le thème du Vatican que «chacun est nécessaire».

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