Enregistrements des derniers appels téléphoniques de Ben Ali : Quel apport historique ?

Au-delà de cette polémique autour de ces documents fuités, on s’aperçoit, avec du recul, que ces enregistrements acquièrent, d’une manière ou d’une autre, une valeur historique et sont entrés dans l’histoire de la Révolution tunisienne. Une histoire qui nécessite assurément une reconstitution des faits et des éléments disponibles pour pouvoir connaître la vérité derrière la chute du régime de Ben Ali qui, dans ces moments historiques, semblait hors du contexte.

Alors que les Tunisiens semblent avoir tourné cette page, celle des circonstances de la Révolution tunisienne et des derniers moments de l’ancien régime, onze ans après, un nouveau rebondissement vient renaître de ce sentiment de nostalgie, mais surtout ces interrogations autour de la chute du régime de Ben Ali. Autant dire que les Tunisiens, submergés de problèmes quotidiens, de cherté de la vie et de crise économique et sociale, ne se disent plus concernés par tout ce qui s’est passé avant et pendant le 14 janvier, mais les enregistrements d’appels téléphoniques de Ben Ali avec quelques hauts responsables et des personnes proches, pendant les derniers jours de son régime, pourraient apporter un nouvel élément à l’histoire de la Révolution tunisienne pour pouvoir reconstituer les faits. 

En exclusivité, des enregistrements historiques ont été publiés par la chaîne britannique BBC à l’occasion du 11e anniversaire de la Révolution tunisienne. Il s’agit d’appels téléphoniques passés par l’ancien président, feu Zine El Abidine Ben Ali, alors qu’il quittait le pays le 14 janvier 2011.

La BBC a assuré avoir présenté ces enregistrements à des personnes qui connaissent les responsables concernés et qui ont estimé que les voix sont authentiques. Le média assure également avoir passé plus d’un an à entreprendre des recherches sur l’authenticité des enregistrements. «Ils ont été analysés par un certain nombre d’experts audio-légaux au Royaume-Uni et aux États-Unis qui ont recherché des signes de falsification ou d’édition, ou un traitement deep fake qui reproduit artificiellement les voix. Aucune suggestion d’altération ou de manipulation n’a pu être trouvée», a-t-on noté.

Au fait, pour la BBC, l’intérêt médiatique et historique réside dans le fait que ces enregistrements dévoilent les derniers moments du régime de Ben Ali, mais surtout l’état psychologique dans lequel était l’ancien président déchu.

«Ces derniers instants montrent dans quelle mesure son autorité s’est effondrée, scellant le sort de ses 23 ans de dictature et déclenchant la vague de soulèvements pro-démocratie du “printemps arabe” dans la région», indique-t-elle.

Ces enregistrements concernent notamment des appels téléphoniques entre Ben Ali et le producteur Tarak Ben Ammar, une des personnes les plus proches de l’ancien président, son ministre de la Défense, Ridha Grira, le général Rachid Ammar, chef de l’armée et un proche confident, l’homme d’affaires Kamel Letaief.

Pour la BBC, les enregistrements montrent comment l’ancien président tunisien était dans une situation de confusion et ignorait la réalité du terrain, alors que la population était en ébullition. Car, en effet, si ces enregistrements semblent authentiques, on peut clairement déduire que Ben Ali était à la merci des conseils mais surtout des instructions de ses ministres et de ses hauts responsables, mais aussi de personnes proches, durant ses derniers instants au pouvoir.

Des moments historiques

Ce sont notamment les appels passés avec son ministre de la Défense, Ridha Grira, entre les 13, 14 et 15 janvier qui sont assez révélateurs de la situation dans laquelle se trouvait Ben Ali. Il commence par interroger son ministre sur la situation en Tunisie.

Ce dernier lui annonce «qu’un président par intérim est désormais en place en la personne de Mohamed Ghannouchi, ancien Premier ministre». Ben Ali appelle alors de nouveau son ministre de la Défense, lui demandant s’il doit rentrer, et cette fois Ridha Grira était plus direct, disant «qu’il ne peut pas garantir sa sécurité en dehors du palais présidentiel» s’il le fait.

«On s’attend aujourd’hui (15 janvier) à une journée très difficile et pleine d’émeutes, je ne peux pas garantir votre sécurité en dehors du palais, mais la dernière décision vous revient», s’exprime Grira dans une grande confusion.

L’appel passé avec son confident, l’homme d’affaires Kamel Letaïef, est également révélateur. Sur un ton sec, ce dernier disait à son président que son retour n’était pas souhaitable pour le moment. L’autre enregistrement d’un appel entre Ben Ali et le général Rachid Ammar en dit long sur cette situation de confusion dans laquelle s’enfonçait de plus en plus durant ces derniers moments de pouvoir l’ancien président. «Je suis le président», lui dit Ben Ali. Ammar le rassure que «tout va bien». Encore une fois, Ben Ali pose la même question: doit-il retourner en Tunisie maintenant ? Ammar lui dit «qu’il vaudrait mieux qu’il attende un peu. Quand vous pourrez revenir, nous vous le ferons savoir, monsieur le Président», dit Rachid Ammar.

Selon ces enregistrements, l’ancien président de la République ne maîtrisait aucunement la situation. Dans une conversation avec son ministre de la Défense, on évoquait même un «coup d’Etat entrepris par les islamistes». 

Que faisait Ben Ali durant ces derniers jours ? Avait-il accès à la réalité dans les différentes villes en soulèvement ? Comment peut-il s’interroger autour de la réalité des choses et autour de la situation alors qu’il était le premier responsable de l’Etat et que dans son régime dictatorial tout devait passer par le Palais de Carthage ? Ces enregistrements dont certains contestent la véracité montrent en effet que Ben Ali était hors du contexte et visiblement très mal informé de la situation. Qui a donné, donc, l’ordre de réprimer aussi violemment la population révoltée et en faisant usage d’armes à feu ?

Réactions et témoignages

Ces enregistrements publiés par la BBC en exclusivité ont fait polémiques et ont fait couler beaucoup d’encre. Pour le moment, aucune personnalité citée dans ces enregistrements, à l’exception de Kamel Letaïef, n’a voulu donner sa version des faits. Mais aucune d’entre elles ne les ont, également, démentis. Cette position est assez compréhensible dans la mesure où les événements de ces derniers moments historiques sont toujours entre les mains de la justice militaire qui poursuit ses enquêtes et ses interrogatoires.

RachidAmmar s’est contenté quant à lui de dire qu’il ne pouvait pas commenter ces enregistrements mais reconnaît qu’il a eu un appel téléphonique le 14 janvier avec le président de la République.

Et en revenant sur le contenu de cet appel tel que raconté par cet ancien haut responsable militaire, on s’aperçoit qu’il est identique à celui dans les enregistrements publiés par le média britannique.

L’animateur télé Borhen Bsaies et l’une des principales figures médiatiques du régime de Ben Ali ne remet pas en cause la véracité de ces enregistrements. «Il n’y a que la voix du président de la République qui me paraît un peu bizarre, mais je pense que c’est une matière authentique », témoigne-t-il.

C’est aussi les manières avec lesquelles ce média a pu accéder à ces enregistrements qui posent plusieurs interrogations. Pour certains, ce sont des responsables sécuritaires et de renseignements tunisiens qui ont pu intercepter et enregistrer ces appels qui ont vendu cette matière à la BBC. Alors que pour d’autres, c’est simplement de la matière fuitée par les services de renseignements britanniques à des fins bien précises.

D’ailleurs, Kamel Akrout, l’amiral à la retraite et ancien conseiller à la sécurité nationale du président de la République feu Béji Caïd Essebsi, s’est interrogé sur le timing des divulgations d’enregistrements des derniers appels entre le président de la République déchu, Ben Ali.

Il va jusqu’à faire le lien entre «le mouvement islamiste, Ennahdha, et le gouvernement britannique et ses services de renseignements». «Le timing des divulgations d’enregistrements par la BBC interroge au plus haut niveau. Quand on connaît les inclinations des services de renseignements de la BBC pour l’islam politique, on comprendra la soudaine philanthropie et la soudaine transparence de la BBC», a-t-il posté.

Le journaliste tunisien Mongi Khadhraoui donne une autre version. Il explique qu’il existe d’autres enregistrements des communications téléphoniques de l’ex-président Ben Ali et de son entourage relatifs à la journée du 14 janvier 2011, outre ceux diffusés par la BBC.

Il a précisé que ces audios sont légalement la propriété du média britannique, ajoutant qu’il a proposé un projet similaire à la télévision nationale resté sans réponse. «Il y a deux ans, j’ai présenté un projet de documentaire incluant des documents et des enregistrements exceptionnels sur ce qui s’est passé entre le 13 et le 15 janvier 2011, mais pas de réponse, aujourd’hui, c’est la BBC qui le fait», a-t-il regretté. 

En tout cas, au-delà de cette polémique autour de ces documents fuités, on s’aperçoit avec du recul que ces enregistrements acquièrent, d’une manière ou d’une autre, une valeur historique et sont entrés dans l’histoire de la Révolution tunisienne.

Une histoire qui nécessite assurément une reconstitution des faits et des éléments disponibles pour pouvoir connaître la vérité derrière la chute du régime de Ben Ali qui, dans ces moments historiques, semblait hors du contexte.

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