Ali Graja, ancien attaquant international du CSS: «Dans la vie, il n’ y a pas que l’argent ! »

«Sassi wa Dalhoum, wa Graja Qalb El Houjoum», chantaient les fans du Club Sportif Sfaxien (ex-Club Tunisien) dans les années 1960. Et pour chambrer leurs voisins du Sfax Railways Sport, ils poussaient la chanson en ajoutant : «Wel Karoui Yaoum» (Et Karoui (le keeper railwyste) coule».


Légende d’un CSS romantique et étonnamment spectaculaire, Graja faisait donc partie de la ligne offensive du club noir et blanc le plus spectaculaire de l’histoire : ouvertures lumineuses, amortis de la poitrine et dribbles déroutants. Tous les amateurs du beau jeu se reconnaissent en ce génie du ballon rond. 

Ali Graja, cela fait bien longtemps qu’on vous a perdu de vue. Que faites-vous à présent ?

C’est depuis belle lurette que j’ai pris ma retraite de la municipalité où j’étais employé. Avec l’Académie du CSS, j’ai eu la chance d’exercer trois fois par semaine en faisant des démonstrations aux jeunes talents. Depuis 1959, je suis au CSS. Le sport a donné un sens à ma vie. La passion de ma vie, c’est d’être au contact du ballon rond.

Votre génération a été profondément marquée par Kristic, un entraîneur qui vous a fait  pratiquer un foot pur et joyeux, non ?

Le Yougoslave Milan Kristic a été sans conteste mon meilleur entraîneur, une sorte de mécène du talent et du génie. C’est le père spirituel de cette génération bénie des dieux. Il avait en charge toutes les équipes, des minimes jusqu’aux seniors contre un salaire de 150 dinars. Le soir, il faisait la ronde des foyers de ses joueurs dont il connaissait parfaitement l’adresse pour contrôler leur hygiène de vie. Il était tout à la fois bon et sévère. Sans doute dans l’intérêt du joueur qu’il cherchait à faire progresser. Kristic avait carte blanche de la part de notre président d’honneur, Abdelmajid Chaker. Personnellement, je n’étais pas très fort physiquement, et il me fit travailler énormément. On a pris soin de ma nutrition suivant un régime alimentaire précis. La perte de Kristic a été pour moi un choc terrible.

Qui vous a fait venir au football ?

Moncef El Gaïed, un joueur modèle et un grand intellectuel qui a poursuivi ses études en France. Il m’a vu jouer au quartier quand il venait chez ma tante. Un jour, il m’a dit : «Demain, je t’emmène signer au Club Tunisien», l’ancienne appellation du CSS. C’était en 1959, j’avais alors 15 ans. J’ai perdu ma mère, puis mon père la même année, j’avais huit ans. Ma sœur et ma tante m’ont pris en charge. Pourtant, je ne me suis jamais senti orphelin. J’ai été gâté. Habib Larguech était notre président, et Abdelmajid Chaker, président d’honneur. Habib Marzouk puis l’Algérien Mokhtar Arribi, un des fondateurs de la fameuse équipe du FLN, étaient mes entraîneurs. Je dois reconnaître que le ballon rond m’a fait connaître beaucoup de gens et de pays. J’ai joué avec trois générations : de celle de Cherif, Jedidi, Benzarti, Douiri, Lamine, Chaïbi et Sassi jusqu’à celle  de Dhouib, Agrebi, Akid… J’ai disputé mon premier match seniors en 1962-63 contre l’UST du grand Farzit au stade Géo-André (actuel Zouiten). Nous l’avons emporté (1-0).

Et le dernier ?

En 1975. D’ailleurs, j’ai organisé un jubilé, un des tout premiers de l’histoire du football tunisien. La sélection de Sfax, qui était opposée à une sélection de Tunisie composée de Kanoun, Attouga, Rtima, Hammami, Mghirbi…, s’est imposée (2-1). J’ai inscrit ce jour-là un but au gardien Kanoun.

D’aucuns reconnaissent que l’ancien Club Tunisien chantait un hymne à l’offensive, à la pureté du jeu et du spectacle. Quel était votre rôle dans cette attaque du tonnerre ?

Nous pratiquions un 4-2-4 où Aleya Sassi et Abdallah Hajri évoluaient sur les ailes, Mongi Dalhoum comme pointe la plus avancée, alors que je jouais derrière ce dernier en électron libre. Je n’avais pas de consigne précise devant Abdelwahab Trabelsi et Moncef El Gaïed, les pivots. J’étais une sorte de patron du milieu, et je servais Dalhoum et Sassi. Mes ouvertures et ma grande technique les mettaient seuls face aux buts adverses. Non seulement j’étais l’homme de la dernière passe, mais je savais aussi conclure. Chaque saison, j’y allais de mon petit butin de buts. Une fois, contre Mateur, nous l’avions emporté 5-0, et j’ai réussi trois buts. Deux réalisations face à Assila, le gardien du Stade Tunisien, battu (3-0)…

C’était un football tout à fait différent de celui qu’on pratique actuellement, sans doute…

Ah oui, cela n’avait absolument rien à voir. Le jeu était beaucoup plus ouvert, plus offensif, on se créait un nombre ahurissant d’occasions. Ce n’était pas de la naïveté. Au contraire, on alliait spectacle, efficacité et fair-play. Il n’y avait pas les salaires et primes d’aujourd’hui. Au meilleur des cas, soit une victoire face à l’EST, l’ESS ou le CA, la prime était de 10 dinars, 15 avec la sélection. Mais on vous assurait votre avenir. Le club assurait un boulot à ses joueurs. On s’entraînait à peine trois ou quatre fois par semaine. On n’accordait pas beaucoup d’importance à l’hygiène de vie. Hormis la veille du match, on pouvait le reste de la semaine faire la java. Point de pression, donc.

Puisque vous ne gagniez pas énormément, d’où tiriez-vous votre motivation ?

Il n’ y a pas que l’argent dans la vie. L’amitié et le plaisir étaient là. Il fallait voir en ces temps de l’innocence les invitations qu’on se lançait mutuellement. Au Coq d’Or, chez Sadok Omrane, à Tunis, les joueurs de l’Espérance et du Club Africain nous gâtaient. Le célèbre personnage du CA, Hamadi Sfennaria, nous emmenait l’été au Kram. Idem chez nous à Sfax où nous savions recevoir nos hôtes. Et la solidarité, alors!… Ce n’était pas un slogan. Mes copains Chetali et Attouga m’ont fortement défendu, me réchauffant le cœur lorsqu’on m’avait surpris en sélection en train de faire la fête. Dieu merci, j’ai réussi une belle carrière, j’ai gagné l’estime des gens. Là où je vais, on me rappelle les beaux souvenirs des temps du grand CSS.

Votre finale maghrébine de 1970 à Alger, par exemple ?

Oui, contre les Algériens du CR Belcourt, le Maghreb du football assista à un CSS sublime, de gala. Nous avons fait match nul en finale (2-2) face à Lalmas, Kalem, Selmi, Achour… Nous n’avons perdu qu’aux penalties, mais tout le monde était resté subjugué et ravi par tant de classe. Le président belcourtois a dit à notre président d’honneur, Abdelmajid Chaker, qui était ambassadeur de Tunisie à Alger : «Si l’on pouvait partager la coupe en deux, nous l’aurions fait». Le commentateur de la télé algérienne qualifiait le CSS de Real Madrid du Maghreb arabe. Il faut dire que le CSS pratiquait le plus beau football du pays. Il lui manquait juste un grand gardien de but. D’ailleurs, en sélection, Attouga m’a confié à plusieurs reprises: «Si j’étais au CSS avec vous, votre club aurait remporté chaque année le doublé». En tout cas, cette défaite aux penalties face à Belcourt, même si elle constitue mon plus mauvais souvenir, nous a néanmoins fait grandir.

Et le plus beau souvenir ?

Ma première convocation en sélection. Au Ghana, nous avons été battus  (0-2) en mai 1964 aux éliminatoires des Jeux olympiques de Tokyo. Chetali était titulaire, moi remplaçant. Et c’était déjà un honneur pour moi d’être là, avec mon idole. Tout jeune, je cherchais quelqu’un aux portes du stade pour me faire entrer afin d’admirer un aussi grand joueur que l’Etoilé Abdelmajid Chetali.

Pourtant, votre carrière en sélection a été plutôt en dents de scie?

Je partageais ma chambre avec mon grand ami, Abdelwahab Lahmar. En février 1965,  j’ai disputé la rencontre internationale face aux Hongrois de Ferencvaros, le club du Ballon d’Or européen 1967, Florian Albert (0-0). Je n’ai pas été retenu pour la CAN 1965 à Tunis, peut-être en raison de mon rythme de vie, pas toujours sérieux et rigoureux. Je ne savais jamais me priver de certains plaisirs. Il faut dire que je débarquais au milieu de monstres sacrés: les Chetali, Taoufik, Haj Ali qui était sur la fin de sa carrière… Tous ces monstres sacrés évoluaient à mon poste.

Contrairement au CSS, on m’obligeait en sélection à accomplir certaines tâches défensives rebutantes à mes yeux. Nous avons préparé les JM 1967 en France et en Russie sous la conduite de Mokhtar Ben Nacef.

Nous lui avons rendu visite juste avant son décès à son domicile au Kram, mais il ne nous a pas reconnus. Cela m’a étonné qu’après une aussi belle carrière professionnelle à l’OGC Nice, en France (deux championnats et une coupe), il puisse habiter une maison aussi modeste.

Le foot vous a-t-il laissé le temps de pousser loin vos études ?

Non, d’ailleurs, je n’étais pas très doué pour les études. Du matin au soir, j’alignais les matches au quartier.

J’ai obtenu mon certificat d’études en 1959. Et ça s’est arrêté là. Dieu merci, tous mes enfants ont réussi leur scolarité.

Justement, que représente la famille pour vous ?

Un havre de paix que je partage depuis 1978 avec mon épouse et mes enfants : Walid, natif de 1979, ancien joueur du CSS, EMM, OCK, ESM… Ahmed, né en 1989, ancien préparateur physique du CSS; et Wafa, née on 1981, prof de sport. Toute la famille est sportive, en fait.

Des défenseurs que vous redoutiez particulièrement?

Baganda et le Gabésien Doghmane. Ils étaient pour ainsi dire très agressifs.

Un regret, un match que vous auriez raté ?

Oui, la finale de la coupe de Tunisie remportée le 13 juin 1971 (1-0) devant l’Espérance Sportive de Tunis.

Raouf Najjar a joué ce jour-là le match de sa vie. Ce rendez-vous m’a laissé un goût d’inachevé. J’étais blessé, et j’aurais aimé sortir un meilleur match.

Je ne faisais que des massages deux semaines avant la finale pour soigner une blessure musculaire.

Ce n’est que dans la dernière semaine que j’ai pu travailler avec le groupe. Je m’attendais d’ailleurs à ce que notre entraîneur, le Yougoslave Jivko Popadic, ne me retienne pas dans le onze titulaire. Eh bien, quoique diminué, j’étais là ! Quoique moyen, ce technicien était fort dans le managérat.

Enfin, à votre avis, quel est le plus grand joueur tunisien de tous les temps ?

Il y en a eu beaucoup : Diwa, Chetali, Farzit, Hamadi Agrebi, Tarek, Aleya Sassi, Souayah… Ce sont tous des patrons, des meneurs de jeu et grands techniciens qui ne privilégient pas le domaine physique.

Laisser un commentaire