Chronique du rêvoir: Le miroir du parano

La chronique de ce jour est particulièrement destinée à ceux qui, arrivés à la retraite, et se retrouvant seuls, en fin de parcours, se sentent comme des punis de la société. Celle-là même qu’ils ont servie toute leur vie, et dont ils n’attendent d’ailleurs aucune reconnaissance, surtout par les temps qui courent. Ni médaille du travail, ni les honneurs dus à leur rang, étant donné les principes des valeurs citoyennes qui ont totalement disparu dans ce pays.

Ils finissent donc par être atteints d’une paranoïa dont il est difficile d’imaginer les conséquences réelles ou avérées et dont ils souffriront jusqu’à leur dernier souffle. Tel est le cas de cet homme — voisin de palier — qui ne retrouve plus le reflet de son visage dans le miroir de sa salle de bains, et dont il pense qu’on lui aurait même volé sa propre identité. Des propos rapportés comme tels, les suivants:

«Tant que j’étais encore sur les marches de la soixantaine, je n’avais pas de problèmes de santé. Et de toute mon existence jusqu’à l’âge de la retraite, je n’avais consulté que quelques amis médecins généralistes qui me rassuraient tout le temps, mais qui me recommandaient cependant de ne pas trop veiller le soir ni de fumer ou de faire la bringue. Et l’un d’eux, d’ailleurs, de me rabâcher la même phrase : «Vous êtes à l’automne de votre vie et même déjà à l’hiver, il faut être pré-cau-tionneux, mon gars !».

Mais quand je devins un septuagénaire, comme vous le voyez bien, il m’est arrivé souvent des ennuis de santé.

Oh, pas physiques, car je fais du sport quotidiennement, la marche, le yoga pour la respiration, mais c’est le mental plutôt qui ne va pas. Impossible de dormir la nuit à cause de mauvais souvenirs anciens. Je me lève donc sans cesse la nuit et j’attends le lever du jour salvateur. Cette aube première qui va me débarrasser du stress de la veille. Je suis allé voir un psychologue, puis un psychiatre. Ce dernier avait marqué sur son ordonnance «Patient parano» parce que je lui avais raconté l’histoire du miroir. Cela ne vous embête pas si je vous la raconte?… Bon!…

Alors, la première épreuve qui m’est arrivée date de huit mois maintenant… Je m’étais réveillé en sursaut après un rêve étrange, et je me mis à parler tout seul.

Vous savez, je le fais souvent de parler tout seul, c’est pour me souvenir, comme durant cette nuit du rêve en question. Image après image, point par point, pour ne pas en oublier une bribe.

Je m’asseois au bord du lit et je tente de récapituler le tout. Je me souviens que cela se passait lors d’un grand rassemblement sur l’avenue Habib-Bourguiba, aux premiers jours de la révolution. Il y avait là tous mes amis dans le cortège et ce sont les étudiants qui menaient le devant en scandant «Vive le miroir!», «Vive le miroir!». Après, plus rien, la foule s’était dispersée et moi-même, je ne me voyais plus dans ce rêve. Cela m’a intrigué à telle enseigne que je me suis levé en sursaut pour aller dans la salle de bains pour me rafraîchir le visage et aussi la mémoire. Et quel ne fut alors mon étonnement, que dis-je, ma mauvaise surprise de voir que mon visage n’existait plus dans le miroir. J’avais beau me mirer, rapprocher ma tronche de septuagénaire de ce miroir à glace… peine perdue… il ne me réfléchissait  plus… J’ai même fait des tentatives, comme de tourner le dos au miroir et de me retourner subitement pour surprendre le reflet de mon visage. Je retournais dans ma chambre durant dix minutes pour ouvrir le smartphone et quelle délectation de retrouver mon portrait de jeunesse à vingt-quatre ans. Je me mis à rechercher mes autres portraits dans la collection familiale. Ils avaient disparu. Alors, je me suis précipité à nouveau dans la salle de bains pour surprendre mon visage actuel. Peine perdue, encore».

Fin de cette histoire? Non, ce matin-là, une ambulance est venue chercher mon voisin de palier. Direction l’hôpital psychiatrique. Mais l’état des lieux de cet hôpital, qui en a vu d’autres aussi malades que lui, a dissuadé quelques membres de sa famille accourus d’un pays étranger où il a fini par retrouver son visage dans un autre miroir. Mais qu’en est-il des autres, les retraités solitaires qui ne sont même plus considérés comme des êtres humains? On en veut même à leur maigre retraite… Triste, triste pour ces honorables citoyens-travailleurs qui pourraient figurer parmi  vos propres parents. Pères et mères…

Bon dimanche, chers lecteurs!

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