Regard d’expert | Stress hydrique — Mohamed Ben Sakka, Expert en Ressources en eau, Climatologie et changements climatiques, à La Presse: «Faire face à la demande d’ici à 2030 sans risque majeur de pénurie»

En Tunisie, la pluviométrie connaît une grande irrégularité : de 1.500 mm au Nord (3% du pays) à moins de 50 mm au Sud dans 40% du pays. De ce fait, la sécheresse représente un phénomène naturel et fréquent chez nous. A titre d’information, la Tunisie est classée sur 164 pays à la 30e position des plus exposés au stress hydrique élevé. Elle n’est donc pas à l’abri de la menace d’une pénurie d’eau.

Comment expliquer la rareté des ressources en eau aujourd’hui en Tunisie?

La Tunisie est connue comme un pays pauvre en eau et extrêmement vulnérable au stress hydrique. En effet, si l’activité humaine n’est pas seulement source de pollution, elle peut aussi impacter négativement des ressources en eau de plus en plus sollicitées.

Dans les années 1960, les ressources en eau n’étaient pas limitées. Au fur et à mesure que la population augmente, elle devient progressivement une ressource rare, et la part des citoyens dans cette ressource se réduit de plus en plus. Par exemple, la disponibilité en eau par habitant était d’environ 975 mètres cubes par an en 1960, réduite à 450 mètres cubes par an en 2020, et devrait atteindre 270 mètres cubes par an d’ici 2050, alors que le seuil de pauvreté est fixé à 1.000 mètres cubes par an et par habitant.

D’autres facteurs sont aussi déterminants pour la limitation de cette ressource comme la mauvaise gestion aussi bien administrative que celle du citoyen et l’impact négatif des changements climatiques où l’évapotranspiration de plus en plus importante est un grand facteur limitant. Cela nous impose un stress hydrique récurrent et une pluviométrie non mobilisée comme il se doit ; puisqu’il tombe sur la Tunisie en moyenne environ 36 milliards de m3/an d’eau de pluie et les eaux de surface mobilisées dans les lacs, les barrages et dans les nappes aquifères ne totalisent qu’environ 4,8 milliards de m3/an. Il reste pour clore le bilan environ 31,2 milliards de m3/an qui seront évapor-transpirés ou rejetés dans les sebkhas et la mer.

Parmi les défis, il s’agit de récupérer le maximum de cette eau et augmenter ainsi la mobilisation de cette ressource limitant considérablement les pertes des eaux pluviales dans différents gouvernorats.

Quel est l’impact de ce stress hydrique ?

En Tunisie, la pluviométrie connaît une grande irrégularité : de 1.500 mm au Nord (3% du pays) à moins de 50 mm au Sud dans 40% du pays. De ce fait, la sécheresse représente un phénomène naturel et fréquent chez nous. A titre d’information, la Tunisie est classée sur 164 pays à la 30e position des plus exposés au stress hydrique élevé. Elle n’est donc pas à l’abri de la menace d’une pénurie d’eau.

Pour relativiser, l’ampleur de la crise de l’eau est tributaire de l’équilibre entre l’offre et la demande de celle-ci. Malheureusement, la demande de l’eau ne cesse d’augmenter aux dépens de l’offre qui stagne et cela malgré une politique dite de gestion de la demande annoncée depuis des décennies par les autorités.

De plus, cette ampleur varie énormément entre les années pluviométriquement déficitaires et celles arrosées. Faut-il rappeler qu’en Tunisie, durant une période de 5 à 7 ans, nous subissons plus d’années déficitaires (70%) que pluvieuses (30%).

Ce qu’il faut retenir de tout cela, c’est que la crise de l’eau prend de plus en plus d’ampleur en l’absence d’une stratégie claire pour une meilleure gestion des autorités de tutelle et surtout d’une information et sensibilisation du grand public pour la préservation et l’économie de l’eau.

Quelles sont les conséquences

de cette crise de l’eau ?

Cela va de soi, les conséquences directes d’une crise de l’eau sont les conflits d’usage qui ont tendance à augmenter quand l’ampleur de la crise augmente. En général, il existe plusieurs types de conflits. Les plus importants sont ceux entre les agriculteurs et l’Etat pour la desserte de l’eau ou bien entre populations locales à cause d’une mauvaise répartition. Il y a aussi des conflits de droit d’usage interpopulations puisque l’eau est transférée du nord au Centre et au Sud bien que cette dernière relève d’un caractère national et tous les Tunisiens doivent en bénéficier d’une façon équitable. Tous ces conflits ont tendance à augmenter fortement quand la demande est forte et l’offre est faible particulièrement

Les conflits liés à l’eau sont sociaux. Ils sont toujours liés à l’économie puisque les crises se traduisent en général par des pertes financières. Quand il s’agit d‘une eau partagée entre pays, des conflits diplomatiques peuvent surgir à tout moment.

Dans une vraie démocratie, l’eau peut devenir, en temps de crise, un enjeu politique et une carte à jouer mais quand, dans tous secteurs confondus, il n’y a que des crises, l’enjeu politique de l’eau devient négligeable.

Quelle appréciation faites-vous sur les modes de gestion de l’eau?

En matière de gestion de l’eau, la Tunisie a accumulé pas mal de réussites comme la création et la gestion de plusieurs grands barrages, la création et la gestion dans l’ensemble des gouvernorats un peu plus de 2.500 groupements de développement agricoles (GDA) et, à ce niveau, nous étions un cas d’école pour les pays voisins. Malheureusement et après un certain temps, ces réussites du passé sont devenues des handicaps pour le pays avec une qualité de plus en plus dégradée de l’eau desservie, l’augmentation constante de l’envasement dans l’ensemble des barrages, ce qui réduit notre potentiel en eau. Ajoutée à cela la mauvaise gestion des GDA.

Y a-t-il une relation étroite entre  l’économie circulaire et  le secteur de l’eau ?

L’économie circulaire peut se traduire comme un système économique d’échange qui vise à augmenter l’efficacité de l’utilisation des ressources et à diminuer l’impact sur l’environnement tout en développant le bien-être social. Pour le secteur de l’eau, l’économie circulaire se traduit par le relâchement des modes de production et de consommation de l’eau dans le but de protéger les ressources et limiter la pollution hydrique tout en préservant l’environnement avec une consommation responsable.

Le recyclage de l’eau connaît déjà de nombreuses applications concrètes et économiquement durables, comme l’irrigation dans l’agriculture, l’entretien des espaces verts dans les villes, la production d’énergie à partir des boues des eaux usées ou encore l’usage industriel. Les piliers de l’économie circulaire sont : l’approvisionnement durable et l’allongement de la durée d’usage, la conception écologique et la dépollution hydrique, l’économie de l’eau et la consommation responsable, le recyclage et la valorisation.

En conclusion, quelles sont vos propositions pour, à l’avenir, faire face à la crise du stress hydrique ?

Bien que la Tunisie se trouve actuellement au niveau du stress hydrique conséquent, l’infrastructure hydraulique existante lui permet jusqu’à l’horizon 2030 de faire face à la demande en eau des différents secteurs sans risque majeur de pénurie ou de déficit structurel sauf pour l’eau potable rurale et par endroits seulement.

En tout cas, la Tunisie n’aura ni soif ni à être confrontée à une contrainte hydrique pour son développement jusqu’à cet horizon. Toutefois, les perspectives d’évolution démographique, économique et de promotion sociale préparent le secteur de l’eau à affronter de sérieuses contraintes et des défis à relever.

Afin de faire face à ces défis et contraintes, la Tunisie, qui dispose de nombreuses compétences dans le secteur de l’eau, a capitalisé une grande expérience et un savoir-faire reconnu dans le domaine. Dans l’avenir, nous avons tous le devoir de nous investir davantage dans le développement du patrimoine connaissance concernant les éléments du bilan hydrique en général, le régime des pluies, les régimes hydrauliques et hydrologiques de surface et souterrains et déployer plus d’efforts dans les eaux non conventionnelles (les eaux usées traitées, les eaux de drainage, la recharge artificielle des nappes, le dessalement des eaux saumâtres et de mer).

Malgré cela, l’inquiétude reste de mise, d’autant plus que les réserves d’eau sont de plus en plus faibles en raison des changements climatiques et de la pollution. L’inquiétude n’est pas née aujourd’hui, la Tunisie a une grande expérience pour absorber les conflits de l’eau, car elle a toujours été confrontée à ce stress hydrique et ceci est un point non moins important.

En Tunisie, nous ne payons pas l’eau à son vrai coût (production, transport et desserte). Cela pousse l’Etat à ne pas mettre ce qu’il faut comme budget pour assurer une gestion efficiente et durable des ressources en eau. De plus, on dénote que nous sommes parmi les plus gaspilleurs de cette ressource hydrique rare. Ce qui amène automatiquement à une gestion non durable et des crises répétées.

Ces conclusions ne nous écartent pas, nous Tunisiens, d’être au centre du problème. En effet, une majeure partie de la population est encore insouciante et méconnaissable du problème que pose et que va poser l’eau dans l’avenir : des nappes surexploitées et des puits illicites dans pratiquement tous les gouvernorats du pays sans oublier le gaspillage de l’eau touchant pratiquement tous les secteurs de l’eau (agriculture, eau potable, industrie, tourisme…).

C’est dans ce contexte de la stratégie Eau 2050 que la Tunisie s’est fixée comme objectif d’améliorer la gouvernance des ressources en eau dans une approche de gestion intégrée englobant toutes les dimensions : technique, économique, sociale, environnementale, culturelle, juridique, institutionnelle et financière. Tout en sécurisant le service de l’eau en quantité et en qualité, pour toutes les parties prenantes de la production à l’usage, y compris pour les générations futures, compte tenu de l’usage de tous les secteurs déjà cités.

Enfin, la Tunisie doit mettre en place l’esquisse et l’application de la future politique de l’eau : poursuivre l’achèvement de la mobilisation de toutes les ressources identifiées ; améliorer l’efficience des infrastructures hydrauliques ;  gérer la qualité des eaux, la préservation de la ressource et la protection des écosystèmes et de l’environnement ; et atténuer les effets des événements extrêmes (sécheresses et inondations). Ainsi que développer plus de partenariat public-privé.

Il faut que les Tunisiens saisissent l’occasion pendant qu’il est encore temps pour participer activement à la préservation et à l’économie des ressources en eau et admettent que l’eau a un vrai coût qu’il faut partager équitablement entre l’ensemble des usagers. Cette entreprise doit être une responsabilité partagée entre l’Etat et les citoyens pour que, finalement, les besoins en eau des générations actuelles et futures ainsi que de l’environnement soient en équilibre entre l’offre et la demande en eau pour un développement efficient, inclusif, équitable et durable.

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