Rencontre avec Lassaâd Ben Abdallah (acteur et metteur en scène) : L’infatigable sculpteur d’une vision poétique du monde

Il est au monde du spectacle tunisien ce que Bazdig est à Maher dans le feuilleton Nouba d’Abdelhamid Bouchnak. Une omniprésence qui défriche les chemins du passé, semés de trésors abandonnés à l’oubli, éclaire les visions d’avenir. Il n’a eu de cesse depuis les années 90 d’identifier, étudier, rassembler, mettre en scène des spectacles, diriger des festivals, créer des manifestations tels que les «24 heures de théâtre non-stop» (depuis 2001) ou «Dar Sébastian fait son opéra» (2007-2010). Il est habité par la théâtralisation de l’œuvre orale qu’il place au rang du sacré. «El Maghroum yjadded», «El-Zaglama», «El Mansia» et «Mensiet» sont autant de pages dans son livre de vie. Aujourd’hui, un bref arrêt sur le chapitre le plus récent mais certainement pas l’ultime car Lassaâd Ben Abdallah garde la flamme ardente des passionnés de culture et une étrange énergie. Avant de passer «Au suivant», il nous parle de Bazdig, un rôle qui l’a marqué, autant que les spectateurs de Nouba. Entretien.

Nouba est un franc succès, et votre rôle, «Bazdig», est parmi ceux qui ont marqué les spectateurs de ce feuilleton, comment recevez-vous cette euphorie et ce phénomène Nouba ?

C’est l’éclat de l’éphémère. C’est éblouissant certes et enivrant. Mais je suis, comme beaucoup d’acteurs, dans un rapport ambigu face au succès de leurs personnages de fiction. Le personnage naît à la vie, dans le comédien et poursuit une existence propre dans l’imaginaire des spectateurs. Il y a une certaine cruauté, douce à voir cette part de soi s’éloigner pour arriver à destination chez le spectateur qui se l’approprie et en redessine les traits. «Bazdig» est aujourd’hui une figure que les spectateurs ont réinventée et qui reste malgré tout un rôle extraordinaire.

Votre personnage «Bazdig» a eu un passage furtif, mais a laissé une empreinte dans le feuilleton comme dans le cœur des téléspectateurs, pourquoi selon vous ?
Je pense que chacun des spectateurs a écrit sa propre histoire également autour de lui. Dans Nouba, Sadek (Bazdig) est un pôle à tropisme multiple : il est le maître qui initie, le père de substitution pour Maher pour un moment bref, et sera le guide du héros pendant toute l’histoire. Il le met dans l’axe de son désir pour la musique, le mezwed, et de son idylle avec Habiba. Il est, à la fois, le créateur du destin, le destinateur et le destinataire. A travers son message testamentaire, il utilise Maher pour accomplir sa revanche personnelle. Bazdig est un personnage tri-phasique, d’abord distant et solitaire, puis la carapace se fissure et il s’ouvre au héros (Maher), lui raconte sa vie et enfin la maladie et la mort. Son dernier acte sera cette lettre qui poussera Maher vers son destin : el Mezwed et Habiba. Sadok continuera à exister par flash-back, par des apparitions, à travers le personnage de Safia et lors des visites au cimetière. C’est un personnage axial, un peu comme une météorite qui laisse un train de lumière derrière son passage. Un personnage ambigu qui passe de l’impassibilité à l’émotion et à la tendresse, c’est peut-être ce qui a attiré les spectateurs, il exprime toutes les nuances d’humanité. C’est aussi un surnom de «sadok», celui qui dit vrai et ça touche beaucoup. Et c’est un personnage qui n’a pas dit son dernier mot…

Le patrimoine oral, la chanson populaire, est un domaine que vous connaissez bien; est-ce que cela a participé à la réussite de votre interprétation ?
Naturellement j’étais dans mon univers. J’ai travaillé sur ces musiques depuis très longtemps, principalement sur des spectacles vivants avec feu Faycel Karoui, Khaled Nammaghi ou Faouzi Chkili. Depuis les années 2000 j’ai travaillé sur le patrimoine musical traditionnel, d’abord au Kef (Mensiat) puis en 2014 avec mon spectacle Mansia sur les musiques frontalières (tuniso-algérienne du Nord au Sud-Ouest) et puis «Zghlema» et jusqu’au spectacle «Au suivant, El Maghroum yjaddid» actuellement en représentation au Rio. La musique et la transmission du patrimoine oral sont l’axe principal qui guide toute ma carrière. Abdelhamid Bouchnak m’a donné le choix pour la chanson, et j’ai trouvé que «El sabeba oulaou bandia» (qui est extraite du spectacle Zaghlama et interprété par Cheb Bachi). Cette chanson a ressuscité dans la voix et la présence de Kafon et elle a aujourd’hui des millions de vues sur internet; ce que je trouve merveilleux, c’est la magie de l’air du temps et de Nouba probablement.

Avez-vous trouvé une difficulté particulière à interpréter le rôle de Bazdig ?
Les acteurs ont cette chance ou cette malédiction de vivre de nombreuses vies. C’est ce que j’ai toujours fait dans ma carrière. La difficulté avec ce personnage vient du fait de l’histoire lourde qu’il porte, un criminel, incarcéré à perpétuité, extrêmement solitaire et impénétrable. Il faut une technicité spécifique et un dosage entre l’incarnation et l’interprétation ! Mais Abdelhamid Bouchnak avait une idée précise et j’y ai répondu. Parfois Bazdig était dans ma peau, et parfois j’étais dans la sienne. Mais Bazdig avait déjà sa propre énergie et sa présence dans l’imagination de son auteur. Il y a également le temps qui, dans la fiction télé, est plus court. Mais l’expérience, la force du scénario et de la direction d’acteur ont certainement joué à la réussite de ce personnage.

Lassaâd Ben Abdallah dans le rôle de Khalti Khadra - Film Bastardo
Lassaâd Ben Abdallah dans le rôle de Khalti Khadra – Film Bastardo

Etant vous-même un metteur en scène, est-ce facile de vous départir de ce rôle et d’être uniquement acteur ?
Cela se fait naturellement, et c’est là tout l’intérêt. J’ai exercé au cours de ma vie plusieurs postes dans le spectacle et je connais les limites de chacun. Incarner un personnage, jouer demandent une grande énergie, une confiance dans le réalisateur. Je trouve que c’est au contraire doublement enrichissant pour moi d’être dirigé ou filmé et de créer une histoire commune avec un réalisateur, et surtout de me reposer sur lui. C’est un côté que je recherche et dans lequel je puise quand je dirige mes propres spectacles.

Vous semblez apprécier particulièrement les phases «acteur» dans votre carrière; pourtant elles restent peu nombreuses ?
Effectivement, même si j ai fait mon retour à la télé dans le feuilleton Dawama (Watanya 1, Naim Ben Rhouma 2017), après 14 ans d’absence à la télé, pas à l’écran puisque j’ai joué au cinéma un rôle qui reste pour moi fondamental dans le film de Nejib Belkadhi, «Bastardo» (2013).Mais il est vrai que l’essentiel de mon exercice est de monter des spectacles, créer et diriger des festivals ou des centres culturels. Mais j’aime le métier d’acteur et ce rapport qui se crée avec le téléspectateur et qui va au-delà du temps de la projection, puisque on m’appelle déjà Bazdig dans la rue. Mais c’est un métier exigeant et exclusif. Pour préparer mes rôles je joue de grands rôles. Et si j’ai eu la chance de revenir à la télé après 16 ans d’absence, j’ai un désir profond (et pas si secret) de cinéma.

Comment expliquez-vous le succès de Nouba ?
Plusieurs facteurs expliquent cela et je ne pourrais pas être plus objectif que tous les critiques, unanimes autour du feuilleton. C’est tout simplement une œuvre artistique et non pas un produit de consommation saisonnier, et qui, à mon avis, arrive au bon moment. C’est une alchimie qui fait qu’une œuvre est à la fois une fiction populaire et une fiction d’auteur. Elle est grand public, familiale et porte les caractéristiques d’une œuvre d’art dense, riche en symboles. Nouba nous a pris de court et semble même nous dépasser. Mais il faut souligner que cette année aura été pleine de belles surprises avec une vraie «pluralité», car je n’aime pas le mot concurrence.

Avez-vous apprécié quelques autres feuilletons ?
Oui même si je n ‘ai pas pu tout suivre et je le ferai certainement après, mais Dar Nana (Mohamed Ali Mihoub) s’est distingué avec une vraie finesse d’écriture, de réalisation et des acteurs magnifiques comme Rabeb Serairi, Mohamed Ali Ben Jemaâ. L’Affaire 460 est également, à mon avis, une très belle œuvre, une esthétique nouvelle et de grands acteurs comme Najib Belkadhi et Nadia Boussetta qui ont excellé. Ghanem Zrelli est magistral dans «Maestro». Tout cela est porteur de bonnes énergies et d’une dynamique très positive et pleine de promesses. Il y a là tous les ingrédients d’une renaissance.

Vous trouvez donc que la fiction tunisienne entre dans une nouvelle phase, plus riche ?
Oui certainement, mais cela n’est pas une réelle surprise pour les initiés du milieu de la production artistique, le changement était latent. C’est une génération qui a su créer une image qui lui ressemble, en écho avec son époque. Et je ne catégorise pas les créateurs selon l’âge mais selon leur capacité d’innover et de surprendre. Par ailleurs il y a indéniablement une culture de l’image plus développée chez cette génération qui a eu un accès plus facile à l’image et aux biens culturels, mais dont le défi est également plus grand car le public est également de plus en plus exigeant.

Trouvez-vous que cette transition a tardé à venir ?
Pour certains oui. On est longtemps restés emprisonné dans un format figé, répétitif et sans grand intérêt. Cette vague d’innovation se fait parfois contre des résistances qui tirent vers l’arrière et vers le bas. C’est malheureusement un marqueur culturel tunisien, la peur du changement, l’angoisse de ce qui est neuf et inhabituel. Pendant des années on s’est acharné à marginaliser tout ce qui sort du lot et uniformiser les «créations» qui n’en étaient plus. Toute nouvelle vision était suspecte et donc écartée. J’en ai moi-même souffert. Il y a une lenteur tunisienne qui vient du fait qu’on craint les «relèves» et que l’on se raccroche au passé. Mais il faut également souligner que le dynamisme du cinéma tunisien qui, depuis quelques années, est indéniable, rejaillit sur la fiction télé positivement. L’image se révolutionne, se démocratise et les écoles de cinéma forment d’excellents artistes. Il faut être sensible à cela et préparer déjà l’avenir. Ceci demande une vraie vision du monde et de la culture.

Qu’appelez-vous une vision culturelle ?
Une vision dans le sens politique. Une politique culturelle car la nôtre est obsolète et totalement anachronique. Il faut, je pense, faire les états généraux de la culture et non pas bricoler mais faire des choix. La politique culturelle que nous suivons aujourd’hui a été établie dans les années 60 par Chedly Klibi et même si on ne cesse de la rafistoler, de l’adapter ou de la mettre à jour elle ne peut en aucun cas répondre à L’Homme Tunisien de 2020. La subvention, la centralisation, les programmations… tout cela est archaïque et freine l’innovation. Le changement de mentalité est en cours et devra s’accompagner de nouvelles lois, pour ne plus s’égarer dans les pièges du copinage ou du clanisme qui sont fatals à l’art et à la culture. Cela demande une volonté politique et une coopération étroite entre le pouvoir politique et les intellectuels.

Est-ce une urgence, selon vous, au vu de la multiplicité des fronts de lutte en ce moment ?
Est-ce que la citoyenneté est une urgence? L’espace commun, l’identité, l’imaginaire, et tout ce qui nourrit une âme sont-il une urgence? Pour moi oui, et il suffit de peu pour redresser cet élément vital que je nomme culture, qui, selon moi, ne peut qu’influer positivement sur tous les autres domaines : de la sécurité nationale au tourisme jusqu’à l’aménagement du territoire. C‘est un tort de considérer la culture comme une charge pour l’Etat, mais au contraire elle est un vecteur de croissance qui participe à la dynamique économique, surtout dans les régions. Malheureusement la décentralisation tarde à s’effectuer et ceci rajoute aux problèmes du secteur culturel. Mais L’Etat ne doit pas être seul responsable, les partenariats privé-public, la société civile, nous avons tous un rôle à jouer.

Vous-même étiez très engagé dans la société civile ?
Oui j’étais surtout engagé avec des personnes porteuses de projets, comme Emna Mnif avec Kolna Tounes et Sana Ben Achour pour son association Beity. Et il est vrai que la configuration commence à changer pour le travail associatif. En 2011, il y avait une euphorie et une foi réelle dans l’action de la société civile qui se traduisait même au niveau du financement des projets. Aujourd’hui il faut monter des dossiers auprès des bailleurs de fonds, sur le marché international. Et là il faut répondre à des critères et une logique qui pourraient personnellement ne pas me convenir. Il faut savoir qu’on vous octroie un fonds non pas sur une idée de création, mais sur un format précis de produit culturel, presque dirigé depuis l’écriture jusqu’à la distribution. Je suis pour les coopérations internationales mais j’ai des convictions immuables et un tropisme tuniso-tunisien. Je trouve cela plus naturel et plus sain que l’action colle au plus près à nos besoins qu’à un calendrier géopolitique quelconque.

Donc vous en appelez aux capitaux tunisiens pour investir dans la culture ?
Absolument et autant aux privés qu’aux publics. Qui mieux que la Tunisie connaît son tissu associatif, et ses besoins en matière d’actions culturelles ? Pourquoi certains bailleurs de fonds se précipitent et investissent dans ce domaine en particulier? La philanthropie n’est pas la seule motivation. L’investissement dans la culture est un placement d’avenir. Et mon discours n’a rien d’utopiste puisque des dizaines d’expériences le prouvent : la culture est un levier de développement social et économique. Il est donc important que le soutien individuel aux créateurs et entrepreneurs culturels tunisiens soit en grande partie fait dans le cadre national ou en coopération régulée et réfléchie, avec une vision globale, ce que je nomme de nouveau la politique culturelle. Mais vous me dérivez sur la politique et la géopolitique, Bazdig est si loin de ça dans Nouba!!

Mais ne trouvez-vous pas que Nouba est une fiction politique également ?
Difficile de le nier pour Nouba et particulièrement pour l’époque dont elle dresse le tableau même si son créateur Abdelhamid Bouchnak est parti du souvenir d’enfance que d’une critique de cette époque. Il est le seul à pouvoir distinguer la part de «fiction autobiographique» de celle de la fiction politique ou historique, puisque 30 ans ont passé depuis. Mais il est certain que Nouba a échappé à la caricature politique ou au conformisme binaire du passé noir sombre que l’on se plait à figer, par facilité aujourd’hui. C’est une fiction lucide et en cela Nouba est une œuvre d’art. Le récit et l’imaginaire ne cèdent rien à une certaine vision du monde parfaitement exprimée c’est son enfance elle est forcément belle et intense. Pour moi et ma génération c’est différent. Les acteurs, quoiqu’on en dise, savaient très bien durant ces années qu’on allait vers la dictature. On a dû pourtant travailler et agir à notre échelle d’artistes, sans grandes illusions. Les années 90 sont, pour moi, l’origine du mal. La chape de plomb commençait à descendre et nous écraser, même si à cette époque j’ai dû travailler «avec le système» mais sans esprit de collaboration, mais parce qu’il fallait survivre et bâtir un pays encore fragile. L’enjeu aujourd’hui est autre, le terrorisme, la pauvreté, les disparités qui se creusent et la démocratie, les libertés sont des entités fragiles et il faut lutter pour les préserver ou les acquérir.

Il y a tout de même un vent de nostalgie dans beaucoup de fictions cette année, comment expliquez-vous cela ?
C’est avant tout un formidable moteur d’inspiration et de création artistique. Il y a des moments dans la vie d’une société où c’est l’envie de renouveau, de «dégagisme» politique, intellectuel ou artistique qui prime. Puis il y a un moment où on bascule dans une autre dynamique, plus apaisée mais non moins intéressante. La nostalgie est parfois un courage poétique et l’on peut dire que dans Nouba il y a une nostalgie audacieuse.

La nostalgie est au cœur même de vos spectacles et particulièrement du dernier en date El Maghroum yejaded «Au suivant» ?
Le souci des chants et de la musique oubliés m’a toujours accompagné. Et cela depuis «El Mensiyat», que j’ai créé en 2001. C était un spectacle de musique, chant, danse et théâtre, 40 interprètes sur scène, et 20 chansons du répertoire keffois sélectionnées parmi 200. J’ai ensuite monté d’autres spectacles comme «El Mensia» en 2014 puis «Zaghlama». Et enfin le dernier en date, «El Maghroum Yjaded» qui vient de passer au Rio et qui sera en tournée cet été. C’est une comédie musicale qui se passe dans une Kafichanta de Bab Souika en 1967. Là aussi la politique se mêle à la vie et au spectacle. Habib Belhedi, qui a écrit le texte, y a exprimé tout l’univers de ces années-là, cette période de remise en question profonde politique et sociale. A l’époque, la Kafichanta, c’était la fête, le partage et l’art. Vous y trouverez Ali Riahi, Salah Khemissi, Fethiya Khairi, Chafya Rochdi, C’est une plongée qu’on vous invite à faire car elle montre à quel point l’art est à la fois vivant et immortel. C’est aussi un spectacle où se mêlent le chant, la danse, l’acrobatie, le comique et le tragique, la vidéo et le cirque. Une belle vision du monde servie par des personnes merveilleuses : Fethi Mselmeni, Jamal Madani, Farhat Jedid, Guissela Nafti, Mariem Sayeh, Hatem Lajmi et Wajdi Borgi.

Si vous deviez adresser une lettre aux acteurs culturels, jeunes et moins jeunes artistes intellectuels et responsables de la culture, que leur diriez-vous ?
Je leur conseillerais d’identifier, répertorier, patrimoiniser les trésors culturels, non pas une fois par an, mais chaque jour. La culture ne peut pas se confondre avec l’événementiel ni se contenir à un mois, un festival international, ou un gala d’awards. Restez vivants, alertes, en mouvement pour avancer, sinon vous vous assécherez. Et enfin célébrez l’art et les artistes chaque jour et ne leur faites pas «Des hommages posthumes, de leur vivant».

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