Dialogues éphémères | L’Orient, l’Occident et l’épreuve de la décadence

Contre la peur de la décadence, il est possible d’envisager pour l’oriental un passage salutaire à l’Occident. A condition que ce soit pour ramener l’Occident à son élan spirituel premier, loin de toute velléité d’en parasiter la puissance à des fins de revanche… Sur ce chemin, il y a l’impératif du Beau ! Et c’est à cela que parvient l’échange du jour entre les trois protagonistes.

Md : Bonjour mes amis. Je viens de passer quelques jours à la campagne. Les blés sont en épis, il y a des fleurs et des couleurs partout, les oiseaux fêtent bruyamment le retour du printemps… En repensant à nos discussions sur l’Orient et l’Occident, sur leur lutte perpétuelle, je me demandais quel sens tout ça pouvait avoir du point de vue de la nature et de la vie… Et est-ce que l’animal, et la plante aussi, ne sont pas plus proches de la vérité du monde que nous autres humains, qui passons notre existence à batailler pour imposer tel ou tel ordre du monde, qu’il soit oriental ou occidental.

Po : Oui, les virées à la campagne sont toujours pleines d’enseignements. Pas seulement sur la vraie réalité du monde, mais aussi sur notre capacité fâcheuse à nous couper de l’essentiel dans beaucoup des discussions que nous pouvons mener avec passion.

Ph : Est-ce que cela signifie que nous devons arrêter de discuter ? Nous contenter par exemple de goûter en silence le spectacle des choses ?

Po : Il arrive en tout cas que ce soit une chose infiniment salutaire. Cela dit, je crois que la parole de l’homme est autant capable de se couper de l’essentiel que de le rejoindre. Il y faut de l’humilité et un sens de la justesse dans la manière de faire usage des mots.

Md : Je suis moi-même perplexe. Après tout, l’oiseau sur sa branche, la grenouille dans son bassin ou l’arbre qui s’agite au passage du vent ne sont pas si silencieux… Ils font du bruit. La différence de ce bruit avec celui de nos discussions, c’est qu’il ne recouvre pas le monde : il le manifeste, il le donne à entendre. Et puis, cet impératif de silence, n’est-ce pas quelque chose qui nous ramène à la sagesse orientale ? Et donc à l’Orient ?

Po : C’est vrai que du conflit Orient-Occident, on ne sort pas facilement. Tous nos jeunes qui se jettent dans le travail pour se faire plus tard une situation, mais qui apprennent dans le tas à décomposer l’espace et la matière dans le but de les transformer, s’installent en le sachant ou non dans une posture occidentale. La domination de la nature et de l’histoire, c’est quand même une invention de l’Occident. Je dis ça tout en soulignant que l’Occident, c’est aussi la tragédie grecque. Et que la tragédie grecque est aux antipodes de la posture dominatrice…

Ph : Est-ce que tous les jeunes qui sont engagés dans des études scientifiques ou technologiques sont nécessairement transformés en agents de l’Occident qui s’ignorent, ou pas ? Je ne suis pas sûr que ce soit le cas. Rappelez-vous les terroristes de l’attentat de New-York en 2001. Contre certaines théories voulant que le terroriste islamiste soit toujours issu de milieux pauvres et qu’il ait été peu scolarisé, on apprenait en cette occasion qu’il pouvait avoir fait des études dans les meilleures écoles d’Europe ou d’Amérique. Ce qui rejoint d’ailleurs l’idée de certains réformateurs musulmans du 19e siècle selon laquelle la quête du savoir en Occident est un détour nécessaire pour vaincre l’Occident et sa décadence.

Po : Est-ce qu’on n’est pas en présence d’un cas de détournement : non pas d’avion cette fois, mais de la vocation initiale du savoir scientifique tel qu’il est enseigné dans les universités occidentales ? Il faut avoir à l’esprit l’idéologie revancharde qui se cache derrière, et tout le travail de conditionnement mental qui est engagé afin d’obtenir ce changement de vocation. Je pense d’ailleurs que l’Orient qui recourt à cette solution dans sa lutte contre l’Occident est un Orient qui n’est pas seulement retors par sa manière de «détourner» la connaissance pour en faire un outil de puissance et de destruction : il l’est également par sa façon de se dénaturer lui-même. Car il a une parade naturelle face au surcroît de puissance de l’Occident. Cette parade, c’est celle qui consiste à se replier dans une posture défensive et à laisser voir que la puissance de l’Occident est l’autre face de sa décadence. C’est celle qui dit au jeune d’apprendre, mais seulement dans la mesure où ça lui permet de vivre heureux avec les siens en se contentant de peu, plutôt que de se laisser emporter par des rêves où on croit tout savoir sur les choses mais où on perd sa capacité à occuper sa juste place dans le monde et où on s’égare dans un vain rapport de force avec le Créateur.

Ph : L’Orient n’a pas qu’une réponse. Et à supposer qu’il n’en ait qu’une et que ce soit effectivement celle que tu viens de dire, à supposer qu’il s’égare en puisant ses réponses auprès de cet Occident qu’il combat, est-ce que cet écart de sa part nous autorise à lui dénier son «orientalité» ? Un Orient qui s’égare est encore un Orient. C’est d’ailleurs l’Orient auquel nous avons le plus affaire à notre époque, cet Orient qui s’égare.

Po : Que reste-t-il de l’Orient japonais ? A force d’emprunter à l’Occident son mode de connaissance objective et son savoir-faire technologique, le Japon se présente aujourd’hui comme l’un des membres du camp occidental dans la communauté des nations. Et le même processus est à l’œuvre ailleurs, en Chine, en Inde, en Turquie, en Egypte et chez nous, malgré le Ramadan et nos fêtes religieuses…

Ph : C’est que, à l’heure de la mondialisation, il n’est plus laissé de choix à l’Orient s’il veut survivre. Il lui faut se défendre par tous les moyens, y compris en usant des armes de l’Occident. Y compris même en jouant le jeu d’une certaine occidentalité…

Po : Y compris en basculant dans le jeu de l’Occident. Y compris en devenant purement et simplement des occidentaux. C’est ce que j’observe chez nous, en tout cas. Le mal n’est pas dans ce passage qui, après tout, survient lorsque l’expérience de la connaissance devient synonyme de passion et lorsque le réel se présente de son côté comme un chantier, comme une terre vierge à construire et à peupler à la seule force de la sagacité de l’homme.

Md : Il y a pourtant un mal, parce que ce passage à l’Occident s’opère sous le signe d’une sorte de capitulation face à l’hégémonie occidentale. Il me semble que ce passage sera toujours marqué du sceau de l’ambivalence chez nous, et sans doute ailleurs dans le monde. On aura toujours une portion de la population «modernisée» qui continuera de développer un discours de dénigrement en direction de l’Occident. Et pas seulement dans les rangs des islamistes.

Po : Oui, il y a capitulation. Mais l’Occident, ce n’est pas l’autre auquel on va se soumettre à la loi. L’Occident, c’est une certaine aventure de l’homme lorsqu’il joue le jeu de sa volonté de puissance. Il y a capitulation, mais cette capitulation est l’occasion d’une appropriation, en ce sens que l’Indien, le Chinois ou le Tunisien découvrent en eux-mêmes cette même possibilité de répondre «oui» à la tentation de l’aventure… Plutôt que de s’enfermer dans une attitude frigide.

Md : L’oriental qui reste fidèle à l’Orient est quelqu’un qui s’enferme dans une attitude frigide ?

Po : S’il est sous l’influence d’un discours idéologique qui lui présente l’Occident comme le lieu de toutes les perversités, oui !

Md : A t’entendre, il en serait indemne.

Po : Il n’en est pas indemne. Tout ce que nous avons dit il y a quelques semaines au sujet de l’érosion en Occident du sens du tragique de l’existence humaine montre au contraire que l’Occident a fait rimer sa puissance avec décadence. Je suis d’accord de ce point de vue avec le regard que porte l’Orient sur l’Occident, tant du moins qu’il reste dans son rôle d’Orient et qu’il ne cède pas à un discours de dénigrement qui aurait pour but de voiler sa propre défaite.

Md : Tu prônes un passage à l’Occident en faisant valoir qu’il y va de la conquête d’une aventure qui fait partie de notre expérience possible en tant qu’hommes, et tu admets en même temps que cette même aventure est celle d’une puissance sur le réel qui rime avec décadence…

Po : Ce qui me paraît intéressant dans le passage en question, et qui est peut-être ce qui fait honneur à notre appartenance à l’Orient, c’est que nous nous engagions dans l’aventure de l’Occident et, dans le même temps, dans l’effort qui vise à le sauver de sa décadence. Car ce n’est pas de l’extérieur qu’une chose pareille serait possible : c’est de l’intérieur ! Il faut faire l’épreuve de la décadence pour prétendre dire et montrer comment on la surmonte.

Md : Cette volonté de sauver l’Occident de lui-même à partir de l’intérieur serait la manière —la seule probablement— d’y prendre part sans chercher à le parasiter pour tirer de lui une puissance qu’on retournerait contre lui à l’occasion. Mais cela voudrait dire que tous ceux qui, par croyance religieuse ou par ambition sociale, placent leur salut personnel au-dessus de toute considération ne sont pas vraiment des candidats à un tel passage : ce sont des gens qui ont trop peur de se salir.

Ph : Il faudrait s’entendre sur ce qu’on appelle décadence. Est-ce par exemple ce à quoi fait allusion le président russe lorsqu’il évoque dans ses discours les questions de l’homosexualité et de l’indifférenciation des genres dans l’enseignement scolaire ? Et, si c’est une vulgaire caricature, de quoi est-ce la caricature ?

Po : Je veux bien essayer de répondre, mais c’est surtout de toi, le philosophe, qu’on attendrait des éclaircissements.

Ph : J’ai d’abord besoin de comprendre ce que toi tu mets dans le mot.

Po : La décadence, de mon point de vue, c’est davantage la perte de sens qui fait que les gens ne savent plus pourquoi ils sont là, sur cette terre, et qu’ils soient d’autre part livrés à la solitude et au désespoir au point de se dire : pourquoi faire le bien, pourquoi pas plutôt le mal ? Tout n’est-il pas égal dans sa vanité ? «Mon royaume pour un cheval», comme disait Richard III… C’est un personnage de Dostoïevski qui déclare quelque part : Si Dieu n’existe pas, tout est permis ! L’Occident n’est pas toujours athée. Certains de ses représentants ont fait frapper leur monnaie de la formule : In God we trust. Mais l’Occident, c’est quand même la terre du triomphe de l’homme, qui ne cesse pas de faire reculer les frontières face à ses volontés de conquête. Et donc, oui : tout est permis ! Et si tout est permis, qu’est-ce qui empêche d’assouvir ses désirs : les plus inavoués s’il le faut, les plus contre-nature pourquoi pas, dès lors qu’ils font partie de l’expérience possible ? Il n’y a pas de limites ! On peut explorer les sommets comme on peut se laisser couler dans les bas-fonds les plus glauques. C’est la même liberté : elle ouvre aux chemins qui montent et aux chemins qui descendent. Voilà à peu près ce que j’aurais à dire sur la décadence.

Ph : Oui, la conception d’une liberté indifférente au bien et au mal, qui n’oppose pas de veto à ce qui dégrade l’homme et la nature au nom de sa propre sacralité : c’est en effet ça le territoire de la décadence. Il y a de l’interdit, mais il ne concerne que ce sur quoi les hommes ont librement donné leur accord pour le considérer comme interdit et punissable, conformément à leurs institutions librement mises en place mais aussi à leurs intérêts réciproques.

Md : D’où cette méfiance à l’égard de la démocratie de la part des antioccidentaux… Elle est perçue comme un instrument fondamental de la décadence.

Po : Ils n’ont pas tort, mais le retour à un pouvoir autocratique est une fuite illusoire et, à sa façon, une expression de la décadence. Tandis que la démocratie, instrument de la décadence peut-être, est également ce par quoi l’homme est capable de se dégager librement de la décadence.

Md : Tu veux dire que la Russie de Poutine représente un des visages de la décadence ? Mais alors cette décadence est-elle orientale ou occidentale ?

Ph : J’ajouterais pour ma part une autre question : comment penses-tu que la démocratie qui est un instrument de la décadence peut se tourner en même temps contre la décadence ?

Po : Pour ce qui est de la première question, je dirais que l’Orient qui s’affirme en tant que tel sur le mode de l’opposition ostentatoire à l’Occident n’est pas pour cela plus oriental mais, au contraire, moins oriental. C’est un Orient en déficit d’orientalité. Je pense même, comme nous l’avons dit à propos d’un certain islamisme, que cette opposition est une manière de cacher sa défaite face à l’Occident. Il y a d’une part une sorte de contamination par la décadence occidentale et, d’autre part, une volonté de recouvrir la chose en se donnant une apparence orientale de manière artificielle. Le retour à l’ancien despotisme en est une illustration. Alors cette décadence est-elle orientale ou occidentale ? Disons qu’elle est occidentale par sa provenance et orientale par son usage…

Md : Comment le retour au despotisme peut-il être considéré comme étant de «provenance» occidentale ?

Po : Le despotisme est du côté de l’Orient, mais le retour au despotisme alors que le peuple aspire à la liberté relève d’un dérèglement, d’une volonté de domination —du réel en général et des hommes en particulier— qui ne se conçoit pas de limite: et c’est ce par quoi nous avons défini la décadence en Occident. Le retour au despotisme est un viol de la volonté du peuple que seul un esprit perverti peut s’autoriser, parce que pour lui… tout est permis.

Md : On peut concevoir qu’un tel retour soit réellement motivé par une volonté de protéger le peuple contre la décadence occidentale.

Po : C’est en tout cas l’argument qui est généralement invoqué pour s’emparer de tous les pouvoirs. Mais on ne protège pas un peuple en violant sa volonté, ni en le ramenant au rang de troupeau docile… J’en viens donc à la deuxième question : comment la démocratie peut-elle se tourner contre la décadence ? Je vais répondre en poète : la démocratie se tourne contre la décadence lorsqu’elle parvient à faire comprendre aux citoyens que le bon usage qui peut être fait d’elle est celui qui érige le beau en norme du choix et de l’action. Le beau dont il est question ici ne relève pas d’une quelconque subjectivité : il est ce qui nous atteint en tant qu’hommes et, nous atteignant, ce qui fait de notre humanité un idéal à gravir sans cesse. C’est encore Dostoïevski que je vais appeler à la barre avec sa formule, ou plutôt celle de son personnage principal dans l’Idiot, le prince Mychkine : «Seule la beauté sauvera le monde !» Alors, bien sûr, les artistes ont un rôle essentiel à jouer de ce point de vue, au-delà des guerres d’école qui les opposent : ils doivent faire en sorte que le beau habite parmi nous dans la société et que ce soit à lui, et non à la laideur, que de la place est faite : la plus large possible.

Md : Alors, dans nos débats, nous saurons faire accueil au printemps avec le chant des oiseaux et la tunique chamarrée des champs… Nos paroles ne couvriront plus l’événement de leurs vains bourdonnements: elles le célèbreront !

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