Des mots sur les maux | Splendeur et misère d’une ville «sainte»

Anthropologues, sociologues et autres penseurs s’accordent sur le fait que la principale fonction de l’homme n’est pas de manger, mais de penser. Or, il suffit d’un petit tour dans l’une de nos villes, en pleine ébullition ramadanesque, pour se rendre compte  que le commun des mortels chez nous pense être fait pour manger.

Sans doute, qui ne mange pas meurt, mais «qui ne pense pas rampe, et c’est pire», de l’avis des grands penseurs de l’humanité.

A Kairouan, ville qui abrite plus de 360 mosquées, des centaines de zaouias, des medressas, des cheikhs et des derviches ivres de leur chasteté, le consumérisme n’a aucune limite. Partout dans la ville, les files indiennes n’en finissent pas. Devant les boulangeries, les  négoces de «zlabia et mkharek» (sucreries typiques du mois saint), makroudh (patisserie kairouanaise), devant les bouchers et dans les supermarkets, ça crie, ça hurle, ça se bouscule et on en vient aux mains dès lors que «la transe» des masses culmine avec le ciel.

A l’image d’un pays pris à la gorge, d’une société accablée par mille et un maux, à Kairouan comme dans le reste de nos villes, «l’homme est en situation». Anéanti jusqu’à la lie, il se dessine mieux et devient en un sens le meilleur sculpteur de soi-même. Il met à nu ses déboires et le cumul d’une marche à reculons qui n’a fait que l’appauvrir, dans l’acception la plus large du terme. 

À Kairouan, comme dans le reste du pays, le ver est dans le fruit. Et les morts-vivants, qui se disputent des rayons richement garnis, renvoient au théâtre de la contradiction de Bertolt Brecht. Le spectacle quotidien offert par la ville renvoie, de surcroît, à la fois, à la splendeur et à la misère d’une ville. Une ville qui fut autrefois un chef-lieu de la civilisation arabo-musulmane embaumant le parfum, la culture et le savoir.

Aujourd’hui, ici et maintenant, en l’an 2022, dans «la ville sainte» et ses environs, les zaouïas, les coupoles, les mosquées, les messjeds et les seldjouks (lieux de culte où l’on fait la prière et apprend les préceptes du Coran), les «esprits saints» se rencontrent, prient, causent de la méchanceté des hommes dans l’ici-bas et de ce qui les attend dans l’au-delà, le paradis promis.

L’espace de quelques heures, ils oublient que le fond de l’air est jaune dans leur ville. Peu importe qu’une région entière continue à être le trou noir du développement régional, peu importe que ses responsables locaux continuent à naviguer sans boussole aucune. Les «esprits saints» de la ville pensent avoir réservé une place dans le paradis divin espéré. La ville, qui les abritera, demain, ressemblera à un «grand et magnifique bosquet, un boustane dans  un désert d’Arabie». Et leur «lit nuptial dans un palais impérial imaginé» peut détourner l’intérêt quant à une pauvreté extrême (29,3%), un taux de chômage de près de 20%, un analphabétisme élevé (35%), un abandon scolaire qui intrigue et inquiète (33,89%), des suicides et viols à répétition, absence de toute activité culturelle. À Kairouan, splendeur et misère se côtoient aujourd’hui, et l’état d’un cimetière occupant près de 13 hectares mime la situation de l’homme dans cette ville au passé glorieux.

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