L’expert financier Abdelkader Boudriga affirme que même si on ne verra pas une aggravation des risques de l’insoutenabilité de la dette au cours de cette année, la stabilisation du risque souverain (évalué à « CCC ») est toujours suspendue à un programme de financement avec le FMI.
La conclusion d’un accord avec le FMI au cours du premier trimestre 2022 est l’une des hypothèses qui sous-tendent la loi de finances 2022. Or à ce jour, les pourparlers n’avancent pas selon le rythme prévu. Est-ce que la situation est inquiétante ?
Oui et non. Oui, parce que le bouclage du budget 2022 est tributaire d’un accord avec le FMI. Un financement via le bilatéral ou le multilatéral et éventuellement une sortie sur les marchés internationaux (même si je suis contre une sortie sur les marchés internationaux) dépend d’un programme de financement avec le Fonds monétaire international. Pourquoi c’est important ? Parce que sans accord avec le FMI, il va falloir chercher entre 22 et 23 milliards de dinars sur le marché local (avec la crise russo-ukrainienne et la flambée des prix des matières premières, les besoins en financement devront augmenter). Or, trouver 22 milliards de dinars sur le marché local, ça va être une tâche un peu difficile. Il est donc indispensable aujourd’hui d’aller vers un accord avec le FMI. Mais je pense qu’en termes de financement intérieur, il faudra aller au-delà des 7 milliards qui sont prévus par la loi de finances 2022 et lever 13, voire 14 milliards de dinars sur le marché local. Le reste des besoins en financement ne peut être assuré que grâce à un programme de financement conclu avec le FMI. Maintenant avec la nouvelle donne qu’impose la crise ukrainienne, il va falloir revoir tous les scénarios, les hypothèses et les réformes qui étaient prévus dans le cadre des négociations sur un accord avec le FMI qui ont commencé depuis le mois de décembre 2021. Je pense qu’on devrait revoir les pourparlers, les hypothèses, les réformes, le processus et l’implémentation de ces réformes… A mon sens, tout doit être renégocié.
Vous dites que la crise russo-ukrainienne peut impacter le processus des négociations. Pourquoi ?
D’un côté, il y a la conjoncture internationale qui impose une révision des termes de l’accord. Même si les négociations ont progressé, je pense que tout devrait être revu. Bien sûr, il y a des aspects négatifs, mais il y a aussi des aspects positifs de la crise, et ce, même au niveau des rapports de force avec le FMI puisqu’on parle d’une crise globale. Parce que le Fonds doit être en mesure d’appuyer l’économie mondiale et, d’ailleurs, il a déjà annoncé quelques mesures, à cet effet. On peut également profiter de cette fenêtre qui s’ouvre pour que les négociations soient effectuées dans des conditions plus intéressantes. Mais le plus important (je le dis et je le répète), il faut que les négociations ne soient pas cantonnées aux problèmes liés aux finances publiques, notamment le déficit budgétaire, la caisse de compensation, la caisse de retraite et les entreprises publiques, mais qu’elles portent sur un vrai projet de réformes et de transformation de l’économie tunisienne. Et à partir de là, on reviendra vers les mesures d’urgence, de manière à ce qu’on ait une cohérence d’ensemble et une rigueur sur le long terme permettant d’atteindre des taux de croissance de 5 à 10% à l’horizon 2025/2026. Il faut que ce que nous faisons aujourd’hui soit efficace, qu’il aboutisse à une véritable transformation du pays et que ça ne consiste pas seulement en des solutions de rafistolage pour l’année 2022.
Est-ce qu’en 2022 ou même en 2023, on risque de franchir le seuil de l’insoutenabilité de la dette ?
Les critères de l’insoutenabilité de la dette sont les suivants : le ratio dette/PIB, la structure de la dette (répartition entre dettes étrangères et dettes locales), et la gestion et le déploiement de la dette publique. Il faut dire qu’en ce qui concerne la dette, nous avons des problèmes qui datent de plusieurs années. Par rapport au premier critère, le ratio dette/PIB va peut-être dépasser les 100% sur les deux années à venir. En ce qui concerne les emprunts en devises, il y a eu une légère amélioration parce que la Tunisie n’a pas effectué de sortie sur le marché au cours des deux dernières années. Et donc l’endettement en devises a légèrement baissé, ce qui est une bonne chose par rapport à la soutenabilité. Mais c’est au niveau du déploiement et de la gestion de cette dette que le bât blesse. Les emprunts octroyés ne sont pas utilisés pour l’investissement, l’infrastructure… La dette sert essentiellement pour assurer les dépenses de fonctionnement, notamment la masse salariale même s’il faut reconnaître que le problème de la masse salariale est un problème de nombre de fonctionnaires publics plutôt qu’un problème de niveau de salaire individuel. Ce qui s’est mal répercuté sur l’efficacité et l’attractivité de la fonction publique. Donc, la maîtrise de la dette dépendra des solutions qu’on va adopter pour juguler le déficit public. Je dirais que, d’une manière objective, on ne verra pas une aggravation supplémentaire des risques d’insoutenabilité de la dette cette année. En même temps, il ne faut pas oublier que les agences de notation Moody’s et Fitch Rating évaluent la soutenabilité souveraine de la Tunisie à triple C. Ce qui veut dire que la probabilité d’avoir un incident de défaut a augmenté. Il faut noter, ici, qu’un incident de défaut ne signifie pas la faillite du pays. Il s’agit tout simplement d’un non-paiement d’une échéance sans que ce soit aligné à une déclaration de faillite du pays. Il est très important de faire la distinction entre les deux notions. Et l’évaluation effectuée par les agences de paiement concerne la probabilité de survenance d’un incident de défaut qui peut être aussi basique que le retard ou le non-paiement d’une échéance. L’accentuation du risque souverain est aussi liée à la soutenabilité de la dette et à la possibilité d’aggravation du déficit public, notamment si on n’arrive pas à conclure un accord avec le FMI. Vous voyez, tout est lié. Même la question de la soutenabilité de la dette est aussi liée à la conclusion d’un accord avec le FMI. On espère que les pourparlers en cours progressent. Mais il est clair que les négociations n’aboutissent à l’adoption d’un programme de financement avec le FMI qu’à partir du deuxième semestre de l’année en cours. Parce qu’il va falloir revoir un peu les termes de l’accord et même les propositions qui ont été discutées avant la crise. Je pense que le Fonds est en train de le faire avec tous les pays, et pas spécifiquement avec la Tunisie, essentiellement en raison de l’impact de la crise sur les finances publiques, les hypothèses actualisées, ainsi que sur la soutenabilité des réformes proposées.