Anis El Fahem, directeur du programme “Appui aux PME” de la Berd, dans le cadre du programme Insadder, à La Presse : « Aider à l’export mais aussi à l’internationalisation des PME tunisiennes »

L’Union européenne et la Berd ont récemment annoncé le lancement du troisième appel à candidatures pour bénéficier du programme « Insadder », qui  vise à accompagner 75 entreprises tunisiennes dans leur développement à l’export. A la différence des autres programmes, Insadder étend son intervention à tous les secteurs afin de promouvoir l’innovation, la digitalisation, l’inclusion et le développement durable. De ce fait, il propose un ensemble de services d’assistance technique et financière ainsi que des services d’appui exhaustifs. Anis El Fahem, directeur du programme d’appui aux PME tunisiennes de la Berd, nous en dit plus dans cet entretien.


Qu’est-ce qu’Insadder et que comprend le programme ?

Financé par l’Union européenne à hauteur de 23 millions de dinars et mis en œuvre par la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (Berd), le programme Insadder a été lancé le 1er juin 2021 afin d’accompagner et renforcer le potentiel des entreprises tunisiennes, notamment les PME, en matière d’exportation. Dans ce cadre, Insadder souhaite accompagner au total 75 entreprises tunisiennes dans leur développement vers l’export. L’objectif global de ce projet est d’évaluer la performance, la compétitivité et la capacité des PME sélectionnées à exporter, tout en élaborant un plan d’action comprenant un ensemble de missions qui devraient être mises en œuvre tout au long de l’implémentation du programme qui s’étale sur cinq ans. Dans le cadre de ce projet, trois appels à candidatures ont été lancés ; les deux premiers en juin et novembre 2021, durant lesquels une cinquantaine d’entreprises ont été sélectionnées et où il y avait tous les secteurs (santé, plastique, textile, tourisme, artisanat, digital, industrie…), alors que le troisième appel a pris fin le 30 avril 2022.

Quelles sont les entreprises bénéficiaires de ce programme et quels sont les critères de sélection ?

Le programme Insadder vise deux segments d’entreprises ; celles qui n’ont jamais exporté et qui veulent exporter pour la première fois et celles qui ont déjà occasionnellement exporté ou exportent et veulent augmenter leurs exportations. L’essentiel est que les entreprises sélectionnées aient un potentiel d’exportation. Pour les entreprises qui exportent pour plus de 30% de leur chiffre d’affaires, elles ne sont pas éligibles, parce qu’au-delà de ce taux, on les considère exportatrices.

Passons maintenant aux critères de sélection, notre évaluation se base sur cinq volets. Il y a tout d’abord l’assise financière. En effet, les bénéficiaires doivent avoir des finances et une situation fiscale saine leur permettant d’investir dans les opérations d’export étant donné que ce parcours nécessite des fonds importants. Le deuxième volet est d’avoir un potentiel d’exportation. Ceci concerne notamment l’exportabilité des produits et leur potentiel sur le marché, les destinations qui sont capables de les absorber… Dans ce cadre, le programme choisit les entreprises qui ont le plus de potentiel à l’export, qui est composé de la compétitivité du produit en fonction des besoins du marché.

S’agissant de la maturité digitale au niveau interne et externe, cela comprend la digitalisation de l’administration, des finances, de la gestion de l’entreprise…A ce niveau-là, il n’est pas inutile de rappeler que les statistiques sont parfois étranges quand on sait que plus de 50% des entreprises n’ont pas un site web. Il faut aussi digitaliser le processus de production puisqu’aujourd’hui, on parle  de l’industrie 3.0, de l’intelligence artificielle…Il y a donc tout un travail à faire à ce niveau-là car c’est une approche intégrée qui concerne toute l’entreprise et toutes ses fonctions allant de l’approvisionnement jusqu’à la commercialisation.

On s’intéresse aussi à l’évaluation du management de l’entreprise, sa gouvernance… Finalement mais pas moins important, un diagnostic global de l’entreprise sera établi par les experts du programme et de la Berd pour évaluer sa compétitivité.

Par ailleurs, nous nous orientons vers l’économie verte et l’inclusion (de la femme, des jeunes et le développement régional). En effet, au niveau de la Berd, on essaie de favoriser tout ce qui est vert et environnemental avec deux objectifs principaux: améliorer la résilience contre les changements climatiques et diminuer leurs risques. Et donc, toutes les lignes qui seront financées doivent avoir une composante verte car d’ici à 5 ans, l’entreprise tunisienne ne peut plus vendre ses produits sur le marché européen si elle ne montre pas son effort sur la décarbonisation, si elle ne respecte pas certains seuils sur les émissions de gaz… Et donc, elle doit respecter les normes internationales en matière d’environnement, de social et de gouvernance (ESG) en favorisant la bonne gouvernance.

Le nombre d’entreprises sélectionnées reste faible par rapport au montant alloué à ce programme. Comment expliquez-vous ce choix ?

Bien que le budget soit important, le nombre final des entreprises bénéficiaires sera restreint. On vise au total 75 entreprises, alors qu’avec 23 millions d’euros, on peut financer entre 400 et 500 entreprises. Mais pour ce projet, on a opté pour le travail sur le long terme avec les entreprises sélectionnées parce qu’on veut assurer l’impact. De ce fait, chaque entreprise n’aura pas droit à une seule intervention mais à plusieurs interventions de plusieurs experts, à la formation, à un cofinancement des autorisations et des certificats à l’export…le tout, selon le besoin de chaque entreprise et selon le secteur d’activité. C’est au cas par cas. Donc, l’idée c’est de travailler à moyen et à long termes et chaque entreprise sera accompagnée sur une période de deux à trois ans avec comme objectif principal de réaliser sa première exportation ou réussir à augmenter sa part d’exportation à la fin du programme.

Vous dites donc qu’il existe plusieurs zones d’intervention selon le besoin ?

Absolument ! En effet, tout au long de ce projet, nous offrons trois services majeurs à ces entreprises. Il y a tout d’abord le conseil et l’assistance technique qu’on fournit par des experts multi-internationaux. Ce sont en fait des gens qui ont des années d’expérience dans des secteurs et/ou branches similaires et qui ont travaillé dans l’entreprise de 15 à 20 ans. Ils ont l’avantage de connaître le monde de l’entreprise de l’intérieur, de connaître le secteur et le marché de destination… L’apport de ces gens-là, c’est qu’ils vont nous faire gagner énormément en temps et en ressources financières. Car une étude de marché pourrait coûter par exemple 120 mille dinars, alors qu’un expert qui connaît déjà le marché peut en un peu de temps donner son évaluation sur ce marché et décider si l’opération sera rentable ou non. A travers ces interventions qui peuvent s’étaler sur 12, voire 24 mois, il y a aussi un transfert du savoir-faire. Donc, périodiquement, ces experts viennent passer une ou deux semaines au niveau de l’entreprise, évaluer son plan de travail, constater ce qui a été fait, les manquements, proposer des améliorations…, tout ceci pour évoluer vers l’objectif final, qui serait d’exporter. Mais autour de cet objectif final, les experts vont traiter plusieurs thématiques (production, gestion des ressources humaines, amélioration des compétences, financière…), d’où l’importance de ces profils qui sont polyvalents, mais là on parle plus précisément de la polyvalence dans un secteur particulier, ce qui est très rare comme profil. C’est donc un accompagnement sur mesure, il ne s’agit pas d’une boîte de solutions prêtes qu’on applique à toutes les entreprises.

Une fois qu’on a sélectionné l’entreprise après vérification de l’éligibilité (correspondre à la définition d’une PME selon les normes de l’Union Européenne soit par sa taille, soit par son chiffre d’affaires, ses ressources…), on établit le premier diagnostic global avec nos experts multi-internationaux qui vont définir la feuille de route sur deux ou trois ans. Ce document consiste à son tour à définir quelles sont les interventions et les expertises à mettre en place (que ce soit locales ou internationales). L’important c’est d’avoir un chef de projet qui pilote l’ensemble de ces actions avec une vision stratégique qu’il va partager avec le management de l’entreprise pour conduire le processus de changement dans l’entreprise tout en se focalisant sur l’export.

Outre les experts multi-internationaux, on peut ramener des spécialistes internationaux pour une période bien déterminée. Si, par exemple, on constate qu’au niveau de l’appareil de production, il y a des chutes hors normes, on a recours à ces spécialistes. Et pour complémenter ces conseils internationaux, on a recours aux consultants locaux dont nous disposons et qui font de bonnes expertises. Notre approche est à la fois globale et holistique et cette assistance technique peut aller jusqu’à 90 mille euros par entreprise, ce qui est énorme comme budget pour une expertise… Aucun programme en Tunisie n’a atteint des montants pareils.

Le deuxième volet est celui de la formation qui sera assurée au personnel des entreprises et qui va concerner toutes les opérations relatives à l’export (finance internationale, pratiques du commerce international…). Dans le même cadre, on s’intéresse aussi aux soft skils qui se traduisent par une série de compétences douces à maîtriser en entreprise. C’est en fait maîtriser l’art de la négociation des contrats, c’est aussi comment organiser des événements, se préparer et participer à des foires… Il y aura des modules pour les employés des PME bénéficiaires où on va choisir 3 ou 4 personnes de chaque entreprise qui pourraient être les responsables de la fonction export.

S’agissant du troisième et dernier volet, il concerne le cofinancement des frais d’obtention du certificat et d’autorisations d’accès à certains marchés comme la fameuse autorisation de circulation de produits sur certains marchés européens. A titre d’exemple, actuellement, on aide un client qui produit des huiles essentielles et des produits d’hygiène pour vendre en France. Chaque référence a besoin d’une autorisation qui coûte près de 1.200 euros, alors qu’il y a près de 200 références. Donc, pour pouvoir vendre l’ensemble de sa gamme sur le marché français, il a besoin de 200 à 300 mille euros. A ce stade, la Berd peut cofinancer l’obtention de ce certificat et ceci peut aller jusqu’à 30 mille euros. C’est au cas par cas pour faciliter l’accès à ces marchés. Ce soutien intervient après le début de l’accompagnement, mais c’est une composante assez importante du programme.

Il existe une dernière composante auxiliaire qui est la formation des consultants à l’export. Au sein de la Berd, on travaille sur la demande mais également sur l’offre. On a constaté l’existence d’une bonne population de consultants tunisiens qui ont travaillé sur l’export à travers les programmes Famex 1, Famex 2…, mais qui ont besoin encore d’une montée en compétence et d’une professionnalisation, et on va donc leur proposer des modules de formation sur des thématiques focalisées et pointues sur les actions export.

Lorsqu’on parle des PME, tout le monde a le regard tourné vers les régions défavorisées. Quelle est l’importance de ce programme pour ces zones ?

A travers Insadder, on souhaite aller plus loin qu’un simple accompagnement. Notre programme n’écarte pas les PME dans les régions et les plus petites entreprises à y accéder. Pour ce faire, on a décidé avec l’UE de travailler avec une approche groupée. Donc, on regroupe 5 à 10 petites entreprises du même secteur ou de la même région et on leur offre des conseils ou des recommandations, les services nécessaires, et même de la formation groupée. Comme cela, on atteint une masse critique et avec un budget qui aurait bénéficié à une seule entreprise, on va faire une dizaine. L’important pour nous est que toute intervention contribue directement et d’une manière importante à la réalisation de notre objectif ultime qui est l’exportation.

Mais pour les entreprises qui sont dans les régions défavorisées, le taux reste toujours faible parce que c’est généralement le même tissu ; la nature des entreprises existantes dans les régions sont beaucoup plus dans la construction, les services de proximité, le commerce local…Il y a peu d’entreprises dans l’industrie ou dans le service. C’est un fait historique et structurel qui peut être éligible. Et lors de la sélection, on essaie de les favoriser ‘’un peu’’ pour améliorer cette représentativité sans pour autant tomber dans le piège de faire de la représentativité fictive. C’est pour cela qu’on a focalisé notre effort de communication pendant ce dernier appel à candidatures sur les régions où on a organisé des ateliers de sensibilisation à Gabès, Kasserine, Kef et Bizerte.

Mais là encore, il est important de souligner que la nature même du programme Insadder et ses objectifs font que cette représentativité reste un peu limitée. Toutefois, on a d’autres programmes avec l’UE en Tunisie qui travaillent plus sur les régions et qui consistent à améliorer la compétitivité des entreprises implantées dans ces zones.

Et qu’en est-il des femmes chefs d’entreprise ?

Notre système de sélection est neutre sectoriellement tout en mettant deux éléments de discrimination positive pour le genre et pour les régions. Dans les scores, on constate une augmentation du taux pour les femmes chefs d’entreprise. Actuellement, on est toujours dans les standards habituels à 20% des bénéficiaires et notre ambition c’est d’aller à 30%.

A travers Insadder, est-ce que vous visez l’internationalisation des PME tunisiennes ?

Le programme Insadder est un outil d’aide à l’export mais aussi à l’internationalisation pour les PME tunisiennes. En effet, si l’entreprise a l’assise financière nécessaire, si elle est mature…, on l’accompagne dans son effort d’internationalisation, qui reste un objectif ultime. Déjà, on commence par l’export pour atteindre l’internationalisation. Et pour les entreprises qui ont réellement la capacité de s’installer à l’international, on va les aider. C’est pour cela qu’on veut collaborer avec le Cepex qui a de bons produits et des réseaux sur place pour aider ces entreprises et faciliter leur internationalisation.

Tout ce qui a été dit est intéressant, mais le choix du timing est important aussi. Avec le Covid-19 et la guerre en Ukraine, vos objectifs ne seront-ils pas menacés ?

Au contraire, chaque crise est aussi une opportunité qu’il ne faut pas gâcher. Après cette pandémie, on pense qu’il y a une opportunité à saisir et à ne pas rater. En effet, la perturbation créée par cette crise sanitaire a causé tout un chambardement de processus logistiques aux quatre coins du monde. Et avec le Covid-19, qui a été suivi de la crise en Ukraine et d’une augmentation des prix de tous les produits à l’échelle internationale…, les coûts logistiques sont devenus énormes. On a tout à gagner maintenant d’offrir des avantages de compétitivité aux donneurs d’ordre et aux importateurs surtout sur le marché européen, qui depuis 20 ans achetait en Asie.

Mais parfois, on constate que les entreprises tunisiennes ne sont pas averties de cette situation et n’arrivent pas à saisir l’envergure de l’opportunité. C’est l’occasion ou jamais de se repositionner comme on était il y a 30 ans où on était le partenaire numéro 1 de la Communauté européenne. Et aujourd’hui, on peut même viser les marchés américain et du Golfe, parce que nous présentons un avantage compétitif de proximité, qui a des retombées importantes en termes de délais, de coût… Donc, il y a une opportunité majeure pour les PME tunisiennes de se repositionner et tous les ingrédients nécessaires sont réunis pour atteindre cet objectif (on a les produits, les compétences, les avantages concurrentiels, une main-d’œuvre qualifiée et compétitive…). Certainement, il existe toujours des obstacles comme la logistique, l’administration, les ports…, mais malgré tout cela, on reste très compétitif et il faut saisir cette occasion.

Et à ce niveau-là, on ne vise pas uniquement l’Europe, il faut regarder l’autre côté. C’est l’objectif en fait de notre programme qui vise aussi à aller vers l’Afrique subsaharienne qui aujourd’hui n’est plus un choix pour nous, mais une opportunité à saisir. Le tout, avec une bonne stratégie, un bon produit, les bonnes pratiques de management, les bons partenaires… C’est pour cela qu’on coopère avec des acteurs dans le domaine comme le Tabc, le Cepex… Ainsi, derrière chaque crise et problème, il y a forcément des opportunités majeures à saisir. Il faut laisser tomber l’attentisme et investir intelligemment pour rétablir notre place et notre position stratégique entre l’Europe et l’Afrique. Il n’est pas trop tard.

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