1er juin 1955 : Le retour de Bourguiba selon la presse judéo-arabe

Par Mohamed Larbi SNOUSSI

Avant même la signature des conventions de l’autonomie interne de la Tunisie, le 3 juin 1955, le leader du Néo-destour Habib Bourguiba avait triomphalement regagné le pays, le 1er juin, après un long exil, depuis avril 1938. C’était une journée mémorable et illustre, incrustée dans les esprits de ceux qui ont vécu ces moments, où une brèche s’était entrouverte dans tout l’Empire colonial français, annonçant par là le mouvement de la « décolonisation » de l’Afrique, après la défaite de la France à Dien Bien Phu en avril 1954, que Bourguiba a su bien exploiter.

Personnellement, âgé à peine de sept ans, j’ai vécu cette inoubliable journée. Tôt le matin du 1er juin 1955, nous avons, mon père, ‘Am Tahar Zainelabidine, receveur de la poste d’Hammam-Lif et moi, emprunté la traction noire de ‘Am Brahim, agriculteur, originaire du Sers, traction conduite par son chauffeur Abdallah Rezgui, pour regagner La Goulette. Dès cinq heures du matin, nous partîmes d’Hammam-Lif vers Radès. Nous traversâmes difficilement le canal par le bac, tellement la foule était dense. Nous descendîmes près du port, et Mohamed le chauffeur alla garer la voiture près du cinéma Rex. A l’arrivée du bateau «Ville d’Alger», et pour ne pas être étouffé par la bousculade, mon père me mit sur ses épaules, s’empêchant ainsi de prendre des photos avec l’appareil qu’il avait, mais me permettant tout de même de voir les grands moments de ce glorieux retour. Sincèrement, je n’ai saisi, étant encore petit, l’importance de l’événement qu’avec la bataille de Bizerte et son évacuation (1961-1963).

Par ailleurs, il me semble superflu d’évoquer présentement le contexte des années 1950 et le déroulement des événements qui ont abouti à l’autonomie interne de la Tunisie et ses conséquences sur le pays. Cela fut traité par nous, à plusieurs reprises au cours des années 1970-1980, dans les colonnes de La Presse, ainsi que par de nombreux historiens, même de gauche, qui étaient, gratuitement, des opposants à Bourguiba. Mais aucun n’a essayé de scruter et d’évaluer l’opinion des juifs tunisiens qui, dans leur majorité, ont gardé une certaine neutralité, même s’ils lui ont conféré le titre de «Combattant suprême», à part quelques adhérents du parti communiste tunisien.

C’est ce qui ressort de l’article, paru en judéo-arabe, dans les colonnes du journal En-Nejma (L’Etoile) de Makhlouf Nadjar (1888-1963), hebdomadaire publié depuis 1920 à Sousse, d’une manière discontinue, jusqu’en 1936, pour devenir régulier jusqu’en 1961, à part la période de l’occupation allemande. D’ailleurs, c’était le seul journal en judéo-arabe qui a continué à paraître après 1943.

Le 3 juin 1955, ce journal a publié avec manchette en première page un long reportage sur le retour de Bourguiba à La Goulette. Mais tout en gardant la neutralité, il a qualifié ce dernier de «Combattant suprême». J’ai jugé utile de traduire cet article et de le soumettre aux lecteurs qui ne peuvent déchiffrer ce genre de journaux auxquels on devrait s’intéresser, voire essayer de traduire l’ensemble des journaux en judéo-arabe parus en Tunisie entre 1884 et 1961 et dont les collections sont déposées à la Bibliothèque et aux Archives nationales :

Retour d’Habib Bourguiba à Tunis : le mercredi premier juin sera commémoré jusqu’à la fin des jours et des temps

Comme cela fut promis de retracer le retour d’Habib Bourguiba à Tunis pour qu’on puisse arriver à la mise en application de la conclusion des accords entre les personnalités tunisiennes et la France. C’est ce qui s’est passé, et le dimanche 29 mai, à trois heures sont amenées à renouveler une vie de calme et d’union. Tous les habitants de toutes les contrées se sont réjouis.

De Paris à Marseille

Après un repos de deux jours, le leader du Destour a quitté Paris, se dirigeant vers Marseille, pour regagner Tunis. Le soir du mardi à la gare de Lyon, des centaines de Tunisiens ont organisé une prestigieuse manifestation pour le «Combattant suprême». Avant son départ de la capitale de la République, il a prononcé un discours lançant un colossal appel, demandant à ses frères tunisiens et ses amis français de réaliser la concorde des deux côtés.

De même à la gare de Saint-Charles à Marseille, surtout à la place du fort La Julienne et sur le bateau «Ville d’Alger», les visages étaient ébahis à l’arrivée des correspondants des journaux de tous les coins du monde et ceux parmi les ministres tunisiens qui accompagnaient Habib Bourguiba, outre une grande partie de ceux qui se sont déplacés de Tunis pour assister à la parade du retour du cher président dans son pays.

Sur le bateau «Ville d’Alger»

Le bateau «Ville d’Alger» est sorti de Marseille d’une manière inaccoutumée. La mer était calme comme si elle voulait prendre part au cortège. Dans la belle salle du bateau, l’atmosphère était solennelle, car la grande salle et ses abords étaient occupés par d’importantes personnalités et les correspondants internationaux, qui se trouvaient en première ligne.

Combien d’entretiens se sont déroulés et d’enthousiastes polémiques ont eu lieu entre les grands journaux, qui étaient au courant que Habib Bourguiba répondait avec une clarté d’esprit qui nous indique le radieux avenir et la fraternité entre les Tunisiens et les Français.

En somme, maître Bourguiba a accordé au correspondant de notre confrère Le Petit Matin, notre beau-fils David Chemla, une déclaration exclusive dans laquelle il a énormément remercié ce journal qui, depuis 30 ans, défendait la patrie. Il a dit que le peuple tunisien n’oublie pas son fondateur, son vieil ami Simon Zana, qui lui-même a connu l’exil et le bannissement et a présenté les félicitations du Petit Matin et tous ses courageux rédacteurs.

Maître Bourguiba évoque ses embarras

Si on se réfère aux déclarations faites par maître Bourguiba sur le pont du bateau à l’approche du pays d’où il était éloigné, et ayant vu l’île de la Galite, il a évoqué le temps de bannissement qu’il a enduré pendant deux ans, qui ont paru comme 15 années d’entraves, et sa déclaration du 27 mai 1940, avec 18 personnes qui sont restées éloignées pendant deux ans et demi. Mais il a conclu par leur satisfaction en ce moment, où tout est terminé pour eux en contrepartie de la liberté du peuple et de la nation.

Les émotions de Bourguiba sont apparues quand il a humé la brise de sa patrie et a vu le paysage de sa terre, n’ayant pu arrêter les larmes qui coulaient de ses yeux, larmes de joie, larmes du bonheur et larmes de l’orgueil.

L’arrivée du bateau «Ville d’Alger»  à La Goulette

Maintenant, quand nous sommes parvenus à écrire ce bref résumé, il nous est difficile de raconter en détail l’arrivée du bateau au port de La Goulette et les préparatifs qui ont précédé au temps de la lutte du «Combattant suprême» et établis par ses compagnons sur le sol tunisien après une longue absence.

Le rêve d’un jour fut observé de visu. C’est une promesse des âges, où l’on ne peut établir le nombre de personnes debout le long de la route entre La Goulette et Carthage : Gloire à leur Créateur, gloire à leur bienfaiteur, où des vagues de personnes sont arrivées à Tunis de toutes les villes et presque un demi-million de personnes étaient présentes pour saluer le retour d’El-Habib.

Premier discours d’Habib Bourguiba

Dans le premier discours qu’il a prononcé sur le sol tunisien, il a déclaré: «Notre lutte n’a pas été comprise depuis longtemps à l’étranger… Mais aujourd’hui avec l’acquisition de notre autonomie interne, qui constitue un premier pas pour la réalisation de notre objectif final, je pense qu’il est de notre devoir, pour que notre lutte puisse porter ses fruits, de commencer à  travailler sans répit pour atteindre notre objectif».

Déclaration du ministre d’Etat, Mongi Slim

Mongi Slim a déclaré au rédacteur du journal Tunis-Soir qu’il était content, en cette journée du 18 Janvier 1952, d’accompagner maître Bourguiba dans son douloureux exil et maintenant il est de retour avec lui après avoir posé des fondement solides de l’amitié entre la Tunisie et la France, des fondements durables pour tous, et que les Français, les étrangers et les Tunisiens de cette patrie doivent se respecter les uns les autres et s’entraider.

Habib Bourguiba entre La Goulette et Carthage

Le chef du Destour a débarqué à La Goulette. L’on ne peut décrire ceux qui ont pris part à son passage vers Carthage et son accueil par le Bey. Son discours à Tunis est difficile à reproduire sous notre plume, même une infime partie, car comment peut-on décrire à nos lecteurs son débarquement et la chaleur de l’accueil dont il fut l’objet. Comment peut-on brosser un tableau de l’arrivée des citoyens par centaines de milliers à La Goulette, dans l’allégresse et la joie, à tel point que l’atmosphère fut ébranlée.

On ne peut décrire l’arrivée des cavaliers et des méharis et différentes barques, des rangs des scouts de tout le pays et toutes les cités, chose qu’on n’a jamais vue sauf dans les rêves.

Parmi les associations et les personnalités qui se sont présentées au lieu de l’accueil établi à La Goulette, le Grand Rabbin rabbi Meiss Cohen et maître Charles Haddad qui ont présenté leurs salutations et bénédictions au leader du Destour. Habib Bourguiba les a reçus avec les honneurs. Ce qui renforce la sincère fidélité entre les frères juifs et musulmans.

Puis le cortège est sorti et l’honorable leader monta sur un des plus beaux chevaux, suivi par des milliers de cavaliers. On les voit conduisant des voitures, et fut reçu à Carthage par Son Altesse le Bey par un grandiose et méritant accueil.

Habib Bourguiba est entré dans la ville de Tunis et a traversé ses avenues avec des vues qu’on n’a pas constatées depuis une génération, jusqu’à ce que le cortège ait atteint la demeure de Mme Bourguiba. Ensuite, il s’est dirigé à la place des Moutons où l’on a préparé l’endroit de son premier discours à l’adresse des Tunisiens.

Le discours d’Habib Bourguiba à Tunis

Le leader du Destour a prononcé un prestigieux discours où il a démontré ce qu’attendaient les Tunisiens comme joie de vivre en s’attachant à la terre qui n’était pas sous leur domination. Il a indiqué que tous les droits des étrangers seront respectés pour assurer leur avenir et leurs intérêts. Quant aux Juifs, considérés comme les frères des musulmans, ils seront traités sur un pied d’égalité.

Tunis a passé la nuit de jeudi dans la joie dans chaque avenue en pleine allégresse jusqu’au lever du jour.

Laisser un commentaire