Quelles réponses face à l’inflation résurgente? | les remèdes pour éviter le pire

A en croire les économistes, l’inflation est partie pour durer. Et s’ils s’accordent sur le fait qu’elle n’est pas d’origine monétaire, l’efficacité d’une remontée du taux directeur de la BCT dans la lutte contre l’envolée des prix fait toujours débat.

Dans le cadre de sa série de webinaires “Les Mardis de l’Economie»,  le think tank  Global institute for transition (GI4T), a organisé, récemment, son premier débat en ligne  sur le thème  : «Quelles réponses face à l’inflation résurgente?». Ont pris part à cette rencontre-débat d’éminents économistes, à savoir  la directrice du laboratoire d’Intégration économique internationale, Fatma Marrakchi, l’universitaire Aram Belhaj et l’ancien ministre du Développement régional, Abderrazak Zouari. Le débat, qui a été modéré par l’expert en économie numérique, Mustapha Mezghani, a été l’occasion de revenir sur la récente décision de la BCT d’augmenter son taux directeur, mais aussi d’apporter des éléments de  réponse à la problématique de l’inflation galopante.

Fatma Marrakchi : “Le relèvement du taux directeur est le seul instrument dont dispose la BCT pour maîtriser l’inflation”

Lors de son intervention, la professeure universitaire en économie, Fatma Marrakchi, a souligné que l’inflation qui sévit aujourd’hui n’est pas spécifique à la Tunisie, ou aux pays en voie de développement. C’est un phénomène qui touche tous les pays du monde, y compris ceux développés. Elle a fait savoir que selon une étude récente réalisée par le Liei, la principale source de l’inflation en Tunisie est d’origine importée. L’origine monétaire est très faible par rapport aux autres facteurs.

A en croire l’économiste, la BCT s’est livrée à un véritable exercice de funambule. Car pour l’institut, la remontée du taux directeur permet d’éviter le pire: un taux d’inflation à deux chiffres. Mais cette hausse du taux d’intérêt réel qui provoque une augmentation du coût du crédit, ne va-t-elle pas se répercuter sur le pouvoir d’achat des ménages et, donc, alimenter les revendications salariales et, par ricochet, la spirale inflationniste ?

Un dilemme que Marrakchi n’a pas manqué d’évoquer, soulignant, en ce sens, qu’il s’agit bien d’un arbitrage à faire. Elle a rappelé à cet égard que le relèvement du taux directeur est le seul instrument dont dispose, aujourd’hui, la BCT pour maîtriser l’inflation (qui est sa principale mission). En effet, selon Marrakchi,  l’objectif derrière la récente remontée du  taux directeur, n’est pas d’agir directement sur l’inflation, mais c’était plutôt pour maîtriser surtout la valeur du dinar et les réserves de change. “Aujourd’hui, la Tunisie n’a pas de programme avec le FMI sur le court terme, et la sortie sur le marché international s’avère très compliquée. Préserver les réserves de change est un objectif très important pour la Banque centrale”, a-t-elle précisé.

Pour souligner le rôle de la BCT,  Marrakchi a rappelé que  le relèvement  du taux directeur était le même instrument auquel la BCT a eu recours, lorsqu’il y a eu une forte dépréciation du dinar en 2018. L’objectif n’était pas, alors,  de maîtriser directement l’inflation, mais c’était plutôt une décision qui vise à  maîtriser les crédits à la consommation,  afin de contenir la consommation des produits importés et, donc, freiner, par ricochet, les sorties de devises. «La relation entre le taux directeur et le taux de change passe par la balance commerciale», a-t-elle révélé.

S’agissant de l’impact du taux d’intérêt réel sur l’investissement, l’économiste a tranché: la diminution du taux directeur encouragerait fortement l’investissement privé à court terme, tandis que son augmentation n’a pas un impact significatif. En effet, en s’appuyant sur un travail académique qu’elle a mené en 2019, Marrakchi a révélé que l’investissement public  est le plus grand déterminant de l’investissement privé en Tunisie. Et d’une manière générale, l’investissement privé dépense la moitié de ce que l’Etat consacre à l’investissement public, affirme-t-elle.

Le turn over des gouvernements (qui a un effet négatif très significatif sur l’investissement privé) et les éléments du climat des affaires, sont respectivement les deuxième et  troisième déterminants de l’investissement privé. «Le dernier déterminant, c’est le taux d’intérêt réel. Il n’est pas symétrique à la hausse et à la baisse, c’est-à-dire quand vous augmentez le taux d’intérêt cela aura tendance à diminuer l’investissement privé. Ce que nous avons trouvé c’est que l’augmentation du taux d’intérêt réel est moins prononcée que la diminution: c’est-à-dire que la diminution encouragerait fortement l’investissement à court terme, mais l’augmentation du taux d’intérêt n’a pas un impact significatif sur l’investissement privé», a-t-elle souligné.

Par ailleurs, Marrakchi a affirmé que la lutte contre l’inflation n’est pas uniquement “l’affaire de la BCT”. C’est une responsabilité qui incombe à différents ministères, mais également aux agents économiques eux-mêmes. Miser sur les énergies renouvelables (pour réduire l’exposition aux fluctuations du prix du baril de pétrole), optimiser les circuits de distribution, réduire le déficit budgétaire qui est lui-même inflationniste, sont autant de mesures à prendre pour contribuer à la lutte contre l’inflation, affirme l’économiste. “Combattre l’inflation est  un travail qui doit être effectué au niveau de  la politique budgétaire et de la politique monétaire qui doivent être en harmonie. On ne peut avoir une politique monétaire restrictive et une politique budgétaire expansionniste, comme c’est le cas aujourd’hui», a-t-elle précisé.

La professeure en économie a, en ce sens, mis l’accent sur  l’urgence de la mise en œuvre de la réforme de la politique budgétaire, notamment les réformes relatives au système de compensation, et ce,  afin de libérer un espace budgétaire pour accroître l’investissement public  et limiter le gaspillage. «Il est compliqué de faire ces réformes-là dans cet environnement où l’inflation est importante et se fait sentir sur le pouvoir d’achat du citoyen. Mais il faut que les Tunisiens sachent l’importance de cet assainissement. Ce sont  des réformes à faire, c’est difficile. Il faut beaucoup de communication, de transparence et de pédagogie pour aller vers ces réformes-là», a-t-elle indiqué.

Marrakchi a conclu en soulignant l’importance de renouer avec la croissance, le seul moyen qui permet de créer la richesse et renflouer les réserves de change, à même d’affronter les échéances futures.

Aram Belhadj : “L’inflation est une question de chaîne de valeur”

De son côté, Aram Belhadj a affirmé que l’augmentation du taux directeur ne serait efficace que si l’origine de l’inflation est monétaire. «Ce qui n’est pas le cas en Tunisie et on ne trouve pas d’explications fondées par la BCT, hormis un simple communiqué», fait-il remarquer. Il a fait savoir que le risque  d’un désancrage des anticipations d’inflation a poussé la BCT à prendre une telle décision.

Selon l’économiste, il est difficile de se prononcer sur l’efficacité de cette décision, dans la mesure où l’inflation n’est pas d’origine monétaire en Tunisie. Faisant le parallèle avec la situation vécue en 2018, Belhadj a essayé d’étayer, chiffres à l’appui, ses conjectures. En effet, rappelons-le, entre  2018 et 2019,  la BCT a procédé à des augmentations successives importantes de son taux directeur. Résultat: l’inflation qui était à 6,9% au début de l’année 2018, s’est établie à 6,7% vers la fin de 2019, tout en suivant une évolution en dents de scie.  S’agissant du solde commercial et du taux de change, ils n’ont cessé de se dégrader, durant cette période.

Pour Belhadj, ces chiffres montrent qu’en recourant au relèvement du taux directeur, la BCT a manqué sa cible. «Très probablement, l’augmentation du taux directeur fait baisser le taux d’inflation, mais ne provoque pas une baisse substantielle». «Avec cette augmentation on espérait casser la spirale inflationniste, ce qui n’était pas le cas. Et au niveau taux de change et de la balance commerciale, cela n’a pas donné l’effet escompté», a-t-il commenté. L’universitaire estime, par ailleurs, que l’inflation est une question de chaîne de valeur.  A commencer par les chaînes d’approvisionnement qui souffrent d’un dysfonctionnement aggravé par le déclenchement de la guerre en Ukraine, passant par les problèmes du transport et de la logistique, dont le coût suit une progression exponentielle, sans oublier les problèmes avérés dans le stockage  (il n’y a pas suffisamment d’entrepôts de stockage en Tunisie) pour finir avec des circuits de distribution non maîtrisés, l’envolée de l’inflation tire son origine de tous ces facteurs, explique Belhadj. «Est-ce que l’augmentation du taux directeur va permettre de résoudre tous ces problèmes, je ne le pense pas», a-t-il asséné.Il a, en ce sens, mis l’accent sur l’importance du policy-mix (la coordination entre les politiques budgétaire et monétaire). «Le relèvement du taux directeur sans coordination avec le gouvernement représenté par le ministère des Finances et le ministère de l’Economie ne peut donner les résultats escomptés, parce que le problème de l’inflation ne se résout pas par des augmentations répétitives du taux directeur», a-t-il ajouté. Augmenter  le taux de rémunération de l’épargne, utiliser la base monétaire comme instrument, etc. sont autant d’alternatives auxquelles la BCT peut recourir pour contribuer à la lutte contre l’inflation, estime-t-il. Mettant l’accent sur l’importance des réformes structurelles,  Belhadj a souligné que le pays a besoin de politiques d’offre qui permettent de renouer avec la croissance, mais également de résoudre le problème structurel de l’inflation.

Abderrazak Zouari: “La BCT est la seule institution qui remplit sa mission”

Le son de cloche était, par contre, différent du côté d’Abderrazak Zouari, ancien ministre du Développement régional qui considère que la BCT est la seule institution qui remplit sa mission et a réussi à maîtriser l’inflation. «La situation économique en Tunisie est telle que si le taux d’inflation est de 7%, il est trop faible!», a-t-il commenté.

Soulignant que la maîtrise de l’inflation est la mission principale de la BCT, Zouari a souligné que la politique de croissance est une politique structurelle de long terme, alors que les politiques monétaire et budgétaire sont des politiques conjoncturelles qui permettent de réduire l’écart qui existe entre le trend et les fluctuations de la croissance. Précisant que le taux de croissance a commencé à baisser à partir de 2008, l’économiste a fait savoir que des facteurs structurels sont à l’origine du blocage de la croissance en Tunisie.

Sonia Louati, CEO de Soran Group: “L’inflation a lésé la compétitivité des entreprises privées“

De son côté,  Sonia Louati, CEO de Soran Group, a fait savoir, en somme, que l’inflation a lésé la compétitivité des entreprises privées sur les marchés extérieurs. “Face à des pays producteurs où les  supply chain se caractérisent par des délais courts et des coûts  maîtrisés et dont l’Etat subventionne aussi le transport, en partie ou en totalité, on se trouve démuni face à une compétition pareille. S’y ajoute également la hausse des salaires qui, si elle s’inscrit dans la durée, serait une contrainte de plus», a-t-elle révélé.

Elle a ajouté que des solutions à l’inflation existent: certaines incombent à l’Etat. D’autres, aux entreprises elles-mêmes, qui doivent s’adapter dans ce contexte d’incertitudes liées à la crise Covid et à la guerre en Ukraine, et ce, en révisant, notamment, leur Business Model.  Car la résilience et l’adaptation sont, aujourd’hui, les maîtres-mots.

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