Hommage à Borhène Ben Miled : Quand le souvenir revient, il ne s’en va plus…

Par Habib Ben Salha

Aucun éclair n’est capable de dire en un ou deux points l’essence du parcours d’un homme au murmure juste. Borhène Ben Miled : Une voix. Un regard. Un don. Une sensibilité. Une ardente quête de sérénité capable d’inverser la perspective : étrange audace ! Les adjectifs reproduisent-ils l’appel de l’être ou l’envie inassouvie du souffle ?

Partir (encore des formes improbables), un de ces matins, entre une tasse de thé sans sucre (la littérature a-t-elle enfin rejoint l’abîme ?) et un livre entrouvert à la page combien déjà ? Le marque-page, appelé par les signes, a fui la compagnie d’un adverbe grave et inhumain. L’obsolescence de l’homme a fait son chemin. L’émotionnel vend des casseroles en ligne entre midi et trois heures. L’instinctif se charge des pommades miraculeuses. On bavarde parce qu’on ne lit plus. Lire, relire, écrire la belle affaire ! On ne réfléchit pas ou une fois par semaine, à partir de samedi.

Il arrive toujours un moment où le blanc ne retient plus sa blancheur, où l’endroit perd son meilleur choix.

– Bonjour Borhène

– Bonjour

– Voici deux petits riens : on ne badine plus avec l’humour et une chronique au troisième degré : la bielle…

Ni trompe-l’œil ni discussion inutile. Le supplément littéraire de La Presse du lundi pendant cinq ans et bien plus offrait aux lectrices et aux lecteurs des couleurs, des chemins, des apparences stables, des études ou des chuchotis tantôt doux, tantôt amers, par-delà les cases aveugles d’un académisme en furie. Merci cher ami, la vie avait encore son argile, ainsi que son infinie résonance. Goethe a raison : «On ne peut pas toujours être un héros, mais on peut ‘‘de temps en tremps’’ être un homme».

Le régulateur des signes, le pourvoyeur d’étincelles sait de quoi meurent les écrits au service de l’idéologie, n’ignore pas comment les lieux communs effacent les horizons communs, reconnaît le piège des idées qui s’ennuient en se noyant dans le trop-plein des images bourrées d’émois… Oui, tu préfères les fruits qui se forment aux fleurs qui se fanent. Vives et prestes, les phrases grasses passent comme des hirondelles. Elles savent dessiner leur géométrie.

A la main, un sous-titre ambitieux, à la bouche un inter–titre à la face humaine. On ne court pas après les prix littéraires donnés à quel prix : l’or du lys et de la lyre, l’or de la touche et du toucher, l’or de l’eau de javel, ennemie des virus postcoloniaux et du javelot orphelin définitif. Où trouve-t-on encore un peu de boue ? Sous le soleil généreux, les oiseaux babillent avant de nommer l’aube. L’instant heureux se conjugue à jamais au futur antérieur et si tu es pressé ou stressé, disons alors au présent infini.

Comment nomme-t-on la gerbe, dessine-t-on l’envol, suit-on le vagabondage des reines abandonnées ? Lorsqu’on parle au silence, le silence comprend. C’est la raison pour laquelle les poètes le considèrent comme l’ami le plus infidèle. Beckett va plus loin ; il en fait sa langue maternelle.

– Ô mortels, n’appuyez pas trop, glissez, glissez…

Ouvrons la porte du Sud. Autant de florilèges des années 2002 (vingt ans déjà) : tous les chemins mènent à La Goulette ; Orphée est-il toujours noir ? Jean-Paul contre Sartre ; Ouvertures et clôtures ; Marines ; La Palestine dans la littérature ; Sadikiens ; Familles d’écrivains ; Insulaires… Le prédateur d’avenir (titre audacieux, en effet).

C’est cela glaner, fouiner, retracer, cheminer. Quelque chose advient, et grâce à ton attention généreuse, devient. Sans devenir, il n’y a pas de souvenir, sans envie, pas de vie. Spinoza n’a pas du tout tort : « L’essence de la vie est éternelle ». Ci-gît l’oubli. « Si la vie est éphémère, le fait d’avoir vécu une vie éphémère est un fait éternel », répond Jankélévitch, le philosophe du On-ne-sait- quoi et du Presque-rien.

Cher Borhène, quand la cruche se brise, où va donc l’eau ? Tu nous manques, comme le feu beau feu de l’Algérien Mohammed Dib, comme l’aimance du Marocain Abdelkébir Khatibi, comme les parfums subtils du Tunisien Aboul Kacem Chabbi.

Mais on sait après le grand Hugo que peu de temps suffit pour changer toutes choses !

– Pas de rideau, s’il vous plaît, la voie est ouverte.

H.B.S.

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