Colloque « Libérations cinématographiques au Maghreb » : «Un cinéma sans critique est un cinéma avec une case manquante»

Organisé en collaboration entre l’Université Paris VIII, la Cinémathèque tunisienne, l’Irmc, l’Institut français de Tunis, le Cnci et l’Esac, le colloque «Libérations cinématographiques au Maghreb» vise à interroger les cinémas maghrébins et le cinéma au Maghreb sous l’angle de la «libération cinématographique». Le terme «libération» ratisse large : esthétique, historique et socioéconomique.

La cinématographie au Maghreb est-elle réellement libre ? Nous entendons libre par rapport au joug colonial, à des régimes autoritaires, au néo-colonialisme, au patriarcat, mais aussi à des formes esthétiques. Une  question à laquelle les intervenants de ce colloque ont essayé de répondre.

Notons qu’une collaboration scientifique entre quelques organisateurs et intervenants a précédé ce colloque, premier dans son genre, pour aboutir à l’ouvrage « A l’œuvre au cinéma » (2021), dirigé par Patricia Caillé et Raluca Calin qui traite des parcours des professionnelles du cinéma en Afrique et au Moyen-Orient.

Cette rencontre pluridisciplinaire et pluri-géographique a permis d’embrasser les cinématographies de tout le Maghreb. Patricia Caillé (Université de Strasbourg) a intervenu sur le Maghreb, Noura Nefzi (Université de Carthage) et Salima Tenfiche (Université Paris7) sur l’Algérie, Tarek Ben Chaâbane (Université de Carthage), Mirvet Medini (Université de Carthage) et Ons Kamoun (Université de Carthage) sur la Tunisie.

Pour sa part, Tarek Ben Chaâbane, directeur de la Cinémathèque tunisienne, a déclaré : « C’est l’une des fonctions de la Cinémathèque que d’organiser ce genre de colloque et de promouvoir la réflexion sur l’histoire du cinéma. Ce colloque est important dans la mesure où il fait le bilan de cette idée d’indépendance. Où en est-t-elle aujourd’hui ? Quelles sont les colorations qu’elle a prises ? Il y a eu des projections et des débats qui traitent de l’idée d’indépendance avec différents points de vue. La majorité des chercheurs sont tunisiens et nous allons publier les actes de ce colloque. Cela relance le débat sur l’importance de réfléchir et d’écrire sur le cinéma. Un cinéma sans critique, sans théorisation est un cinéma avec une case manquante. De toute façon, tous ceux qui ont révolutionné le cinéma étaient des théoriciens ».

Pour Patricia Caillé, auteure de l’intervention « Penser les termes de la libération à partir du parcours des réalisateur.trices de la première génération au Maghreb ».

« Pour parler de la formation des cinéastes maghrébins dans les pays de l’Est, je dirais que le rapport est aléatoire entre la formation et le profit qu’on peut en tirer d’une manière professionnelle dans le cadre d’un cinéma national. Par rapport à la Tunisie, il y a eu très peu de gens qui ont été formés à l’Europe de l’Est. L’un d’entre eux, Mohamed Hammami, a fait carrière à la télévision et l’autre, Hafedh Bouassida, a essayé de s’intégrer mais il n’a pas pu parce que la coproduction qui l’a engagé avait été extrêmement difficile. C’était un désir de collaboration de la part des pays de l’Est, mais ce qu’il en ressort en terme de contributions pour les cinémas nationaux est beaucoup plus difficile à évaluer. Quand les étudiants sont rentrés, ils se sont heurtés à des secteurs qui n’étaient  pas prêts à accepter le type de cinéma qu’ils avaient imaginé, étant étudiants dans les pays de l’Est».

Interrogée sur le choix de la thématique, Emna Mrabet, chercheuse à Paris VIII et l’une des chevilles ouvrières de ce colloque, a déclaré : « L’idée est partie d’une journée d’études intitulée « Nouvelles dynamiques cinématographiques au Maghreb » qu’on a organisée à Saint Denis en France. Le lieu s’est imposé pour tenir ce colloque à Tunis. Je travaille spécialement sur le cinéma tunisien. C’est un cinéma très transgressif et très spécifique et ce dynamisme se poursuit avec les jeunes générations. On retrouve aussi le même dynamisme du côté algérien. D’ailleurs Salima Tenfiche, intervenante algérienne, parle de ce cinéma. On a essayé de trouver une thématique qui recoupe les aspects historique, économique et esthétique. La thématique de la libération nous a paru très judicieuse pour traiter tous ces angles».

« Récit de soi émancipateur dans la pratique documentaire postrévolutionnaire » de Nacer Khémir » est l’intitulé de l’intervention de Ons Kamoun qui a déclaré : « D’abord mon statut d’enseignante chercheure à l’Université de Carthage et de chercheure associée à l’Irmc depuis 2018 a permis de soutenir ce colloque. C’est la preuve qu’une collaboration scientifique délogée est possible grâce à l’harmonie et à la bonne intelligence pluridisciplinaire de l’équipe organisatrice ainsi que des intervenants. La science n’a pas de drapeau. Elle est universelle. Traiter de libérations cinématographiques, c’est aussi appeler à libérer à la fois le cinéma et la recherche. La recherche scientifique autour de la création est à l’image de la création même. C’est une lutte de longue haleine et un travail de terrain. La plupart des intervenants sont des universitaires-cinéastes qui connaissent bien les tenants et les aboutissants des deux domaines. N’oublions pas que Tarek Ben Chaâbane est scénariste, que Noura Nefzi est monteuse et que Emna Mrabet, Mirvet Medini et moi-même sommes réalisatrices. De mon côté, la libération cinématographique en Tunisie, je l’ai vue surtout dans la procédure documentaire et dans le nouveau récit de soi. Nos cinéastes se filment eux-mêmes et s’engagent davantage dans la réalité du pays».

La science ne doit pas rester confinée dans les universités, pour cela les organisateurs du colloque l’ont voulu ouvert au public. Une première, la forme hybride du colloque ralliant interventions et projections de films (« Terre Tunisienne » de Jean-Jacques Sirkis- 1951 est montré pour la première fois) a beaucoup intéressé le public composé de jeunes chercheurs, d’étudiants de cinéma, de cinéphiles et de cinéastes. Une autre particularité, en plus de l’intérêt particulier qu’a porté le colloque sur l’invisibilité des techniciens du cinéma, en programmant une table ronde intitulée « Les métiers du cinéma », la présence assidue de cinéastes tunisiens tout au long du colloque, tels que Kahena Attia, Nacer Khemir et Mounir Bouaziz a beaucoup enrichi le débat et éclairé des points concernant leurs cinématographies et démarches.

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