Tribune: Des réformes en transition politique

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 Mohedine Bejaoui | Docteur en économie


La révolte tunisienne de 2011 qui a sapé les bases d’un régime autoritaire dans un contexte de chômage massif, d’inégalité et de corruption ouvrait la perspective d’une réforme institutionnelle économique, politique et sociale. Deux ans de constituante pour rien. S’ensuivra une décennie de pénuries, de déficits extérieurs, de déficit budgétaire. La dette explose, le sous-emploi s’accentue, l’inflation galope et la corruption gangrène le pays.  Le FMI finit par entrer dans la danse à la veille des échéances des remboursements compromis.

Peut-on mettre en place le train de mesures pour relancer l’économie et satisfaire les desiderata des créanciers de moins en moins indulgents. La Tunisie est désormais au fond de la classe, elle fait partie des « mauvais élèves ». La détérioration des grands équilibres appelle à imaginer des réformes structurelles dont le coût social est exorbitant. La tension sociale est palpable, la démocratie est suspendue, la situation est très inflammable. La reforme n’est jamais indolore, dans un contexte de crise, elle est périlleuse, elle peut néanmoins susciter une prise de conscience et un sursaut collectif. Comment construire au moins un consensus, du moins un compromis autour d’une réforme d’envergure ?

Le gouvernement vient de médiatiser sa décision de réformer dans un climat de défiance généralisée. L’échec des dernières reformes nourrit le scepticisme et compromet l’adhésion à la nouvelle.  Cette fois-ci sera la bonne, disent les soutiens de Kaïs Saïed, puisque les réformes économiques seront adossées à la nouvelle constitution qui sera probablement adoptée à l’issue du référendum de 25 juillet 2022. Il est bien observé que les réformes économiques majeures ont besoin d’un cadre politique clair ainsi que d’une légitimité renforcée.

L’économie politique de la réforme a identifié les freins et les conditions de réussite de la réforme institutionnelle (§ I). Pour le cas tunisien, le partage du constat sur l’état des lieux précède la conception de la réforme (§ II). Un modèle économique est viable lorsque le conflit social est régulé. En Tunisie, les corps intermédiaires semblent hors-jeu (§ III°)

I°) Economie politique de la réforme

Il prospère depuis des décennies un discours selon lequel les réformes institutionnelles sont vitales, qu’il n’y a pas d’alternatives, s’y opposer sera vain, le principe de réalité finira par l’emporter. La lucidité des réformistes et leur hauteur de vue s’opposeraient-elles à la naïveté agissante des adeptes de l’immobilisme ? Ce point de vue simpliste et manichéen ignore les nuances dans un jugement qui laisse la part faible à la contextualisation, minimise le jeu de l’idéologie et le rôle des rapports de force.

Dans une analyse des modèles sociaux et idéologiques, B. Amable (1995) décrit pertinemment l’interaction entre institutions et instances de médiations. De la fréquence des interactions, de leur profondeur, de leur durée, de leur périodicité ou irrégularité se dessine — pas ou mal — les contours du compromis aboutissant à l’acceptation et à la mise en œuvre de la réforme.

On ne compte pas le nombre de réformes qui ont échoué à travers le monde. L’appréciation du caractère impérieux pose moins de problème que leur réalisation, y compris dans les pays riches, même dans des contextes de prospérité. La nécessité de la réforme de la retraite en France ne fait aucun doute chez aucune formation politique ou syndicale. Pourtant, près de deux ans de tractations ont fini par son enterrement en catimini. En Tunisie, rien qu’en éducation nationale, 5 réformes se sont succédé depuis l’indépendance. En dehors de la première qui réalisa l’enseignement public universel, toutes les autres ont échoué ou atteint des résultats très décevants.

Il y a toujours des perdants dans une réforme, ils peuvent s’organiser, dépasser leurs intérêts catégoriels pour une cause plus fédératrice dans une coalition des colères. « La convergence des luttes », comme disent les intersyndicales, rendra l’action réformatrice impossible soit ex-ante pendant son élaboration — quitte à simuler la participation — soit en cours de réalisation en s’affranchissant des recommandations de la réforme. Les expériences internationales en la matière montrent que la surface, la profondeur, le timing des reformes varient selon le contexte socioéconomique et les rapports de force politiques. La recherche académique s’est penchée sur le sujet des négociations entre les acteurs sociaux et les corps intermédiaires (syndicats, corporations, fédérations, ordres…), elle a fait appel en certaines occurrences à « la théorie des jeux » afin de sonder les soubassements des stratégies respectives dans un espace d’information asymétrique. Les protagonistes d’une négociation, même à la petite échelle sectorielle ou catégorielle, ne dévoilent jamais toutes leurs cartes dans un jeu où maximiser les gains pour l’un suppose de minimiser les pertes pour l’autre. Imaginer la mère des reformes à savoir celle de l’Etat relève d’un exercice de grande sensibilité, notamment dans un contexte de défiance sociale. En appeler à l’aide de l’Etat pour dire le droit et arbitrer est le réflexe naturel du citoyen même quand il s’agit de catastrophe aussi naturelle que des inondations ou de la sécheresse. Si l’Etat s’apprête à changer les règles (retraite, subvention, prix de services publics) au détriment d’une catégorie sociale — a fortiori plusieurs — il devient juge et parti et s’expose à la défiance de groupes coalisés pour la circonstance. La réforme est ainsi compromise.  On comprend bien le caractère timoré des décisions politiques à un moment où la Tunisie vit des fins de mois difficiles au propre et au figuré. Dans un contexte de surendettement (103% du PIB) et de déficit budgétaire (9.7% du PIB), de montée de la pauvreté (20% de la population), comment mener des restructurations douloureuses sans mettre le feu aux poudres ? Une lecture rapide des recommandations du FMI qui constituent le cœur du réacteur de la reforme donne une idée sur l’ampleur de la tâche :

Réduire le recrutement des fonctionnaires alors que le taux de chômage est de 18%, privatiser des entreprises publiques avec les licenciements qui en découlent, lever les subventions de compensation en période inflationniste, augmenter les tarifs de l’énergie et de l’eau, alors que le pouvoir d’achat est en berne. Autant d’actions, si elles sont mises en œuvre, qui plus est simultanément, mettront la rue en ébullition. Les groupes sociaux perdants s’organiseront pour bloquer la réforme, ceux qui y gagnent sont plus difficiles à mobiliser. Que faire ? Quelle méthode ?

A cette question, la recherche académique apporte des éléments de réponse, plusieurs productions ont été menées, atteignant un corpus théorique suffisamment dense pour constituer aujourd’hui une véritable économie politique de la réforme.

Fernandez et Rodick (1991) démontrent que les actions privées, notamment dans les pays émergents, sont rarement enthousiastes au sujet des réformes (formalisation du secteur informel, levée des subventions, privatisations, régulation…). Ils ont montré, grâce à un modèle théorique très élaboré, que l’échec de la mise en œuvre résulte de l’incertitude liée aux avantages et une appréhension des retombées de la réforme. L’incertitude sur l’impact en termes de pertes et gains potentiels induit un « biais de l’appréhension » favorable au statu quo.  L’inertie de la peur l’emporte sur l’espoir du gain. D’aucuns soutiennent que la libre initiative dans une démocratie pourrait faciliter les délibérations autour du compromis.

Pendant longtemps se développait l’idée selon laquelle le développement du marché est le vecteur d’expansion de la démocratie comme un horizon universel indépassable, « la fin de l’histoire » en quelque sorte, selon F. Fukuyama. Mais l’histoire est rusée et plus inventive.

P. Grosjean et C. Senik (2008) ont recherché les liens éventuels de causalité entre démocratie et marché en distinguant contexte et préférences. Ils ont comparé 26 pays en transition dans leurs trajectoires démocratiques et libérales ainsi que leurs préférences politiques respectives. Il s’était agi précisément de savoir si le développement du marché favorise le soutien de la démocratie et inversement si le développement de la démocratie est propice à l’adhésion des citoyens aux échanges marchands.

Ils conclurent que la démocratie est favorable à la demande de marché tandis que le développement du marché ne conduit pas à une plus forte demande de démocratie. L’argument relativiste selon lequel la préférence pour la démocratie est un effet endogène du développement économique n’a pas été validé par cette étude.

Bien qu’elle ait été menée en direction de pays en transition de l’ex-bloc socialistes, la situation Tunisienne est en beaucoup de points comparable : démocratie balbutiante, poids important de l’Etat dans l’économie, fragilité sociales, besoins de financement, corruption.

Appliquer la potion libérale préconisée par le FMI incite donc à la prudence. Il y a non seulement des risques de se heurter au refus du corps social fatigué par dix années de crise économique mais aussi par la remise en cause d’une démocratie naissante, trop tendre pour encaisser les coups de boutoir d’une crise dont ne voit pas la fin. L’Ugtt a clairement exprimé sot rejet du plan du FMI, les partis politiques ont adopté la même posture. Il est fort à parier que les groupes sociaux concernés se reconnaîtront dans ce front de refus.

T. Boeri (2006) démontre comment la puissance relative des groupes de pression (partis, lobbies, syndicats, corporations, ordres…) peut jouer dans l’échec ou la réussite d’une reforme selon qu’ils soient écartés ou associés à l’élaboration de la réforme. Tout dépendra donc du système de représentation politique, du poids de la société civile et de la tradition participative.  On est tenté de conclure que mener des réformes dans des pays émergents en transition est une gageure, l’échec est plus probable que le succès. Or, le constat est le même dans les pays riches, la résistance au changement n’est pas seulement due à un déficit de tradition démocratique, c’est surtout une question de rapports de force politiques.

L’Ocde a mené 20 études de cas de réformes structurelles dans les pays membres réalisées en 2007. L’exercice n’a pas abouti à l’élaboration d’une « panoplie universelle » d’instruments destinés aux réformateurs, il ne laisse même pas à penser qu’une telle boîte à outils existe. L’étude a néanmoins permis de mettre en lumière des constantes dans le déroulement du processus de réforme comme le rôle fondamental des facteurs politiques et économiques exogènes aux démarches réformatrices. Qu’en est -il pour la Tunisie ?

II°) Le réformisme tunisien en panne

Pendant longtemps, la Tunisie a été considérée comme un des « bons élèves » des bailleurs de fonds dont la tradition réformiste lui facilite l’appréhension des changements structurels. Le volontarisme de l’Etat a été souvent jugé par les syndicats des prêteurs en soi positif, ils appréciaient son engagement franc sur la voie de la modernisation, son acceptation de la règle du jeu concurrentiel, sa rigueur et sa capacité à anticiper les aléas du libre-échange.

Ces jugements élogieux méritent d’être nuancés même s’il existe en effet une profondeur historique du réformisme en Tunisie.  Le mouvement réformiste qui a été mené par des hommes politiques, des intellectuels et des esprits éclairés comme Ahmed Bey, Bayram V, Kheireddine, Ibn Abi Dhiaf a transmis un héritage. Ainsi le Pacte de 1988 qui s’est conclu par la signature d’un texte consensuel entre Ben Ali — à l’issue du coup d’Etat constitutionnel — et les forces politiques est le pendant du « Pacte de confiance » de 1856, un texte qui garantit les libertés des sujets du Bey et leur égalité. Son successeur Sadok Bey poursuivra la tâche en donnant au pays sa première constitution en 1861, la première du monde musulman. Le réformisme, au-delà du contenu programmatique, structure en Tunisie le consensus ou le compromis qui rend possible l’exercice du pouvoir et la conduite de l’action publique dans la dynamique des rapports sociaux. En dépit de ces atouts, la mécanique de la négociation et du compromis semble grippée.

La situation s’est détériorée sur le plan économique, avec notamment un surendettement devenu presque insoutenable. L’instabilité politique a achevé d’altérer la confiance des bailleurs de fonds et des agences de notation. L’Etat des lieux est certes alarmant, il ne fait nullement pas l’objet de contestation. C’est un bon appui de partir sur un constat commun qui constitue le préalable d’un diagnostic lucide. Il sera moins difficile de concevoir une solution convenue collectivement, une occasion aussi de renouer le dialogue rompu par tant de déchirements dans le cadre d’une « thérapie de groupe ».

Il ne fait plus de doute que le modèle de développement tunisien n’est plus à même de répondre aux besoins économiques et sociaux. « Un Etat surdéveloppé » s’échine dans une économie « sous-développée » à bricoler un dirigisme sans moyens ni boussole. Le modèle de substitution aux importations des années 70 a vécu. La stratégie industrielle orientée vers l’exportation a pu favoriser des créations d’emplois dans des secteurs à faible valeur ajoutée (textile, montage) mais qui n’a pas produit de transfert technologique ni une montée en gamme. Le terme exportation est d’ailleurs abusif, il ne s’est agi dans la plupart des situations que d’une production offshore où on importait la matière première pour fabriquer puis réexpédier la marchandise pour le compte de l’investisseur attiré par les exonérations fiscales de la loi d’avril 1972. Même sur le plan de l’emploi, ce modèle d’industrialisation n‘a produit que 10% de l’emploi total entre 1961 et 1992.

La décomposition internationale du processus de production (DIPP) confiait à la Tunisie les composantes « travaillistiques » (labour using), parfois une ou deux étapes du processus. Le taylorisme en bout de vie dans les pays développés reprenait un nouveau souffle dans les pays à faibles coûts salariaux dans une division internationale du travail favorisée par la mondialisation rampante. Fer de lance de cette mondialisation, le Gatt (puis l‘OMC) opérait la libéralisation des échanges dans le cadres des différents accords qui ont fait diluer l’avantage comparatif tunisien, d’autres pays ont pris le relais. le Sri- Lanka, le Bangladesh, la Chine, le Vietnam et d’autres pays du sud-est asiatique ont mis la main sur les industries textiles. Nous avons assisté lentement mais sûrement à la disparition de pans entiers de cette industrie substitutive aux importations. Une désindustrialisation s’en est suivie laissant à la spontanéité du secteur informel le soin de remplir les espaces désertés. L’auto-emploi comme une réponse à l’incapacité de l’économie de fournir du travail ne peut tenir lieu de modèle de développement. Il ne s’agit au mieux que d’une stratégie de survivance, au mieux d’une rationalité d’autoconservation dit Max Weber. L’industrie est passée de près de 30% du PIB en 1991 à 26.2% 2017 (dont 18.2% manufacturière) au profit des services (63.8%), l’agriculture reste autour de 10%. La tendance va se poursuivre mais la situation demeura sous contrôle. Les dégradations à venir vont imposer le retour des réformes.

A regarder l’histoire récente, la Tunisie est inscrite dans un processus de réformes économiques depuis l’indépendance, la réforme socialisante (1960-1969) qui a tourné court, la crise financière et les mauvais résultats économiques ont eu raison du volontarisme collectiviste. Une deuxième réforme libéralisante est conduite par Hédi Nouira (1970) qui mit en place une politique ouvrant la voie à l’économie de marché et à l’insertion de la Tunisie dans l’économie mondiale. La crise de financement de l’investissement inspira l’emblématique loi d’avril 1972 qui offre de généreuses exonérations au capital international en mal de rentabilité. Toutefois le dirigisme d’Etat n’a jamais disparu, en dépit des libéralisations, l’initiative privée n’a jamais pu prendre le relais pour créer autant d’emplois que de besoins. La population active continuait de croître plus vite que les créations d’emplois.  Le poids de la dette accentuait les contraintes budgétaires.  Un vaste programme de réformes est adopté en 1986 dans le cadre d’un plan d’ajustement structurel (PAS) négocié avec le FMI. On retrouve le schéma classique de l’austérité budgétaire associée à une panoplie de mesures pour stimuler l’offre. Des performances remarquables sanctionnèrent les efforts consentis dans un contexte de climat politique apaisé et consensuel suite à la destitution de Bourguiba et la signature d’un pacte entre Ben Ali et toutes les forces politiques.

L’ouverture à la concurrence mondiale par l’entrée en vigueur de l’accord de libre-échange conclu avec l’Union européenne (2008) a contribué partiellement à la mise à niveau d’une économie émergente prometteuse distinguée au Forum économique mondial comme la 1ère économie la plus compétitive d’Afrique, devançant l’Afrique du sud, habituée du podium. Le rêve était permis. Toutefois, les inégalités sociales continuaient de se creuser, le chômage des jeunes diplômés notamment est devenue structurel, la corruption endémique a achevé de rompre un pacte social chancelant.  En 2011, le régime autoritaire tombe. Suivront dix années de transition chaotique, de tergiversations, l’instabilité politique n’étant pas propice à la croissance. Le terrorisme et la pandémie de Covid-19 mettront le tourisme (14% du PIB, 9.4% de l’emploi) à terre et privent le pays de devises vitales pour financer les importations incompressible (21% de taux de couverture des importations) et rembourser la dette extérieure. Tous les fondamentaux se dégradent, le pouvoir d’achat baisse, l’endettement explose. L’ombre du FMI plane.

Faisant preuve de précaution sémantique, G. Rice (22 mai 2022), porte-parole du Fonds, a dérogé à sa retenue habituelle en estimant, lors d’un point de presse, que la situation économique tunisienne est inquiétante : « Nous suivons l’évolution de la situation politique et économique de la Tunisie. Nous avons des discussions techniques avec les autorités, et cela va continuer tant au niveau technique que pour assurer le développement. Entre-temps, compte tenu de la situation économique désastreuse, des actions décisives et la mise en œuvre des réformes ne doivent pas attendre la conclusion de ces discussions ou un programme du FMI »

III°) Réforme participative et bouleversement institutionnel

Le mot « bouleversement » est choisi à dessein, si sur le plan technique la conduite des réformes est une démarche en partie connue — nonobstant des résultats —, la réforme constitutionnelle qui se profile est une véritable modification du jeu politique. Chacun sait qu’aucune réforme économique n’est imaginable en dehors du champ politique et de la dynamique du mouvement social. Est-il possible de construire un consensus après une division référendaire qui opposera deux camps ? Quelle que soit l’issue du scrutin, la consultation laissera des traces, des ressentiments et des rancœurs chez ceux qui sont censés s’asseoir autour de la table de négociation. Il faudra se prémunir de précautions pour réunir les conditions de succès de cette réforme qui risque d’être la dernière chance avant le chaos.

Le gouvernement actuel a initié en octobre 2021 un processus de réforme qui couvre la promulgation de la loi de finances 2022, un premier volet de 43 mesures économiques urgentes, ainsi que la mise en place d’un programme économique et financier.  La réforme a clairement intégré les recettes classiques libérales des représentants des créanciers, à savoir de la Banque mondiale, l’Ocde et le FMI.

Ainsi, A. Arrobio, représentant de la Banque mondiale, affirme le 24/01/ 2022 que pour sortir de la crise, la Tunisie doit adopter des réformes décisives visant à promouvoir le secteur privé, la concurrence, stimuler la compétitivité et le climat des affaires.

Presque mot pour mot (!) , le représentant du FMI, J. Azzour (30/03/22), fit une déclaration en substance fort comparable à celle du représentant de la Banque mondiale. Le Fonds considère qu’une réduction du déficit budgétaire, une stricte maîtrise de la masse salariale de l’administration, un meilleur ciblage des subventions compensatrices, et une profonde restructuration des entreprises publiques sont incontournables pour la résorption des déséquilibres macroéconomiques   et le rétablissement de la compétitivité de l’économie tunisienne. Il faudra prendre des mesures qui renforcent la croissance et le climat des affaires.

Le rapport de l’Ocde (janvier 2022) va dans le même sens. On y déplore la procrastination et les atermoiements des différents gouvernements depuis 2010. Le secrétaire général de l’Ocde M. Corman écrit en préambule (01/01/22) qu’ « il conviendrait en priorité d’améliorer l’environnement des entreprises, définir une politique du marché du travail et de mettre les finances publiques sur une trajectoire durable dans un cadre politique stable fondé sur la démocratie et l’Etat de droit ».

Une délégation du FMI est arrivée à Tunisie lundi 4 juillet afin d’’entamer des discussions avec les autorités tunisiennes en vue de conclure le 4e plan d’aide dont le montant reste inconnu. Les réformes préconisées par le FMI, selon Jihad Azzour, « sont la traduction d’un programme d’inspiration nationale plus à même de susciter l’adhésion générale et présente plus de chances de réussite que par le passé ».

Si le contenu de la réforme ne pose pas de problèmes, la mise en œuvre interroge.  Il faudra tirer les leçons de l’échec des anciennes réformes. Nous avons cette fâcheuse habitude de partir à chaque fois à zéro. Une réforme, c’est toujours un objet, une méthode et un plan de réalisation soumis à l’acceptation des acteurs concernés.

On distingue 3 éléments essentiels qui conditionnent l’acceptation de la réforme, sa réalisation et sa performance : l’effet de la crise économique, la cohérence institutionnelle, l’adhésion des citoyens.

A quelque chose malheur est bon, la crise a malgré tout une vertu, celle de bousculer les certitudes, de faciliter la prise de conscience et susciter l’action. La crise élargit « la fenêtre d’Overton » aux sujets considérés jusqu’alors comme tabous.

Devant le mur de la nécessité, les acteurs, à leurs différents niveaux, sont contraints de modifier leurs comportements dans le sens de la réforme. A titre d’illustration, le débat autour de la compensation fut longtemps presque tabou en Tunisie. Les pénuries observées des produits de première nécessité pendant la pandémie et suite au conflit ukrainien ont mis au jour le sujet de la compensation qui profite en partie à la contrebande et au marché parallèle plutôt qu’aux bénéficiaires désignés.

Le cadre institutionnel formel et informel est l’espace où se déploie la réforme. De sa cohérence dépendra la performance des changements opérés. Se posera toujours la difficulté de faire adhérer les citoyens dans la diversité de leurs statuts et intérêts à une réforme qui de toutes les façons fera des perdants.  Les expériences de plusieurs pays montrent que pour toutes les reformes, telles que la retraite, l’indemnisation du chômage, la sécurité sociale… la participation des corps intermédiaires et de la société civile (experts et/ou activistes associatifs) est primordiale ; a fortiori lorsqu’il s’agit d’une réforme globale doublée d’une réforme constitutionnelle. L’Etat réformateur a tout intérêt à organiser les discussions avec les représentants des intérêts divers et contradictoires.

Le paradigme néo-corporatiste a été construit pour définir un mode de coordination et de négociation entre l’Etat, le patronat et les syndicats. Elaboré en 1970 sur la base de travaux Shmitter, il est inspiré par l’observation des expériences allemande et autrichienne,  c’est « un système de représentation des intérêts dans lesquels les unités constituantes sont organisées en un nombre limité de catégories singulières, obligatoires, non compétitives, reconnues et agréées — sinon créées — par l’Etat auxquelles est garanti un monopole de délibérer de  représentation au sein de leurs catégories respectives en échange de l’observation de certains contrôles sur la sélection des leaders et l’articulation des demandes et des intérêts ».

Pour le cas tunisien, la légitimité des syndicats patronaux ou salariaux ne souffre pas de problèmes de représentativité. Il n’est pas pensable d’écarter l’Ugtt, l’Utica lorsqu’il s’agit de discuter par exemple de la réforme du marché du travail ou de la retraite. Aussi, une réforme d’une telle envergure qui affecte les espaces économique, social et politique suppose une programmation pluriannuelle parce que la portée de certaines mesures est très différée dans le temps.

Le temps   social n’est pas le temps politique, il en est de même pour les moments respectifs. Parce que la diachronie est inévitable, un séquençage programmatique s’impose pour déterminer par quoi commencer, quels sont les priorités et le timing.  Techniquement comme politiquement, il est impossible de s’attaquer à tous les sujets simultanément. L’Etat ne peut ouvrir plusieurs fronts ou espaces de conflits en même temps. Il aura à affronter les représentants de chaque camp, coalisés pour l’occasion.

En définitive, l’institutionnalisation des droits de représentation et des mécanismes de négociation peut renforcer le rôle des intermédiaires organisés dans l’élaboration des politiques économiques et sociales. Le néo-corporatisme social est au cœur du compromis. Pour contenir les conflits explosifs dans un contexte de crise, l’Etat doit assurer la participation des syndicats patronaux et salariaux et, au-delà, les personnes qualifiées, les partis politiques et la société civile.

La succession des échecs qu’ont essuyés les différentes tentatives réformatrices peut néanmoins relativiser l’impact d’un néo-corporatisme expérimental dans un pays en proie à une crise protéiforme. C’est ce qui fait dire à B. Hibou (2009) que si on appréhende le réformisme comme mode de gouvernement, alors la récurrence des reformes ne peut être assimilée qu’à un « échec ». Ou alors comprendre « l’échec » comme effet de pouvoir. Les reformes ne sont pas uniquement modernisatrices, ni seulement conduites par une certaine éthique comme la solidarité, l’identité musulmane, elles n’ont pas non plus pour principal objectif le respect de l’Etat de droit, l’amélioration du climat des affaires et de la concurrence, la réforme perpétuelle permet d’exercer le pouvoir pour le pouvoir.

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