Dialogues éphémères | Laisser faire la main de Dieu…

L’expérience du beau est ancienne, et elle est présente à la naissance des religions abrahamiques comme un ressort secret. Un ressort qui donne son sens à la «mission». Mais qui dit mission dit possibilité d’un recours à la violence, que ce soit sur le mode défensif ou sur le mode offensif. En suivant ce chemin de réflexion, nos trois amis font connaissance avec un personnage biblique assez incontournable : Elisée ! Mais pas avant un détour par quelques considérations préliminaires…

Po : Pourquoi, à votre avis, avons-nous un problème d’élite ? Pourquoi nos intellectuels donnent-ils l’impression d’une certaine indigence et d’être prompts à prendre part à toutes les querelles idéologiques stériles ? Avez-vous sur la question une idée particulière ?

Ph : Qu’est-ce que tu appelles une «élite» ? Le mot suggère une sorte de corps constitué, comme si les intellectuels devaient former un groupe à part dans la société, un groupe protégé et bénéficiant de privilèges. Il est vrai que c’est ce que le pouvoir politique a cherché à mettre en place au lendemain de l’Indépendance, mais il exigeait une contrepartie…

Md : Il fallait apporter son soutien, tout en ayant l’air de manier les idées librement. Ce qui a fini par donner lieu à tout un jeu qui sonnait faux, où les mandarins proches du pouvoir rivalisaient d’allégeance et où les intellectuels plus libres avaient le choix entre poursuivre la comédie au risque d’y perdre leur âme et, d’un autre côté, sombrer dans l’anonymat pour continuer des parcours solitaires qui pouvaient s’enliser dans le monologue par manque d’échos et de contradiction.

Po : En un sens, l’époque en a voulu ainsi. L’Etat qui s’est mis en place après l’Indépendance était un Etat qui avait besoin de soutien. Il se sentait menacé sur plusieurs fronts. Par une pensée d’inspiration socialiste qui tendait à faire basculer le pays dans le camp soviétique ; par le courant qui revendiquait un retour à l’archaïsme de l’ordre islamique ; par une bourgeoisie ancienne qui cherchait à rétablir l’ancien ordre monarchique et ses privilèges… La manière qu’il a eu de réquisitionner les intellectuels pour les besoins de sa propre défense était un reflet de sa vulnérabilité politico-militaire : petit pays pris en sandwich entre deux voisins encombrants par leurs ambitions, en cette période de Guerre froide où la position stratégique de notre pays dans la Méditerranée en faisait le point de mire de nombreuses convoitises.

Ph : C’était en effet un contexte particulier. Mais cette sorte de contrat avec les intellectuels aurait quand même pu prendre une autre tournure. Il y a eu, de mon point de vue, un formidable ratage.

Po : Il y a eu ratage. Il ne pouvait qu’y avoir ratage, dès lors que le pouvoir nourrissait une méfiance à l’égard de ces intellectuels qu’il avait pourtant mis à son service… Peut-être d’ailleurs les intellectuels en question n’ont-ils pas, de leur côté, su manœuvrer de telle sorte que cette méfiance diminue. Peut-être aussi ont-ils manqué de caractère et se sont-ils empressés de montrer un visage trop docile. Et puis, tous ces Tunisiens qui, grâce à la «coopération», revenaient de Paris et d’ailleurs bardés de diplômes en sciences diverses et qui se proposaient pour travailler au «développement» du pays ont, c’est assez clair, créé les conditions d’une concurrence à la faveur de laquelle l’intellectuel se croyait obligé de se « vendre », de faire sans cesse bonne figure, et de rivaliser de serviabilité, voire de servilité, à défaut de compétence. Mais justement, qu’est-ce qui a fait que l’intellectuel tunisien, héritier légitime d’Ibn Khaldoun, n’ait pas su saisir l’occasion d’une revanche heureuse ?

Ph : Une première réponse réside probablement dans ce que tu viens de dire en évoquant les diplômes ramenés de l’étranger.

Dans le sens en tout cas où ces diplômes étaient globalement des diplômes qui consacraient la prééminence des sciences naturelles sur les sciences de l’esprit. D’une façon générale, c’est toute une politique éducative qui a été mise sur les rails en vue de produire des techniciens et des ingénieurs, au détriment de celle qui aurait favorisé la formation de vrais intellectuels capables de briller dans les domaines de l’histoire, de la littérature et de la philosophie.

Po : Derrière les impératifs du développement, au nom desquels on justifiait la préférence dont tu parles, il y avait la méfiance. Méfiance parce que l’intellectuel à son état naturel, pour ainsi dire, est un intellectuel voué à la contestation, voire à la destruction, mais qui, dans le même temps, s’appuie moins sur la nouveauté dans le monde des idées que sur les constantes éculées d’un conservatisme têtu.

C’est ça le sens de ma question : pourquoi, indépendamment de toutes les considérations de contexte, notre intellectuel tunisien est-il, dans l’ensemble, un représentant de la pensée conservatrice ? Je ne suis pas en train de blanchir la politique menée par l’Etat tunisien en matière de partenariat avec l’intellectuel : elle a eu ses errements et, je dirais même, sa nullité. Mais on ne peut nier qu’il y a, au départ, un problème qui réside dans le profil naturel de notre intellectuel. Or j’ai à ce sujet une hypothèse que je souhaiterais vous soumettre…

Md : On t’écoute ! Mais je souhaiterais pour ma part qu’on ne perde pas le fil de notre discussion des semaines précédentes sur l’art arabe en général, et sur l’art politique arabe en particulier dans son rapport à la question de la violence.

Po : Tu verras qu’il y a un lien ! Pourquoi, donc, notre intellectuel est-il marqué du sceau du conservatisme, que ce conservatisme soit religieux ou qu’il soit social ? Mon hypothèse est la suivante : il y a un ancien interdit qui a passé tous les obstacles, toutes les «modernisations» et qui continue de s’imposer aux consciences à travers la différence des orientations idéologiques de nos concitoyens. Cet interdit, qui est repris par les intellectuels eux-mêmes de façon plus ou moins consciente, concerne la connaissance des religions des autres nations, et en particulier du judaïsme et du christianisme. Autrefois, cette connaissance passait pour une curiosité malvenue : une de ces choses que la religion tolère, mais désapprouve. Il y en a d’autres, des choses que la religion désapprouve tout en les tolérant : boire de l’alcool, mener une vie volage, être malhonnête en affaires… On peut accumuler ce genre d’écarts, bien qu’ils aient fait l’objet de proscriptions expresses dans les textes, sans encourir l’excommunication. En revanche, s’intéresser aux religions d’autrui, à moins que ce ne soit dans le but de rappeler la supériorité de l’islam, c’est une activité qui expose son auteur à l’ostracisme. Alors même que rien ne l’interdit de façon explicite. Voilà pour ce qui avait cours autrefois et qui a toujours cours dans certains milieux dits «conservateurs». Maintenant, le même interdit est reconduit dans les milieux plus «modernes», ou qui se disent tels, mais cette fois au nom de l’absence d’utilité…

Ph : Ce constat, nous l’avions déjà dressé, mais en parlant de la tragédie grecque.

Po : Oui. L’intellectuel moderne ne gagne sa légitimité au sein de la société que pour autant qu’il reste tourné vers des questions d’actualité. Il se doit d’être un intellectuel des Lumières, préoccupé par l’avancée scientifique et technologique du pays, dont le modèle français est peut-être le duo Diderot-D’Alembert, mais il est bien sûr en connivence soit avec le positivisme comtien soit avec le marxisme. Sa conception des libertés va de pair avec un certain mépris de la pensée religieuse comme pensée rétrograde. Mais ce qui est assez surprenant, c’est que même là il ne va pas jusqu’au bout de ses convictions. Puisqu’il est capable, selon les moments et les circonstances, de mâtiner sa modernité d’une bonne dose de conservatisme, sans être dérangé outre mesure par l’image d’incohérence que ça produit sur son profil.

Ph : Mais ce que tu essaies de faire ressortir ici, c’est que même dans sa version moderne, l’intellectuel tunisien reconduit l’interdit concernant l’intérêt pour les religions. L’argument de l’utilité du savoir est ce qui lui permet de renouveler l’interdiction sans avoir l’air de le faire. C’est une censure plus «voilée», n’est-ce pas, et qui est reprise à partir d’un autre argument d’autorité…

Po : Tu viens de prononcer le mot-clé : argument d’autorité ! Il renvoie à l’autre visage de la plaie. Le premier visage est l’ignorance cultivée en tout ce qui regarde les religions des autres nations, le second est donc cette autorité au nom de laquelle on interdit tel savoir… Or qu’est-ce qu’un intellectuel qui continue, non seulement de subir, mais de produire contre lui-même de

la censure ?

Md : Tu veux donc dire, si j’ai bien compris, que, plus encore que ce qui est visé par la censure—les religions des autres nations—, c’est le fait que ce thème serve pour l’intellectuel, à travers les générations, à rétablir son statut de censeur par lequel il tirait autrefois les motifs d’un certain privilège social.

Po : C’est ça. Il ne parvient pas à se départir de ce rôle dans l’appréciation qu’il a de lui-même. Et c’est pour cette raison qu’il est querelleur et conservateur, même quand il épouse des idées censées exprimer une position de modernité.

Ph : C’est un cercle vicieux, à vrai dire, dans lequel il se laisse piéger. Car plus il se sent désavantagé par comparaison avec ses homologues occidentaux, au regard du savoir maîtrisé et de la liberté de ton acquise, plus il est tenté par cette posture autoritaire qu’il exhibe dans sa relation avec ses concitoyens, comme moyen de redorer son image.

Et plus il cède à cette tentation, plus il sombre dans l’indigence intellectuelle, et plus la comparaison avec lesdits homologues appelle à nouveau une opération de revalorisation. Et ainsi jusqu’à l’inanité la plus complète.

Md : L’hypothèse est très défendable. Mais nous sommes l’illustration vivante qu’elle ne vaut pas pour tout le monde. Cette façon de pactiser avec la censure n’est pas notre lot.

Je dirais que c’est le contraire qui est vrai : à chaque fois qu’il s’est agi de fouler au pied un interdit érigé par les conventions admises, nous n’avons pas hésité. Et ça en vertu du principe selon lequel la pensée n’a pas à recevoir d’une quelconque instance humaine la délimitation de son domaine de réflexion. Mais une autre remarque s’impose ici : faudrait-il se mettre à l’étude des autres religions pour s’assurer qu’on s’est libérés des interdits en question ?

Po : Disons que ce serait le moyen d’augmenter considérablement ses chances. Car je peux bien imaginer chez notre intellectuel tunisien une manière de mener cette étude tout en continuant de se conformer aux normes de notre intelligentsia et de ses postures autoritaires…

Md : La bonne façon de mener cette étude serait donc de donner libre cours à une certaine soif d’aventure. Sans tomber bien sûr dans le dilettantisme. Car l’aventure de la recherche peut et doit même s’allier au sérieux et à la rigueur.

Po : Et c’est précisément ce que je me proposais de faire en vous parlant du personnage biblique d’Elisée. Vous verrez qu’il nous aidera à défricher le terrain dans notre réflexion sur la question du rapport entre mission religieuse et violence.

Md : C’est un détour par le judaïsme que tu nous proposes, donc.

Po : En effet. Ce long préambule sur l’intellectuel tunisien et sa pratique de la censure n’avait pas d’autre but que d’y mener…  Avez-vous une idée de qui est ce personnage d’Elisée ?

Ph : Pas vraiment.

Md : Moi non plus.

Po : Elisée est un disciple du prophète Elie—l’Elyes du Coran—, dont il recevra l’esprit à sa mort, selon le récit de la Bible. Les événements se déroulent au cours de cette longue période qui suit la sortie d’Egypte et l’installation dans le pays de Canaan, au cours de laquelle les Juifs éprouvent régulièrement la tentation du culte rendu au dieu Baal, pendant que leurs prophètes se dressent face à eux pour leur rappeler l’alliance d’Abraham. En ce temps-là, régnait en Syrie un roi qui avait décidé d’attaquer les Juifs. Ses plans à cette fin avaient été préparés. Or au moment de les mettre à exécution, il se rendit compte que l’ennemi avait anticipé son opération.

C’était comme si le plan avait été fuité. Les opérations se succédaient et le même scénario se répétait. Jusqu’à ce que l’un des conseillers vînt dire au roi que, tant qu’ Elisée était vivant, il était inutile d’entreprendre la guerre car, lui expliquait-il, même ce qui se chuchotait la nuit dans sa chambre à coucher parvenait aux oreilles d’Elisée, en vertu de pouvoirs prodigieux chez ce dernier. A partir de là, le projet du roi de Syrie fut de se débarrasser d’abord d’Elisée.

Et c’est ainsi qu’un jour où ce dernier se tenait en un endroit dénommé Dothan, une troupe de soldats syriens vint encercler le lieu avec le projet de l’éliminer. Mais Elisée, dont les pouvoirs étaient variés, parvint à persuader la troupe qu’elle s’était trompée de lieu et la dirigea vers la ville où les forces de l’armée juive étaient en surnombre. De sorte qu’à leur arrivée en ce lieu, ils furent eux-mêmes encerclés et saisis. Or, au lieu de les mettre à mort ou de les emprisonner, Elisée ordonna qu’on leur servît à manger et qu’on les relâchât.

Ce geste, qui aurait pu amener le roi de Syrie à de meilleurs sentiments, n’entama pas son ardeur guerrière. Quelque temps plus tard, il entreprit d’assiéger la ville de Samarie où se tenait le roi des Juifs. Le siège se prolongeait et arriva le jour où les habitants de la ville n’avaient plus rien à manger. On était au désespoir et le reproche pesait sur Elisée à l’idée qu’il s’était montré clément avec les soldats syriens venus l’assassiner.

Le roi des Juifs, sous le coup de la colère, en vint à réclamer sa tête par mesure de punition. C’est alors qu’Elisée fit aux soldats venus l’appréhender cette réponse étrange, à savoir que demain, dit-il, la nourriture reviendrait en profusion sur les étals des marchés.

On pensait qu’il déraisonnait mais on le laissa. Entre temps, quatre habitants, convaincus que la mort ne les atteindrait pas plus en dehors de la ville qu’à l’intérieur de ses murs, décidèrent d’en sortir et de se diriger vers le camp syrien. Et là, surprise : le camp avait été levé. Non seulement il avait été levé mais tout y avait été laissé, nourriture comprise. Comme si quelque chose était survenu qui avait fait fuir les soldats syriens de toute urgence.

Et en effet, quelque chose était survenu. Quoi ? Une armée nombreuse de chars et de cavaliers avait surgi dans le camp des assiégeants : était-ce une vision qui avait abusé les sens des soldats ? Etait-ce l’armée des anges dont la Bible raconte en d’autres endroits qu’elle est menée par l’archange Mikhaïl ? Ce qui nous importe, c’est que ce récit nous dit quelque chose sur la façon dont «l’homme de Dieu», selon l’expression biblique, use de violence dans l’ancien judaïsme.

Md : Il nous importe aussi qu’on apprenne des histoires comme celle que tu viens de nous raconter.

Ph : D’autant qu’elle a les attributs de l’histoire qui l’habilitent à figurer au patrimoine de l’humanité. Mais cette violence de l’homme de Dieu, d’Elisée donc, comment la définirais-tu ?

Po : C’est une violence où l’homme n’agit pas, mais laisse plutôt Dieu agir. Ce qui suppose d’abord de la patience, mais aussi qu’il y ait avec Dieu une proximité suffisante pour comprendre sa volonté et voir venir ses interventions dans le cours des événements. C’est pour cette raison que les anciens Juifs avaient coutume d’appeler Dieu «l’Eternel des Armées» : une appellation qui ne manque pas de surprendre, surtout du point de vue moderne qui est le nôtre.

Md : Le récit suggère des pouvoirs surnaturels chez Elisée, et ce point pose problème.

Po : Les pouvoirs surnaturels ne disent rien d’autre qu’une intelligence prophétique du monde. L’auteur du texte recourt à des faits extraordinaires pour signifier le caractère extraordinaire de cette intelligence. Le lecteur d’aujourd’hui devrait retenir ce point et ne pas céder trop vite au réflexe de la critique rationaliste.

Ph : Pour résumer, c’est cette intelligence prophétique du monde qui permet de jouer sur le cours des événements. Il s’agit de laisser faire l’histoire en devinant la main de Dieu derrière ce qui s’y produit, et s’arranger seulement de telle sorte qu’on en tire partie pour que triomphe la mission : c’est ça ?

Po : Oui !

Ph : Voilà un point important à consigner dans notre dossier. Mais je voudrais attirer ton attention sur un autre récit, également tiré de la Bible, et qui ne semble pas dire la même chose. Or il est en lien avec ce prophète Elie, dont tu rappelais tantôt qu’Elisée était le disciple, le fils spirituel…

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