Mohamed Ali Ragoubi, porte-parole de la Fédération nationale des urbanistes tunisiens, à La Presse : «Créer des métropoles pour asseoir la transition territoriale post-urbaine en Tunisie»

Dans cet entretien avec Mohamed Ali Ragoubi, géographe-urbaniste et porte-parole de la Fédération nationale des urbanistes tunisiens, faisant partie de l’Union des travailleurs de la Tunisie, notre interlocuteur essaye de décrypter la problématique de l’expansion urbaine sous toutes ses formes et étudier ses conséquences aussi bien sur les territoires que sur la société et la ville en Tunisie. Il propose des solutions politiques et techniques à appliquer dans le cadre d’une réforme territoriale et institutionnelle des territoires urbains, étant donné qu’avec des territoires et des villes fortement ségrégés et dont la qualité de la vie ne cesse de diminuer, l’Etat tunisien est aujourd’hui appelé à concevoir d’une manière participative une politique territoriale et urbaine plus efficace, solidaire et juste.

En Tunisie, la transition territoriale fait face à un devenir post-urbain mal défini. Que faire pour remédier à la désarticulation urbaine et territoriale?

Il est tout d’abord important de préciser que la transition urbaine est le passage d’une société majoritairement rurale à une société majoritairement urbaine. En Tunisie, le basculement s’est produit vers 1975 et, depuis, la part des urbains n’a cessé de progresser pour atteindre 70% actuellement. A l’échelle mondiale, c’est autour de 2007 que l’inversion a été observée. Aujourd’hui, l’expansion actuelle du monde urbain en Tunisie ne peut pas continuer sans établir un schéma de cohérence d’ensemble, car la question de la conservation des équilibres socioéconomiques, territoriaux et paysagers s’impose d’une manière urgente.

Pour revenir à votre question, il va sans dire que les territoires et les paysages urbains issus des transitions urbaine et post-urbaine en Tunisie, aussi multiples soient-ils, évoluent en nombre et en genre sans réellement savoir vers quelle configuration territoriale nous allons nous diriger. Les entités relevant du paysage dit urbain et les dynamiques qui les supportent doivent faire l’objet d’une évaluation qui se solderait par la définition d’une stratégie de correction de la trajectoire actuelle, qui ne fait qu’aggraver la crise territoriale et le déclin paysager dans les espaces géographiques recomposés par l’urbanisation!

La gravité de la situation requiert une compréhension globale du phénomène urbain, au-delà de l’acception paysagère, dans ses dimensions politique, économique et sociale, qui sont au centre de toute réflexion territoriale fondée.

Quelle transition post-urbaine en Tunisie et est-il toujours possible d’entamer une transition territoriale?

La transition post-urbaine appelée aussi « post city age » signifie que le phénomène urbain en général, sous l’effet des réseaux de communication et de l’économie de service, ne se limite plus à un territoire discret et limité, c’est-à-dire la ville. De nouvelles formes d’urbanisation sont apparues par suite à l’association d’une mobilité plus facile de la population et de la diffusion des services et de la culture urbaine. Et comme l’ont décrit Merlin et Choay (2000), ‘’Le double mouvement de dilatation des espaces urbains et de concentration, investissant des périphéries toujours plus largement irradiées, signe la fin des entités urbaines discrètes. Le divorce d’urbs et de civitas serait consommé’’.

S’il est clair que le pays a réalisé sa transition urbaine d’une manière largement subie et inefficacement encadrée, il est temps de repenser la transition territoriale post-urbaine comme projet de société. Un projet d’homogénéisation des politiques urbaine et territoriale est inéluctable pour maîtriser les évolutions actuelles, qui ne concourent qu’à plus de désarticulation intra-urbaine, intra-territoriale et interterritoriale. Inutile de démontrer que l’urbanisation est le phénomène qui se propage sans retour en arrière parmi tous les phénomènes sociologiques et spatiaux. Le mode de vie urbain en tant qu’habitat-paysage a gagné les villages et les agglomérations rurales pour ne plus être l’apanage de la seule ville et d’une façon de plus en plus généralisée. Depuis les confins des villes, le développement des éléments relevant de la sphère urbaine se fait ressentir sous maintes formes, à savoir la périurbanisation, le mitage des zones rurales, la rurbanisation, voire l’exurbanisation. L’étalement urbain, sous toutes ses formes, est devenu un défi partagé par toutes les villes qu’elles soient grandes ou moyennes, les territoires qui en dépendent et même celles de taille moindre. Les dynamiques d’urbanisation sont de plus en plus nombreuses et importantes et les paysages différents qu’elles offrent appellent à une réflexion de fond, afin que la transition post-urbaine en cours ne dépasse la possibilité d’une transition territoriale maîtrisée.

Comment caractérisez-vous les impacts territoriaux et socio-économiques de la transition urbaine sur les différentes entités urbaines et échelles territoriales dans notre pays et en quoi la qualifieriez-vous de désarticulée?

Dans les régions où l’urbain l’emporte, notamment le long de la côte, l’armature urbaine s’est densifiée en un laps très court de temps, si bien qu’on ne parle plus de ville ou d’agglomération, mais de région urbaine (cas de Tunis, Sfax et Sousse). De même, dans les régions dotées d’un tissu urbain partiellement rapproché, tel le cas de Nabeul, Monastir et Bizerte, la tendance vers la constitution d’une conurbation dense se confirme de jour en jour. Dans ces deux types de régions, les relations se sont complexifiées entre les entités spatiales d’une même région à un tel point que les densités, auparavant caractérisant les seules villes mères, sont devenues une caractéristique partagée par toutes les agglomérations qui ont développé un potentiel d’attraction résultant de la relation intense qu’elles entretiennent avec les villes au sommet de la hiérarchie régionale. Néanmoins, cette urbanisation galopante n’a pas respecté les équilibres écologiques des aires littorales et marines et les terres à vocation agricole. La pression urbaine sur la bande côtière devient menaçante (Marina de Bizerte, La Falaise à Monastir…). De même, l’extension continentale n’a pas produit des villes cohérentes (quartiers populaires et agglomérations de l’arrière-pays) ; la ségrégation socio-fonctionnelle et l’absence d’une stratégie de mobilité inclusive ont produit des espaces disloqués et sans lien fonctionnel et paysager apparent.

Cependant, dans les régions monosépales (cas de Kairouan, Kasserine, Béja, Jendouba, Gabès…), c’est-à-dire où le continuum urbain n’atteint pas les villes environnantes, l’accélération de l’urbanisation a gagné la ville-mère, notamment, jusqu’aux confins ruraux et naturels. Les autres villes chefs-lieux et les petites agglomérations ont été touchées par la dynamique d’urbanisation pour se transformer en des espaces économiques auto-fonctionnels (diversification de l’offre des services et biens en plus de l’évolution de la demande). La dynamique constructive est très remarquable dans le moindre rassemblement d’habitations du fait d’une double dynamique démographique et économique (cas d’El Metbasseta à 15 km de Kairouan). Dans ces régions, la grande problématique est celle du développement, car les modèles économiques basés sur la création de pôles spécialisés (tabac à Kairouan, chimie à Gabès, sucrerie à Béja, papeterie à Kasserine…), l’administration publique et, peu de temps avant 2011, le renforcement du tissu universitaire…, n’ont pas pu résorber la crise économique. Les quartiers populaires, bien que se situant partout en Tunisie, sont encore plus précaires dans ces régions à cause de l’absence d’opportunités économiques réelles et l’Etat n’a jamais réussi à concrétiser une politique de développement sérieux dans ces espaces en marge de la République.

Quelles sont les dynamiques économiques qui engendrent les extensions-recompositions urbaines actuellement en Tunisie et comment les évaluer?

L’urbanisation ne se fait pas que par l’habitat, les activités économiques en sont pour beaucoup les moteurs essentiels à côté de la démographie. L’industrie, vu la saturation des sites industriels classiques, a envahi depuis quelques années de nouveaux territoires : les zones rurales se trouvant au contact des grandes villes et même les petites villes assez éloignées des pôles économiques dont elles dépendent (cas de Sidi Elheni et Kondar dans le gouvernorat de Sousse et de Metbasseta dans le gouvernorat de Kairouan) sont désormais équipées par des zones aménagées par l’Agence foncière industrielle et/ou abritent des industries parsemées dans le paysage local (cas de la Mornaguia, au gouvernorat de La Manouba).

Quant au tourisme, il est en extension continue le long de la côte et les stations hôtelières sont la preuve irréfutable de la conquête sans frein de ce secteur économique géovore. Le tourisme a entamé les zones agricoles et cerné les agglomérations littorales où les installations touristiques aménagées par l’Agence foncière touristique s’étendent à perte de vue (cas des stations de Yasmine Hammamet et du projet de Hergla-Essalloum) en plus des installations privées qui longent les plages convoitées (Kélibia, Sidi Ali El Mekki, Rafraf, Kerkennah…). Qu’il soit programmé ou spontané, le tourisme charrie une dynamique d’investissement intense, car, au-delà des structures bâties pour servir les estivants, l’urbanisation s’accentue tout autour en gagnant des terrains voués jadis à la seule activité agricole en plus des terres demeurant jusque-là naturelles ou presque.

Un trait commun à ces espaces est le caractère peu raisonné et quasiment subi de l’urbanisation charriée. Que ce soit au niveau de la cohérence de la trame viaire, les formes non équilibrées des lotissements, le paysage urbain produit, de même sur le plan de la configuration spatiale des éléments censés former une ville. La répartition des centralités urbaines se fait spontanément : elles sont le plus souvent linéaires en plus de leur discontinuité. Elles ne pénètrent que rarement dans les profondeurs des espaces nouvellement urbanisés, ce qui les expose à un zoning très peu cohérent entre les différentes vocations et où les espaces monofonctionnels (habitat et commerce de proximité essentiellement) l’emportent de loin sur la mise en relation des éléments qui caractérise le paysage urbain intégré.

La multiplication des constructions dans un espace donné ne s’accompagne que rarement d’une dynamique conséquente d’équipement et d’aménagement d’un cadre de vie favorable à la création du continuum paysager nécessaire pour identifier visuellement la ville et créer une centralité continue dans le temps, caractérisant une société proprement urbaine.

L’évolution soutenue des densités et des paysages à trait urbain rend la gestion des espaces déjà urbains, de ceux en cours de s’urbaniser et des territoires impactés par ce phénomène, de moins en moins aisée. Les défis se posent à plusieurs niveaux : la centralité urbaine et l’animation, le développement économique et social, l’accessibilité, la viabilisation entretenue, l’installation des équipements socio-collectifs, le maintien de la paix sociale, la protection de l’environnement, la sauvegarde du patrimoine… Le mode de gouvernance actuel ne relevant que de la logique sectorielle et de l’intervention après-coup est loin de la prise en considération du projet de territoire dans sa globalité pluridimensionnelle.

Qu’est-ce qui bloque la transition territoriale et quelles réformes proposez-vous pour mieux organiser les aires urbaines en Tunisie?

La transition territoriale est constituée d’une batterie d’actions publiques concourant à un changement systémique à l’échelle d’un territoire, et modifiant en profondeur les modes d’organisation de l’habitat, des systèmes productifs, et des relations au milieu d’un ensemble d’acteurs engagés dans un projet commun (Alexis Gonin, 2021).

En Tunisie, c’est essentiellement la municipalité et le gouvernorat qui s’occupent du développement, de l’aménagement et de l’urbanisme. Leurs rôles se complètent et se chevauchent, mais ils sont réduits à réaliser les projets qui ont été consentis par les autorités publiques centrales tout en coordonnant avec l’administration politique et technique déconcentrée. Dans la pratique, le projet d’ensemble pour ces territoires ne pouvant avoir lieu, d’autant plus que le seul document de spatialisation des plans de développement, le plan d’aménagement urbain (P.A.U.), se fait sans étude approfondie du projet territorial communal basé sur un suivi continu et actualisé de l’évolution des éléments relevant du système urbain local, y compris ses réalités sociales et économiques. Le plan d’aménagement urbain se contente de régulariser, en les incluant au nouveau périmètre urbain, les zones d’extension urbaine majoritairement non réglementaires. Il ne propose de scénarios que les variantes d’extension possibles. Le règlement d’urbanisme est parfois inexécutable, se trouvant de loin dépassé par la réalité de l’urbanisation. Les infractions au règlement d’urbanisme sont existantes dans toute la ville, tout quartier confondu ! Il est nécessaire de revoir la définition du PAU actuel, qui n’est qu’un simple règlement d’urbanisme…C’est l’équivalent d’un plan d’occupation des sols.

Il n’y a pas de politique de logement spatialisée et se basant sur des études approfondies pour chaque région et commune dans le pays, la politique du logement est très centralisée et c’est à la direction déconcentrée de gérer les dossiers selon des priorités parfois préjudiciables et qui ne collent pas à la réalité des besoins. Des éléments relevant de la viabilisation de la nouvelle urbanisation sont étudiés et conçus par les différentes agences foncières à travers des documents d’urbanisme de détail (plan d’aménagement de détail).

Il s’agit des documents réalisés par l’Agence foncière d’habitation en ce qui concerne le logement et la requalification des quartiers (cas du quartier Bhar Lazreg à La Marsa) et des plans sectoriels lorsqu’il s’agit de zone touristique (Agence foncière touristique) ou industrielle (Agence foncière industrielle). Ces documents ne sont pas toujours en mesure de garantir l’intégration des tissus étudiés dans les aires urbaines auxquelles elles appartiennent par manque d’approfondissement des réflexions et par manque de moyens de réalisation, dans les échéances, des prescriptions initiées par les documents d’urbanisme. La gestion d’un espace assez complexe, tel celui des grandes agglomérations : Tunis, Sfax, Sousse, Bizerte, Kairouan, Gabès…, nécessite une administration urbaine et territoriale plus outillée, globale et une décentralisation à l’échelle de toute la région urbaine, et ce, afin de renforcer et/ou asseoir la transition métropolitaine et territoriale en tant que projet de société, dans tous les territoires urbains du pays.

Faudrait-il revoir le statut de l’agence d’urbanisme du Grand-Tunis et créer des agences urbaines dans les 24 gouvernorats du pays. La création d’une nouvelle formule d’agence d’urbanisme des aires métropolitaines est à renforcer par la mise en vigueur de « la métropole », comme échelon politico-territorial pouvant rassembler les communes urbaines d’une seule région et homogénéiser les politiques locales qui sont éparpillées actuellement dans mille et une mains au sein des différentes administrations dont l’un des objets est le développement territorial et l’infrastructure.

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