Crise de sécurité alimentaire | Houssem Eddine CHEBBI, Analyste de politiques agricoles et Membre du conseil scientifique du Global Institute for Transitions (GI4T) à La Presse : “On doit soutenir la production nationale de blé ”

Le chemin vers la sécurité alimentaire serait semé d’embûches. Entre refonte des politiques agricoles, révision des systèmes de subvention et investissement massif dans l’appareil productif agricole, le pari est difficile mais, sur les moyen et long termes, est payant. Houssem Eddine Chebbi, professeur  à l’Essec de l’Université de Tunis et analyste de politiques agricoles, souligne, à cet égard, l’urgence de trouver des ressources financières pour investir dans l’appareil productif agricole et contrer sa dislocation. Il apporte son éclairage. Entretien.

Quel état des lieux faites-vous de l’autosuffisance alimentaire en Tunisie ?

Je pense que la question de l’autosuffisance alimentaire en Tunisie nous renvoie directement à la question céréalière. L’approvisionnement en céréales fait toujours l’objet de préoccupations de la part du gouvernement mais aussi des ménages. En effet, les céréales et l’huile d’olive sont la base de l’alimentation en Tunisie. Or, si on parle d’autosuffisance, la filière céréales pose problème parce qu’on est très loin de satisfaire la demande apparente par la production nationale. A titre d’exemple, pour le blé dur, (qui fait partie intégrante de nos traditions et à partir duquel sont fabriqués le couscous et les pâtes), on est, en moyenne entre 2017 et 2021, à 56% d’autosuffisance. Alors que pour le blé tendre, on est totalement dépendant de l’étranger: la production tunisienne ne couvre que 4% de la consommation apparente. Pour l’orge, qui est en grande partie utilisée pour l’alimentation du bétail, on est à 14% d’autosuffisance. Cette dépendance à l’étranger se traduit automatiquement par des coûts budgétaires conséquents liés à l’explosion de la facture des importations. Globalement, les importations des céréales destinées à la consommation locale représentent le tiers de nos importations agricoles et agroalimentaires. En 2021, elles ont atteint leur plus haut niveau pour se situer autour de 2,4 milliards de dinars dont près d’un milliard pour l’importation de blé tendre et près de 600 millions de dinars pour le blé dur.

Mais il faut noter que 2021 était une année où la facture des importations a augmenté pour plusieurs raisons. Outre l’envolée des prix sur le marché international, d’autres facteurs endogènes ont contribué à cette hausse historique, à savoir la production nationale qui ne décolle pas et la dévaluation de la monnaie par rapport au dollar. On peut rappeler, à cet égard, que depuis 2010, le dinar a perdu 50% de sa valeur par rapport au dollar. Donc, en somme, nos importations augmentent en volume et leurs coûts augmentent aussi, vu la dévaluation du dinar et la hausse du cours international. Ces trois facteurs combinés font que la facture des importations céréalières et notre dépendance à l’étranger augmentent,  avec beaucoup de conséquences financières, notamment si, on prend en considération le contexte budgétaire difficile que traverse la Tunisie. Pour les produits qui sont de moindre priorité, notamment les huiles végétales subventionnées (huile de soja), ils coûtent à la caisse de compensation près de 0,5 milliard de dinars. Il faut savoir, qu’actuellement, l’huile de soja est subventionnée à hauteur de 75% et son prix réel devrait se situer aux alentours de 4 dinars. C’est une huile qui est cédée presque « gratuitement ».

Pour le reste, il y a des filières agricoles où on est mieux loti mais auxquelles il faut faire attention, parce qu’elles commencent à souffrir. A commencer par la filière lait et élevage, jusqu’à maintenant, la Tunisie est relativement autosuffisante en lait. Pareil pour les fruits et légumes dont la production nationale, malgré quelques frictions sur le marché local, arrive à couvrir grosso modo nos besoins de consommation.  Mais je tiens à préciser dans ce contexte qu’on n’est pas de très grands consommateurs de fruits et légumes frais; nos habitudes ne vont pas dans ce sens-là. Toutefois, on a atteint l’autosuffisance en fruits et légumes, mais ces filières souffrent de beaucoup de problèmes. Voilà, globalement l’état des lieux quantitatif de l’autosuffisance alimentaire en Tunisie. Mais je veux souligner que la guerre en Ukraine est en train de nous impacter d’une manière sévère. J’ai essayé de quantifier les effets de l’augmentation des prix des céréales sur l’économie tunisienne au cours des quatre premiers mois : La Tunisie devrait pâtir de l’augmentation des prix des matières premières agricoles, notamment le blé dur, le blé tendre et, dans une moindre mesure, l’orge, la facture devrait exploser et on va payer un surcoût aux alentours de 250 millions de dollars.  Je me suis intéressé aux quatre premiers mois parce qu’en Tunisie, on vient d’achever la campagne céréalière. Et actuellement, l’Office des céréales, qui détient le monopole d’importation pour le marché national, n’est pas réellement sous pression. On est en train de consommer en grande partie notre production nationale de blé dur. Nos importations en blé dur ne sont pas à leur niveau le plus élevé, ce qui n’est pas le cas pour le blé tendre, dont l’importation s’effectue de manière continue étant donné la faible production nationale. La question de l’autosuffisance alimentaire nous pousse à réfléchir d’une manière encore plus large pour nous interroger sur la sécurité alimentaire en Tunisie. C’est une notion qui se décline en plusieurs dimensions. D’un côté, il y a la disponibilité de l’aliment sur le marché et, de l’autre, il y a l’accès à l’alimentation. Or, l’accès physique à l’alimentation nous renvoie à la question de l’inflation et du niveau général des prix des produits alimentaires.

Justement, la question de l’érosion du pouvoir d’achat à laquelle s’ajoute le déclin de l’activité touristique, au cours des dernières années, ont mis à rude épreuve plusieurs filières agricoles telles que le lait, les pommes de terre, les viandes rouges, etc. Si cette conjoncture économique difficile perdure, ces filières seront-elles en danger? 

A mon sens,  la baisse de l’activité touristique, mais aussi celle de la restauration et des cafés ont impacté le secteur agricole surtout pendant la crise Covid. On a noté une baisse générale de la consommation de certains produits agricoles notamment les fruits et les légumes frais et, dans une moindre mesure, les filières élevage et lait, principalement pendant la crise Covid. Je considère que l’impact a été significatif pendant la pandémie. Mais je ne pense pas que ces effets ont perduré puisque l’activité humaine a pu finalement reprendre,  sans beaucoup de restrictions sanitaires. Par contre, ce qu’on est en train d’observer en termes de hausse des prix ne date pas d’aujourd’hui mais cela fait deux ans que cela dure. A fin septembre dernier, on est à plus de 9% d’inflation, et on est toujours sur une courbe ascendante du niveau général des prix à la consommation familiale en Tunisie qui devrait frôler les 10% d’ici la fin de l’année.

En examinant un peu les causes de cette augmentation générale des prix, les analystes estiment que les produits agricoles et agroalimentaires sont en grande partie à l’origine de cette inflation, même si les prix de beaucoup de ces produits sont administrés et fixés.

L’augmentation touche spécialement les prix des viandes blanches, les œufs et les huiles. De surcroît, la hausse est récurrente depuis des mois et il ne s’agit pas d’une inflation alimentaire saisonnière mais d’une inflation persistante. Je rappelle, à cet égard, que du fait de leur saisonnalité, les prix des produits agroalimentaires peuvent augmenter d’une manière conjoncturelle lorsque ces denrées ne sont pas disponibles sur le marché. Mais l’augmentation du niveau général des prix des produits alimentaires et des boissons qu’on est en train d’observer depuis des mois, sur les deux dernières années, peut constituer une menace pour une partie de la population tunisienne, notamment pour les plus pauvres. Car il ne faut pas oublier qu’en moyenne, les Tunisiens consacrent près de 26% de leurs budgets à l’alimentation. Sur une année, les prix des denrées alimentaires ont augmenté d’un peu moins de 15 %, ce qui peut compliquer l’accès à la nourriture non seulement pour la classe la plus démunie, mais aussi pour l’ensemble de la classe moyenne.

Une grande frange de la population devrait être confrontée à des arbitrages difficiles aux dépens d’autres choix tels que l’accès à la santé ou à l’éducation. C’est un problème qui, à mon sens, doit être soulevé. Sur un autre volet, l’inflation est, aussi,  la résultante de l’augmentation des coûts de production. Cette hausse des prix à la consommation traduit automatiquement une hausse des coûts de production notamment pour le secteur agricole et agroalimentaire, même si en Tunisie, il n’existe pas d’études techniques actualisées qui estiment ces coûts-là. Certes, les agriculteurs sont en train de vivre des pressions par rapport à l’augmentation des coûts de production qui peuvent être estimés au niveau individuel (au niveau des agriculteurs).

Cependant, au niveau central, on n’est pas en train de suivre d’une manière suffisante l’augmentation des coûts de l’appareil productif agricole. Dans le contexte tunisien, l’augmentation du niveau général des prix des produits alimentaires est un signe alarmant car les prix d’une grande partie des produits alimentaires sont fixes et administrés (comme le pain, le lait…) et lorsqu’on est dans une spirale inflationniste, qui touche les produits alimentaires en particulier, on a toujours tendance à se tourner vers les produits subventionnés, notamment les produits céréaliers et, par conséquent, à réduire la consommation des légumes et des fruits car leurs prix explosent. Cela risque de pousser plusieurs Tunisiens à tomber dans le cercle vicieux de la malnutrition.

Depuis un certain temps des voix s’élèvent pour réformer voire supprimer le système de compensation jugé caduc et obsolète. Qu’en pensez-vous ?

Depuis plusieurs décennies, les décideurs ont choisi de subventionner certains produits alimentaires de base. C’est un choix raisonné. On a besoin de maintenir ce système de subvention. Mais maintenir ne veut pas dire ne pas réviser. Pourquoi appelle-t-on à la réforme du système de compensation:  parce que sur le plan budgétaire, la situation est en train de se compliquer. Pour comprendre l’ampleur du coût budgétaire de la compensation, on peut prendre l’exemple des céréales dont les coûts de subvention et d’importation s’élèvent, respectivement selon les chiffres officiels, à 3 milliards et 2 milliards de dinars en 2022. Je pense que dans un contexte budgétaire difficile, il faut faire des arbitrages et revoir la politique universelle de compensation. Il faut l’orienter vers les plus nécessiteux. Mais cette réforme doit s’effectuer de manière graduelle et faire l’objet d’un large consensus entre toutes les parties prenantes. A mon sens, il faut éviter que la réforme s’applique de façon subite. J’estime que la révision de la subvention doit être accompagnée en même temps de réformes qui visent les politiques agricoles. La subvention à la consommation n’est que la partie émergée de l’iceberg. En se focalisant sur la réforme du système de subvention, il ne faut pas perdre de vue la question de la réforme des politiques de soutien à la production agricole nationale.

Quelles sont les politiques agricoles à préconiser pour sortir de cette spirale infernale et s’acheminer vers la sécurité alimentaire?

Je pense qu’il y a des choix à faire dans l’immédiat et des politiques à privilégier sur le moyen et long termes. On a délaissé l’appareil productif et ce n’est pas seulement la faute des décideurs. Mais cette situation puise son origine dans un contexte social plus général. Sous la pression, on a continué à conduire une politique de subvention au consommateur au détriment du producteur national et du milieu rural. Maintenant, on est dans l’urgence et il faut essayer par tous les moyens de faire relancer l’appareil productif agricole.

Je prends, à cet égard,  l’exemple de la filière élevage et lait.  C’est une filière en panne et elle risque de s’effondrer parce que la politique de fixation des prix à la production et à la consommation a pénalisé les producteurs en premier lieu et les industriels en second lieu. Ces derniers risquent de ne plus trouver de lait produit localement. C’est une filière en crise et l’Etat, qui n’arrive plus à tenir ses engagements vis à vis les des différents intervenants de la chaîne de valeur, continue à fixer les prix à la consommation à un niveau très bas ce qui étouffe l’appareil productif agricole.

C’est un exemple édifiant. Il y a aussi la filière céréales. Je tiens tout d’abord à saluer le programme étatique visant à atteindre l’autosuffisance en blé dur en 2023. C’est un objectif très ambitieux mais il faut être réaliste. Le réalisme est le meilleur allié pour pouvoir suivre le bon chemin. Concrètement, je pense que l’objectif de passer de 550 mille hectares à environ 800 mille hectares cultivés en blé dur est difficile à atteindre sur le très court terme.

Nous sommes en train de vivre un contexte de déclin des superficies en blé en Tunisie et les agriculteurs ont abandonné la culture céréalière. Sur les deux dernières décennies, on a perdu environ le cinquième de la superficie dédiée à la culture de blé dur. Je pense qu’il est difficile de récupérer toute cette superficie perdue en peu de temps et on ne peut pas renverser la tendance que par des incitations économiques fortes. J’estime que le gouvernement devrait faire un meilleur usage de cet instrument de politique agricole qu’est le prix à la production.

Curieusement, les prix de vente des céréales en Tunisie restent inférieurs par rapport aux prix pratiqués sur le marché international. En 2021, le prix moyen du blé dur importé est de 1223 dinars la tonne alors que le prix fixé en Tunisie est de 870 dinars. 

Cet écart de plus de 40% est une sorte de taxation de l’agriculteur tunisien. Or, le prix à la frontière est un indicateur important parce qu’il donne une idée de l’équilibre entre les coûts et le gain. Réellement, la vraie valeur d’une tonne de blé dur en 2021 est de 1200 dinars, c’est un prix qui tient compte de l’effort de l’agriculteur mais aussi des coûts de transaction et qui permet aux agriculteurs de faire des bénéfices et de vivre de leurs activités. Si l’Etat fixe les prix à 870 dinars pour le blé dur, je ne pense pas qu’on est en train d’inciter l’agriculteur à produire plus.  En 2022, suite au déclenchement de la guerre en Ukraine, les prix du blé dur ont augmenté de près de 50% par rapport à 2021 et ont presque doublé en 2022. Il est vrai que l’Etat a augmenté les prix à 1300 dinars, c’est un effort à saluer mais il y a toujours un écart de 43%. Cette augmentation ne peut pas être considérée comme incitative vu l’écart qui existe entre le prix à la frontière et le prix tunisien à la production fixé.  Aux incitations par le prix, les agriculteurs devraient répondre le plus rapidement possible en investissant dans les intrants pour améliorer la qualité et la productivité, dans le paquet technologique et dans tout autre facteur permettant d’atténuer les risques notamment des conditions climatiques. Or, la fixation des prix par l’Etat à un niveau inférieur au cours international réduit la marge bénéficiaire des producteurs nationaux et ne les incite pas à investir. A mon sens, on n’a pas le choix. Tant qu’on est importateur de blé,  l’augmentation des prix à la production nationale s’impose.

On n’a pas le choix, aussi, parce que l’importation des céréales (en dollar) pose un problème de balance de paiement. Autant faire des préférences nationales. C’est le chemin à suivre.

La préférence nationale fait que même si le contexte budgétaire est difficile, on doit faire des arbitrages et soutenir la production nationale. Parce que tout ce qu’on gagne sur la production nationale aurait un impact sur la balance de paiement et sur la valeur du dinar.

Toujours, par rapport aux choix de court terme, je me demande comment dans un pays où on a une filière huile d’olive importante (et là je ne parle pas de subventionner l’huile d’olive), on continue de subventionner les huiles végétales. Il y a des dérivés d’huile d’olive qu’on peut raffiner et consommer au lieu des huiles importées subventionnées. Il faut arrêter complètement la subvention des huiles végétales parce que tout simplement, la quantité importée n’est pas en train de bénéficier aux consommateurs les plus nécessiteux.

Il y a des effets de détournement qui font que seulement une partie infime de l’huile végétale subventionnée va pour la consommation des ménages. On est en train de favoriser un circuit parallèle illicite. Pour les choix à prendre sur le moyen et long termes, je pense aussi qu’il est important de trouver des ressources de manière urgente pour investir dans l’appareil productif agricole, parce qu’on est en train d’assister à sa dislocation.

Et les conséquences peuvent être dramatiques. Un dernier point mérite d’être soulevé : Notre politique d’exportation de produits agricoles et agroalimentaires nécessite également d’être revue.

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