Focus agricole | Regard d’expert – Chokri Faouzi, directeur de l’Agence Foncière Agricole, à La Presse : « L’insécurité foncière peut conduire à des résultats indésirables »

« Il y a une forte corrélation entre sécurité foncière et réelles avancées environnementales, en particulier dans l’adoption de pratiques durables. Nombre de ces pratiques, comme l’accroissement de la fertilité du sol et la lutte contre l’érosion, exigent une planification sur le long terme dont la sécurité foncière est une condition indispensable ».

Qu’est-ce que la sécurité foncière et comment la renforcer ?

Le thème de l’insécurité foncière est mis en avant depuis les années 1990 dans les débats de politique foncière, mais trop souvent sans définition claire de cette notion. Or, il ne faut pas confondre sécurité et droits formalisés ou légalisés, ni sécurité et propriété privée. La sécurité foncière est l’assurance que les droits sur la terre dont on dispose, quelle que soit leur nature, ne seront pas contestés et que, s’ils le sont, ils seront confirmés par des autorités. C’est donc avant tout une question institutionnelle. Pour renforcer la sécurité foncière, il faut résoudre les problèmes vécus par les acteurs locaux. La clé est avant tout dans l’efficacité des institutions, dans un contexte de pluralité des normes. Dans une logique de pertinence et d’efficacité, le plus opératoire est de partir des problèmes d’insécurité, pour comprendre les causes de l’insécurité, l’efficacité et les limites des stratégies de sécurisation, et identifier des stratégies réalistes visant à réduire les risques et accroître l’efficacité des dispositifs d’arbitrage.

Quelle est la relation entre la sécurité foncière et le développement durable ?

La sécurité foncière peut être conçue et évaluée par rapport à une ressource naturelle particulière, une personne, un groupe social ou un écosystème de ressources et de systèmes terrestres en interaction. Toutes ces perspectives sont importantes pour atteindre les Objectifs de Développement Durable (ODD) de l’ONU. Concernant les ressources naturelles, la sécurité foncière est clairement liée à l’ODD 2 (Faim zéro), ainsi qu’à la mission One CGIAR. Les perspectives axées sur l’ODD 1 (pas de pauvreté), l’ODD 5 (égalité des sexes), l’ODD 10 (réduction des inégalités) ou l’ODD  16 (paix, justice et institutions efficaces) pourraient inclure la sécurité foncière de différents groupes défavorisés.

Quel est l’impact de la question foncière sur la sécurité alimentaire ?

La Tunisie, aujourd’hui, est confrontée à plusieurs défis. La croissance démographique accentue la pression foncière sur l’ensemble des territoires. Les populations se concentrent à la périphérie des villes sans que les opportunités d’emploi ne suivent. Les crises climatiques s’aggravent et réduisent la disponibilité des ressources naturelles (en particulier des ressources en eau). Les appropriations massives de terres fragilisent les droits aux ressources des populations et, par conséquent, leurs moyens de subsistance et la sécurité alimentaire du pays.

Quelles solutions proposez-vous pour relever ces défis ?

Trouver des réponses à la hauteur de ces problèmes inédits est une nécessité. Ces solutions impliquent des politiques publiques ambitieuses, qui prennent acte de l’enjeu, et peuvent agir à plusieurs niveaux et sur plusieurs secteurs en même temps. Les politiques foncières sont un des ressorts clés de ces politiques publiques parce qu’elles définissent les rapports entre les hommes à propos de la terre et des ressources naturelles, elles ont des incidences politiques, économiques et sociales majeures.

Quelles sont les causes principales de l’insécurité foncière en Tunisie ?

Les deux causes principales de l’insécurité foncière sont : les ambiguïtés et les conflits entre les formes coutumières et statutaires de gouvernance quand, par exemple, l’autorité sociale qui garantit le maintien et le respect des droits fonciers est définie par la loi, la coutume ou une combinaison des deux.

La seconde cause consiste en des politiques et pratiques gouvernementales quand, par exemple, les autorités compétentes limitent délibérément les droits fonciers individuels ou collectifs ou ne parviennent pas à mettre en œuvre les objectifs politiques déclarés de renforcement de la sécurité.

Quelles sont les pressions les plus importantes sur les terres utilisées pour la production alimentaire ?

Les principales pressions sur les terres utilisées pour la production alimentaire sont les suivantes :

-Les mauvaises pratiques de gestion entraînent des rendements sous-optimaux, dus principalement aux inefficacités dans l’utilisation des ressources liées à l’irrigation, aux engrais, à l’élevage, à la sélection des cultures.

-La demande et le gaspillage alimentaire augmentent rapidement avec la croissance de la population.

-Les utilisations concurrentes des terres réduisent la superficie disponible pour la production alimentaire, dont celles liées à la biodiversité et aux services écosystémiques, à l’urbanisation, à l’infrastructure et au tourisme. -L’accaparement des terres et le commerce virtuel des ressources naturelles portent atteinte à la sécurité alimentaire et nutritionnelle, ainsi qu’à l’occupation par de petits exploitants et aux droits aux ressources dans les communautés pauvres et vulnérables.

-Le changement climatique,  qui a pour effet de réduire les rendements agricoles dans de nombreux pays, entraîne une plus grande insécurité alimentaire.

Quelle est la relation entre la sécurité foncière et l’agroécologie ?

La sécurité foncière est indispensable au développement de l’agroécologie et de l’utilisation durable des terres. En effet, sans sécurité foncière, de nombreux exploitants ne voient pas vraiment d’intérêt à faire le choix de l’agroécologie et d’autres pratiques d’utilisation durable des terres. Ce sont autant d’occasions manquées d’une transition vers des systèmes agricoles durables et résilients. Or, il y a une forte corrélation entre sécurité foncière et réelles avancées environnementales, en particulier dans l’adoption de pratiques durables. Nombre de ces pratiques, comme l’accroissement de la fertilité du sol et la lutte contre l’érosion, exigent une planification sur le long terme dont la sécurité foncière est une condition indispensable.

Quel est l’impact de l’insécurité foncière sur le développement durable ?

L’insécurité foncière peut conduire à des résultats indésirables à l’échelle des collectivités ou des paysages dont  le  sous-investissement dans la lutte contre l’érosion ou les sources de pollution et la surexploitation des zones de filtres et de puits, la transition limitée des terres et d’autres ressources vers des activités générant des rendements plus élevés qui pourraient réduire la pauvreté,  des conflits non résolus entre des individus et des groupes ayant des revendications concurrentes, exacerbés par des événements climatiques extrêmes.

A ceux-ci s’ajoutent une gestion inappropriée ou inadéquate par les organismes publics mandatés pour gérer les ressources au nom des personnes ou des groupes, l’élargissement des activités agricoles, d’élevage ou de pêche des utilisateurs des ressources qui, profitant des résultats de la recherche, améliorent leur productivité et occupent de nouvelles zones qui pourraient être mieux adaptées à une utilisation moins extractive des terres et/ ou à la conservation de la biodiversité.

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