Focus agricole | Lotfi Khaldi, secrétaire général du tribunal administratif et membre du bureau national de l’ODC à La Presse : «la sécurité alimentaire ne sera pas atteinte avant dix ans »

« En attendant la réalisation de la sécurité alimentaire en Tunisie, et dans les conditions actuelles de crise, le consommateur tunisien doit exercer un effort supplémentaire pour dépasser la situation actuelle de son pouvoir d’achat, il doit réagir positivement par la rationalisation de sa consommation en produits importés, substituer les produits plus chers par d’autres plus disponibles, éviter la panique en cas de pénurie des produits ».

Pouvez-vous nous donner un aperçu sur l’état des lieux et l’évolution de la sécurité alimentaire en Tunisie aujourd’hui, en termes d’impact du Covid, de guerre russo-ukrainienne et de menaces du changement climatique ?

La sécurité alimentaire est un concept économique qui signifie, selon le Comité de la sécurité alimentaire mondiale, que les êtres humains ont, à tout moment, la possibilité physique, sociale et économique de se procurer une nourriture suffisante, saine et nutritive leur permettant de satisfaire leurs besoins et préférences alimentaires pour mener une vie saine et active. En Tunisie, le concept dépasse l’économique pour atteindre le politique, voire la sécurité nationale.

Depuis l’Indépendance, la question alimentaire se rattache à la paix sociale et à la sécurité nationale, les émeutes de janvier 1984 ont fait témoin, et même depuis 2010, la subvention des biens de consommations, et notamment les céréales et dérivés, représentait des sujets difficiles à traiter rationnellement par tous les gouvernements puisque très liés à la stabilité politique du pays et à la paix sociale.

Revenons à la sécurité alimentaire, la Tunisie a su maintenir sa sécurité alimentaire jusqu’aux années 1970, les terres étaient très fertiles grâce à une pluviométrie qui dépassait la moyenne continentale, la population était moins dense et plus travailleuse qu’aujourd’hui. Depuis les années 90, notre production de céréales n’a pas cessé de se dégrader et nos importations en la matière ne cessent d’augmenter.

Aujourd’hui, et selon les derniers chiffres, notre production annuelle en céréales ne dépasse pas les 1.5 million de tonnes pour une consommation annuelle moyenne de 2.7 millions de tonnes, nous sommes donc en train d’importer 55% en moyenne de nos besoins en blé tendre et 25% en blé dur.

Il y a trois  causes qui résument  la chute de la production nationale des céréales et qui  sont connues par tous les experts :  le manque de stratégie agricole actualisée, le manque des ressources en eau suite au changement climatique,  aggravé par une mauvaise répartition entre les régions (4 503 millions de m3) et le désengagement de l’Etat du secteur, ce qui a privé les agriculteurs de l’encadrement et du soutien scientifique. Et, bien sûr, n’oublions pas le manque de financement stratégique.

Avec la crise sanitaire du Covid-19 et la guerre russo-ukrainienne, la situation s’est aggravée, surtout avec la hausse considérable des prix des céréales, du sucre et des huiles végétales. Les crises et les pénuries se sont multipliées en Tunisie et partout dans l’Europe et l’Afrique durant 2021-2022, ce qui s’est traduit en difficultés budgétaires et financières en Tunisie avec un taux d’inflation qui a dépassé les 9%.

Les crises par lesquelles le monde passe actuellement ont poussé les pays à renforcer leur souveraineté alimentaire. Comment la Tunisie aborde-t-elle cette question ? La Tunisie pourrait-elle atteindre sa souveraineté alimentaire ?

La Tunisie ne pourra atteindre sa souveraineté alimentaire qu’après dix ans au moins comme estimé par des experts optimistes, la situation actuelle du secteur agricole est catastrophique sur tous les plans.

Pour mettre en place une stratégie de souveraineté alimentaire, il faut se préparer, dès demain, par la conception d’un plan national de sauvetage du secteur agricole comprenant les actions suivantes :  actualiser la stratégie de protection des ressources en eau, mettre en place une politique de production agricole qui prendra en compte la priorisation de la production selon les ressources en eau de chaque région et la programmation de la production agricole pour limiter les ruptures et le recours à l’importation. Il s’agit aussi de renforcer le soutien scientifique des petits et moyens agriculteurs afin de rationaliser les efforts et les moyens et d’assurer une rentabilité meilleure.

Aussi faut-il assurer un soutien financier durable aux petits et moyens agriculteurs pour réaliser les investissements nécessaires et mettre en place un système de collecte et de commercialisation des produits agricoles pour limiter le nombre des intermédiaires (création de marchés de gros dans les lieux de production), ce qui permettra la maîtrise des prix des produits agricoles.

La guerre en Ukraine fait peser de nouveaux risques sur la sécurité alimentaire dans le monde.  La menace de la crise alimentaire pouvant découler de cette guerre et la flambée des prix des céréales sur les marchés mondiaux plongent le monde entier dans un état de peur. Comment la Tunisie  pourra-t-elle affronter cette crise et relever le défi de l’agriculture tunisienne pour contribuer davantage à la sécurité alimentaire nationale ?

La crise sanitaire internationale et la guerre en Ukraine ont montré l’importance pour les nations d’assurer leur autonomie alimentaire, la guerre en Ukraine a causé une pénurie en produits agricoles, essentiellement le blé, l’orge et les huiles, les prix de ces produits se sont multipliés durant l’année 2022, ce qui a provoqué des perturbations dans les budgets de tous les pays, y compris les pays riches.

Pour la Tunisie, l’effet de la crise a été très dur pour le budget de l’Etat qui a supporté une augmentation supplémentaire du coût de la subvention des produits agricoles, pour le consommateur, il a souffert de la rupture des produits de première nécessité alimentaire et de la hausse des prix, le pouvoir d’achat du consommateur tunisien ne cesse de diminuer par l’effet de l’inflation qui a dépassé 9% et qui tend vers 10 % d’ici la fin d’année.

Face à cette crise multidimensionnelle, la Tunisie doit réagir immédiatement pour encourager la production agricole dans les secteurs habituels afin de limiter le coût des importations et des dépenses en devises.  L’Etat doit accompagner les producteurs de céréales durant la prochaine saison qui est encore en démarrage, il doit leur fournir les semences et les fertilisants à un prix abordable, les encadrer scientifiquement avec une assistance technique et technologique pour arriver à de meilleurs résultats. En l’état actuel des prix, le coût supporté par l’Etat pour financer ses importations dépasse de loin le coût de l’accompagnement de l’agriculteur tunisien si on arrive à un taux de couverture de la consommation nationale de 50%. En attendant la réalisation de la sécurité alimentaire en Tunisie, et dans les conditions actuelles de crise, le consommateur tunisien doit exercer un effort supplémentaire pour dépasser la situation actuelle de son pouvoir d’achat, il doit réagir positivement par la rationalisation de sa consommation en produits importés, substituer les produits plus chers par d’autres plus disponibles, éviter la panique en cas de pénurie des produits.

La Tunisie s’attache aujourd’hui à la préparation de son Plan national d’adaptation pour la sécurité alimentaire et prépare l’adoption de trajectoires de développement résilientes au changement climatique. D’après vous, quel sera l’impact de ces mécanismes à court, moyen et long terme ?

Dans les conditions climatiques actuelles, et avec les moyens mis à la disposition des agriculteurs tunisiens, on n’estime pas atteindre la sécurité alimentaire avant dix ans au minimum, par contre, nous pouvons atteindre cet objectif si on démarre un plan de sauvetage immédiatement, nous pouvons réaliser des progrès avec des gains budgétaires dans quelques années, à condition que toutes les parties prenantes s’engagent à suivre le plan de sauvetage à la lettre.

La Tunisie pourra réussir une transition dans la production agricole malgré les conditions climatiques défavorables, et ce, par une stratégie claire et réalisable et par l’adhésion de tous les intervenants (ministère de l’Agriculture et organes publics liés, société civile, banques, assurances). Pour sa part, l’agriculteur doit programmer sa production, il doit se référer aux résultats de la recherche scientifique agricole pour optimiser ses dépenses tout en réalisant une plus grande production.

L’avenir de l’agriculture tunisienne sera meilleur si on diversifie les produits pour couvrir tout le territoire tout en favorisant les produits agricoles qui s’adaptent le plus à notre climat aride et semi-aride dans 70% des surfaces cultivées.

Avec l’utilisation des techniques d’économie d’eau et l’utilisation de l’internet pour suivre l’irrigation, on pourra moderniser notre agriculture pour améliorer la production des produits de première nécessité comme les céréales, ce qui permet d’assurer notre sécurité alimentaire et de réaliser des économies de liquidité et de devises pour les finances publiques.

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