Ons Kamoun, Conseillère artistique et coordinatrice générale de «10 sites, 10 docs, Ciné-Patrimoine», à La Presse : «Filmer le réel est toujours pénible»

«10 Sites, 10 Docs, Ciné-Patrimoine» ont fait l’ouverture de «Horizons du cinéma tunisien», dimanche dernier. Le bouquet est produit par Justinia Films en partenariat avec l’Union européenne, Tounes Wijhetouna, l’Ecole supérieure de l’audiovisuel et du cinéma à Gammarth (Esac), l’Ecole des arts et du cinéma (Edac), avec le soutien du Master international film festival, sous le thème cinéma et patrimoine. 10 courts-documentaires réalisés par de jeunes cinéastes sur des sites qui lèveraient le voile sur un pan du patrimoine de plusieurs régions de la Tunisie : «Paradiso» de Sana Ben Zaghdane sur la salle de cinéma de Houmt Souk à Djerba, «El Casino» de Roua et Wala Eddine Tlili sur le Casino d’Hammam-Lif, «Les veilleuses des ancêtres» de Amira El Mufti et Soulayma Khitouni sur les trois synagogues de Nabeul, «Koubet El haoua : la limite de la dernière vague» de Elies Debache sur Koubet El haoua de La Marsa, «Amor Abada, le voleur de feu» de Chayma Landoulsi sur la zaouia de sidi Amor Abada à Kairouan, «Karraka, tryptique sur un fort» de Ismail Ben Abdelghaffar sur le fort espagnol de La Goulette, «Etat de Siège» de Ahmed Bali, «Jour et brouillard» de Manel Katri sur le village de Takrouna, «Principauté de Chikli» de Khaled Azek sur le fort Santiago de l’île de Chikly au milieu du lac de Tunis et «Static» de Haithem Ben Hmida sur le musée de Carthage. Ons Kamoun, cinéaste-chercheure et maître assistante à l’Esac, a été chargée de mener à bout ces dix films. Etant en contact permanent avec ces jeunes et ayant vécu de très près la conception et la confection de ces films, nous lui avons posé ces questions.

10 sites, 10 docs, Ciné-Patrimoine ont fait l’ouverture des «horizons du cinéma tunisien» aux JCC… 

Ces films ont fait leur avant-première au festival Miff à Hammamet (un festival partenaire) pour un public international au mois de juin, puis nous avons gardé la primauté pour les JCC où ils ont fait leur vraie première pour le public africain et arabe. L’idée a été proposée par le cinéaste Mokhtar Ladjimi, au mois de novembre dernier. Il m’a demandé de porter et de supporter des courts-documentaires sur dix sites abandonnés à leur état de ruine, oubliés, mal connus ou reconnus. En racontant leurs histoires dans des films-exercices-de-style de procédure documentaire, d’une moyenne de 12 minutes, plusieurs sites en péril demandent à être valorisés pour mieux se projeter dans l’avenir.

Vu ma formation de base d’architecte d’intérieur, j’ai une sensibilité particulière pour l’architecture et les sites archéologiques et à cela s’ajoute mon métier d’universitaire et de cinéaste. Les circonstances n’étaient pas des plus faciles puisque nous avons travaillé dans deux urgences, celle de fixer des images et celle de montrer ces dix films dans un délai serré alors qu’ils sont tournés sur des sites très éparpillés sur la République.

Plusieurs personnalités de grande notoriété publique ont cru en ce projet d’intérêt public et nous ont fait confiance en acceptant de témoigner et en portant bénévolement les projets avec eux et en leur offrant généreusement des documents rares et inédits. Ils sont issus de domaines de la recherche universitaire comme Pr Mohamed Kerrou, politologue : Pr Leïla Blili Temim, historienne : Pr Abdelhamid Fehri, historien du patrimoine, ou des experts comme Tarek Ben Miled, architecte-urbaniste : Hassen Daldoul, cinéaste : Kahena Attia, cinéaste : Paul Vaughan, conservateur du fonds Albert Samama Chikli : Moncef Ben M’rad, écrivain : Albert Chiche, représentant de la communauté juive de Nabeul, Matteo Lando, prêtre catholique.

Quelle est l’importance aujourd’hui de faire ces documentaires ? 

C’est le moment ou jamais ! Ce sont des sites qui risquent chaque jour l’écroulement et la disparition. «Kobbet Lahoua» à La Marsa est l’exemple d’un édifice rongé par la mer au quotidien, le village de Takrouna, Borj Lahassar de Kerkennah et la salle de cinéma de Houmt Souk aussi. A première vue, ces sites paraissent abandonnés de tous, livrés à leurs sorts. Certains parmi eux sont fermés depuis plusieurs années et cette fermeture au regard et à l’accès, fermeture réelle et symbolique (loin du regard, loin du cœur), si elle les protège du vandalisme, elle les condamne à l’oubli et à une mort lente.

Sur un autre plan ces sites sont en train de crouler à cause parfois d’un litige juridique. La majorité des sites sont des sujets de litige (par exemple entre héritiers et Etat) et donc de blocage judiciaire ou des sujets de concession (par exemple du public au privé) et donc de multiples vis-à-vis. L’accès à ces dix sites a constitué pour nous une autre pierre d’achoppement notamment avec les autorisations de tournage. Il y a des sites qui  ont nécessité cinq autorisations de tournage  comme l’île de Chikli par exemple.

Personnellement, j’ai vu en ces sites de véritables personnages souffrants. Nous sommes contents d’ailleurs que ces jeunes ont remis la problématique de ces sites à jour et qu’ils ont réussi à faire bouger des lignes. D’ailleurs, je remercie Mokhtar Ladjimi d’avoir eu l’idée d’impulser des documentaires autour du patrimoine, une thématique qui fâche et qui ne génère pas de l’argent. C’est très courageux de sa part de miser sur de jeunes cinéastes qui sont, pour la plupart, à leur premier film professionnel. Pour sa part, Lamia Guiga, directrice de l’Esac, a soutenu ce projet notamment pour l’obtention des autorisations et en facilitant les réunions de ces équipes. Je la remercie pour sa confiance. Sihem Belkhodja, directrice de l’Edac, nous a aussi facilité certaines tâches. Dans cette initiative, il y a en fait le partenariat public et privé mais aussi la réunion du Nord et du Sud puisque deux jeunes réalisateurs sont ressortissants d’écoles du sud.

Vous avez conseillé et coordonné les projets de ces jeunes cinéastes. Vous trouvez vraiment que les jeunes Tunisiens ne connaissent rien de leur patrimoine ?

Au début j’ai remarqué qu’il y a deux sensibilités qui leur manquent : la sensibilité vis-à-vis de la mémoire et la sensibilité du documentaire. Le principal défi de ce projet est de faire des documentaires. C’est une première dans l’histoire du cinéma tunisien. Pourquoi ? Contrairement à ce qu’on pense, le documentaire n’est pas donné, vu ses multiples difficultés et son étroite liaison avec l’engagement politique. C’est tout simplement une procédure qui fait peur car elle essaye de se rapprocher de la réalité. C’est ce qui pourrait expliquer le déficit en documentaire dans la période des pré-soulèvements sociaux de 2011. Ensuite c’est devenu pour s’exhiber et transformer la caméra en mur de lamentation. A mon sens, faire du documentaire va au-delà de tout ça. Il s’agit de la distance du cinéaste par rapport au sujet qu’il défend.

D’autre part, faire ce genre de documentaire c’est se confronter à la réalité, aux contraintes du réel, faire les recherches indispensables en histoire, en géographie, en sociologie et anthropologie pour comprendre l’historique à strates de chaque site, ses multiples vies, ses diverses identités et l’enjeu que présente sa restauration.

La nouvelle génération est passionnée de cinéma mais, pour elle, le cinéma ce n’est que de la fiction.

Il est de notre rôle de leur ouvrir de nouvelles portes et de leur faciliter de nouvelles découvertes. Au début, j’étais donc confrontée à ces deux insensibilités mais la situation a vite changé. L’objectif futur est de perpétuer cette expérience pilote. La priorité c’est de rendre cette nouvelle génération consciente de son rôle central dans le changement des mentalités et dans la conception d’un projet de société, une société en paix avec sa mémoire et qui conserve son patrimoine.

Les films ont aussi un caractère professionnel dans leur rendu…

Dans la phase de la production et de la post-production, les projets ne sont pas uniquement portés par les 12 réalisatrices et réalisateurs, ils sont confectionnés par des équipes de techniciennes et de techniciens en assistanat à la réalisation, en image, en son, en décor et en montage. 60 techniciens et techniciennes ont travaillé sur ce projet. Aussi, partant du principe que les films doivent être appréhendés comme des films à vocation professionnelle, produits par une institution professionnelle et d’un parti pris de rendu de films de qualité professionnelle, Justinia Films a tenu à étoffer toutes les équipes de professionnels très actifs dans le milieu cinématographique tunisien. Cette équipe a été menée par Mr Anes Saâdi, coordinateur de la post-production et composée de Mr Saber Gueblaoui pour le mixage et de Mr Nizar Souissi pour l’étalonnage. Je les remercie tous pour leur engagement pour la mémoire du pays et la professionnalisation des jeunes équipes.

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