Dialogues éphémères | L’islam dans le prisme des périls du monde

 

Les traditions religieuses nous sont-elles d’un quelconque secours lorsque le monde actuel prend une tournure dangereuse, et le sont-elles autrement que pour constituer une zone de repli plus ou moins illusoire ? Déjà engagée la semaine dernière, l’exploration de la question se poursuit et nous entraîne sur un sentier peu familier : un sentier où l’hypothèse formulée ne s’interdit pas l’audace sur un sujet sensible, sans renoncer pour autant à l’exigence de justesse.

Ph : Quand nous parlons de l’islam —et nous ne pouvons pas ne pas le faire— s’invite assez rapidement dans l’esprit la question de la posture en laquelle nous allons le faire. Ce qui est d’ailleurs amusant, c’est de noter parmi nos proches et nos moins proches quelle posture est adoptée par chacun d’entre eux, et d’essayer d’en déduire une certaine psychologie. Il y a celui qui est prêt à dégainer son sabre pour défendre un territoire sacré, celui que démange son esprit critique et qui s’emploie consciencieusement à révéler incohérences et aberrations, il y a celui qui esquive le sujet avec la certitude acquise d’une sagesse selon laquelle moins on en parle, mieux c’est. Il y a encore celui qui défend la cause mais en s’employant à y mettre de façon ostentatoire toutes les marques de la retenue et de la politesse dans l’échange et, ce qu’on observe de plus en plus, il y a le furieux qui ne veut s’embarrasser d’aucune formalité pour clamer haut et fort son mépris… L’islam agit sur les individus comme révélateur de leur personnalité. Mais cette question des postures n’est là que pour souligner à notre attention qu’il y a une sorte de flottement dans notre façon d’aborder le sujet de l’islam. Quand cette façon d’aborder en dit plus sur notre psychologie que sur la chose proposée à l’étude, c’est le signe qu’il y a un problème. Un problème que les études académiques dans le domaine de l’islamologie ne suffisent pas à résoudre, même si elles apportent incontestablement des éclairages intéressants. Et la raison à ça est qu’elles relèvent elles-mêmes d’une posture : celle du scientifique dépassionné qui applique ses méthodes d’investigation sans se mêler de parti-pris. C’est aussi une posture ! De même qu’est une posture l’attitude machiavélique du politique quand il joue des sentiments religieux des musulmans pour faire avancer ses pions sur l’échiquier géopolitique. Napoléon Bonaparte a eu de ce point de vue un rôle de pionnier et il a fait des émules qui ont poussé plus loin encore le jeu de la manipulation : Lawrence d’Arabie, Max von Oppenheim et d’autres… C’est ici l’esprit retors et conquérant qui se révèle par sa façon d’attiser les fanatismes de manière à les faire servir ses propres desseins. Dans tous les cas, il y a une certaine connaissance de l’islam, ou une certaine prétention de savoir à son sujet, et dans tous les cas aussi, il y a une façon de se dérober à une difficulté inhérente à l’islam, d’échapper à quelque chose qui résiste…

Po : Et c’est donc en raison de ce qui résiste en lui que l’islam sert, comme tu dis, de révélateur des psychologies…

Ph : Oui. Et c’est ce qui, pour ce qui nous concerne, rend notre entrée en matière un peu délicate… Allons-nous, à notre tour, nous affubler d’une posture particulière qui ne ferait que révéler une psychologie ?

Md : Ce dont nous nous proposions de parler, ce n’est pas de l’islam lui-même, mais de la possibilité ou non qu’il joue un rôle aujourd’hui dans la transformation de la guerre.

Po : Est-ce qu’on peut répondre à pareille question sans passer par celle qui concerne l’essence de l’islam ?

Md : Le fait d’engager la question de la manière dont nous le faisons nous met à l’abri de cet écueil des «postures», à mon avis, sans nous dérober d’ailleurs à la difficulté…

Po : Oui, c’est possible. Mais est-ce que tu peux expliquer ?

Md : La question que nous posons ne suppose pas de prétention particulière en matière de savoir concernant l’islam. Tout ce qui peut se révéler le sera à partir d’une question dont l’objet n’est pas l’islam lui-même, mais le monde : sa capacité d’aller au bout de sa mélancolie, de surmonter sa tentation secrète d’en finir, pour retrouver l’expérience de cette joie dont nous avons dit que le poète est le maître et l’inspirateur à travers sa passion du récit.

Po : Mais l’islam a peut-être sa propre conception, ou son propre projet au sujet de cette mélancolie de notre monde moderne… Et un projet par rapport auquel le poète n’a aucun rôle à jouer.

Ph : C’est en effet ce qui pouvait ressortir de nos dernières discussions, mais l’affirmer de façon catégorique nous ferait quitter notre chemin singulier pour aller encombrer de nos postures la multitude de celles qui existent déjà. Mieux vaut donc nous en tenir à ce chemin et faire acte d’humilité intellectuelle. Il est certain qu’il existe un projet qui, au nom de l’islam —je souligne «au nom»—, prétend pacifier le monde. Et il est aisé d’en déduire que ce projet de pacification passe par une opération d’islamisation qui est tout sauf pacifique et qui ne ferait en réalité qu’ajouter la guerre à la guerre dans le monde. Autant on peut trouver une certaine intelligence dans la manière dont le risque d’un scénario apocalyptique est géré de nos jours par la société des grands décideurs de la planète à travers une multitude de manœuvres qui sont d’ordre aussi bien militaire que diplomatique, économique, médiatique, même si on considère que ce ne sont finalement que des manœuvres dilatoires… autant un tel projet qui se réclame de l’ordre prétendument islamique ne serait qu’une démonstration de bêtise dont il n’y aurait même pas à se demander si le remède n’y est pas pire que le mal, tellement la chose paraît évidente. Mais considérer que, parce que ce projet se réclame de l’islam, c’est donc qu’il en exprime l’essence, et partir de ce constat rapide pour se lancer dans une croisade contre cette religion qui demeure une part de nous-mêmes, voilà ce que chacun devrait avoir la prudence de s’abstenir de faire.

Md : Revenons donc à la question de la possibilité que l’islam joue un rôle salutaire et voyons à quoi ressemblerait cette possibilité.

Ph : Rappelons aussi qu’à travers cette question c’est la tradition abrahamique qui est également visée de ce même point de vue de la capacité à jouer un rôle salutaire… Même si nous avons à notre actif quelques éléments à ce sujet, à travers ce que nous avons relevé concernant l’utilisation de la parole chez certains prophètes juifs ainsi que chez le Jésus de saint Matthieu. Mais je suis d’avis qu’il ne faut pas être pressé de faire jouer les comparaisons… Bon, j’ai une proposition à faire concernant la question que nous nous posons.

Po : On t’écoute !

Ph : Mon idée est qu’il faut revenir dans un premier temps au substrat poétique du texte coranique, par-delà le discours de la menace et de l’admonestation qui y occupe une large place. Mais pour atteindre ce substrat, il faut se rendre attentif à une musique secrète qui n’est pas celle qu’entonnent les psalmodies. Cette musique, nous ne pouvons la capter qu’en lisant à contre-courant, pour ainsi dire. Comme on déchiffrerait un palimpseste. Il s’agit donc de viser ce qui est au-delà ou en-deçà des mots, ce qui se laisse deviner dans le texte comme à travers les rinceaux d’une arabesque…

Md : Est-ce que ce ne serait pas la démarche des soufis dans leur façon de lire le texte ? Eux aussi savent prendre congé de ce qu’ils considèrent probablement comme la couche superficielle du texte, destinée aux non initiés, pour rejoindre une partie plus secrète. En quoi ton idée diffère de la leur ?

Ph : Elle en diffère en ce que, de mon point de vue, ce qui est à rechercher, ce n’est pas une couche profonde au contact de laquelle mon âme accèderait elle-même à un état supérieur : c’est, disais-je, une musique. Et j’ajouterais : une musique qui est grosse d’un récit.

Po : Un récit qui n’aurait bien sûr rien à voir avec les histoires qu’on rencontre dans le texte et qui proviennent en grande partie de la tradition juive. Tu parles, toi, d’une sorte d’embryon de récit que, par l’écoute de la musique «infra-textuelle», il deviendrait possible d’aider à prendre forme, n’est-ce pas ?

Ph : Exactement !

Po : Est-ce que tu conçois une sorte de principe herméneutique en vertu duquel tu irais du texte visible à celui qui ne l’est pas ?

Ph : De la manière dont je vois les choses, ce principe, s’il existe et s’il relève de l’art de l’interprétation, est quelque chose d’assez différent de ce qu’on trouve dans les manuels d’herméneutique. Parce qu’il n’y a pas vraiment de rapport de continuité entre les deux textes. Comme il n’en existe pas entre les deux textes d’un palimpseste. Le seul lien qui existe entre eux est externe, en ce sens que le texte visible est censé créer les conditions d’un respect de l’espace sacré auprès du plus grand nombre, par le recours à un discours qui éveille l’attention sur la destinée ultime de l’âme. De ce travail de structuration d’une conscience religieuse en laquelle le sentiment du sacrilège devient aigu, il est possible de reconstituer mentalement le besoin de silence qui s’est manifesté et dont la cause est le désir d’écoute…

Po : Tu veux dire que l’ampleur de l’effort afin de parvenir à établir le silence par la crainte et la déférence raconte en quelque sorte l’importance prise par la musique qu’il s’agit de recueillir ?

Ph : Oui. Et donc la démarche que je préconise consiste à lire dans le texte visible le souci sous-jacent de silence, en tant précisément que c’est l’élément en lequel la musique du monde peut seulement se laisser entendre. A partir de là, il convient de tendre l’oreille à la rencontre de cette même musique… Et laisser venir le récit. Est-ce qu’on peut parler ici d’un principe «herméneutique» ? Je n’oserais pas l’affirmer. A moins de se faire une conception plus large du champ de l’herméneutique.

Md : On retient de ton idée que le polythéisme de la religion païenne représente une sorte de nuisance sonore qui empêche de se rendre attentif à cette musique du monde que le texte coranique tente justement de rendre audible. Mais je me permets ici de demander en quoi le polythéisme est synonyme de nuisance sonore. Et est-ce que ça concerne tous les polythéismes ? Y compris le polythéisme grec, dont on a vu pourtant qu’il a servi de sol fertile à des récits comme ceux d’Hésiode ?

Ph : Oui, tous les polythéismes ne seraient sans doute pas à mettre dans le même sac. Mais on voit assez facilement ce dont il s’agit. Parce que la multiplicité des dieux implique que ce soit des dieux régionaux : des dieux dont la souveraineté est limitée par celle des autres. Ce sont par conséquent des dieux en mal de puissance. Le culte qui leur est rendu va donc subir lui-même le contrecoup de ce besoin de puissance : soit à travers la crainte d’une colère excessive, soit à travers le besoin d’amadouer ou de s’accaparer la faveur. C’est toute cette agitation autour de la divinité régionale qui est bruyante. Mais qui devient sacrilège et qui est vaincue par l’instauration d’un nouveau culte à l’intérieur duquel se trouvent redirigées toutes les craintes et toutes les espérances, sans qu’il y ait place désormais à du marchandage, parce que ce qui est attendu du fidèle de la part du dieu universel est maintenant clair et clairement codifié… Bon, je ne dis pas que le bruit n’ait pas fait son retour ensuite, mais c’est une autre affaire.

Po : Et comment qu’il a fait son retour ! Chacun est près à bousculer et à piétiner autour de lui pour avoir sa petite place au paradis. Quel spectacle ! Et quel chahut, surtout !

Ph : C’est qu’il y a longtemps que s’est affaissée, pour ainsi dire, cette initiative qui consiste à aggraver les craintes et à augmenter la mise des biens désirés pour obtenir justement que cesse le brouhaha. Rechercher les raisons de cet affaissement nous entrainerait trop loin et nous ferait quitter le sentier étroit de notre sujet, qui concerne encore une fois non pas l’essence de l’islam, mais la possibilité qu’il joue un rôle salutaire en notre monde d’aujourd’hui. Disons brièvement que, de mon point de vue, la prise en charge de ce système de conversion des peurs et des espoirs par ce que j’appelle «l’Empire», c’est-à-dire son détournement afin qu’il serve désormais à renforcer la cohésion des rangs et l’engagement des hommes autour d’un projet de conquête territoriale, son arrachement par conséquent à son sol natal qui est religieux et tourné modestement vers la conquête du silence pour le diriger cette fois vers la rumeur de la guerre, voilà ce qui l’a détraqué précocement, si je puis dire…

Po : En somme, il y aurait un double mouvement dans le texte. Un premier qui éloigne en écartant le grand nombre et en obtenant de lui le silence par la conversion de ses peurs et de ses attentes, ainsi que la soumission de sa volonté à la volonté supérieure d’un dieu à la puissance incontestée, et un second, en creux, qui attire vers ce que tu appelles la musique porteuse du récit. On retrouve ce schéma dans les pratiques des sociétés secrètes, elles-mêmes héritières de traditions comme celle de l’Egypte pharaonique : cette manière de faire du message visible une sorte de diversion qui permet d’éloigner le vulgaire tout en le calmant, afin que l’initié puisse accéder sans encombre et sans trouble au second message qui, lui, demeure non écrit. Mais en réservant par endroits, je suppose, des passages secrets afin que le vulgaire qui porte en son cœur la vocation puisse être attiré. Il est clair que cette conception, si elle était exposée à un large public, susciterait des objections… très bruyantes, n’est-ce pas !

Ph : Je n’en doute pas. Et c’est pour ça que je me réjouis d’être dans la chaleur de ce petit comité que nous formons et qui se donne le loisir d’explorer librement les chemins à mesure qu’ils se présentent. Ici, nous pouvons accueillir les objections et prendre plaisir à y répondre, tout en laissant loin de nous le vacarme. Mais avant de lui adresser des objections, à cette conception, il faudrait la laisser aller au bout d’elle-même. Or elle ne l’a pas encore fait… Je dis donc qu’il y a une musique par-delà le texte, une musique qui se laisse deviner à travers le silence obtenu par le texte, et je dis que cette musique est porteuse de récit. Je poursuis maintenant en indiquant que ce récit, parce qu’il est en gestation, n’est prisonnier d’aucun cadre. Il serait plutôt lui-même le cadre de toutes les ivresses en matière de récit…

Po : Comme réponse au péril du monde, l’islam n’aurait donc pas de récit à proposer, mais une invitation au récit…

Ph : Le récit qu’il propose est un récit qui se réserve, pour parler à la façon de Heidegger. Chaque récit particulier qui serait produit en essayant de l’atteindre ne parviendrait jamais à le déloger de sa gestation. De sorte que c’est indéfiniment qu’il s’offrirait aux tentatives d’interprétation, en cet endroit où le mot «interprétation» prend en français un sens à la fois herméneutique et musical : interpréter, c’est jouer !

Md : Forcément, puisque ce récit serait lui-même fils de la musique… De cette musique, dis-tu, que révèle le silence. Mais que faites-vous du récit existant, qu’ont filé à l’oreille de nos ancêtres des générations de pieux conteurs, avec ses personnages connus ? J’ai bien compris que la nature de la question qui nous dirige nous dicte en quelque sorte de faire preuve d’audace dans l’élaboration des hypothèses. Et elle nous met en effet à l’abri aussi bien des élucubrations douteuses que des postures psychologiques. Mais il me semble qu’on ne peut pas se contenter de faire comme si l’ancien récit n’existait pas.

Po : L’ancien récit est épuisé. Il a fait une longue route : il a besoin de dormir. Quand il aura eu sa ration de sommeil, qu’il aura secoué la torpeur de ses membres tout en promenant sur notre monde un regard nouveau, je ne doute pas que, de lui-même, il éprouvera le besoin de se réinventer.

Md : C’est bien possible, mais au moins il n’aura pas été jeté aux orties. Du reste, que dites-vous des autres récits anciens de la tradition abrahamique ? Faut-il qu’ils soient mis au lit également ?

Ph : Ce qui importe, ce n’est pas tant le sommeil que la capacité retrouvée de servir de foyer à une production poétique elle-même tournée vers la guérison du monde de sa mélancolie. Mais l’examen de la question des anciens récits en général peut être au menu de notre prochaine rencontre.

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