10e anniversaire de l’assassinat de Chokri Belaïd : Les plaideurs durcissent le ton

 

Déjà 10 ans, soit 3.650 jours, se sont écoulés sans que la vérité, toute la vérité sur l’auteur, le coauteur et le commanditaire de son assassinat ne soit révélée.

Le 6 février 2013, une date charnière qui restera gravée à jamais dans la mémoire et dans l’inconscient collectif de tous les Tunisiens. Ce jour-là, les Tunisiens, de toutes les chapelles, se sont réveillés au bon mauvais matin, sur des sentiments partagés de peur et de consternation. Ce n’était plus un fait divers de tous les jours. Ils venaient d’apprendre la triste et morose nouvelle de l’assassinat du leader de la gauche tunisienne, Chokri Belaïd, abattu par balles à bout portant au pied de son immeuble à El Menzah VI et victime d’un lâche acte d’assassinat. Les interrogations ne finissent plus de tarauder l’esprit des Tunisiens déjà ensorcelé par un paysage politique émaillé de scènes de pugilat politique relevant du jamais vu, du jamais entendu.

Qu’importe les extrapolations, le mal est fait. Chokri Belaïd n’est plus. Sa disparition subite et inopinée est celle d’un homme qui s’est démarqué par son verbe policé et sa posture redoutable, en tant que figure emblématique de la gauche tunisienne. A l’image des personnalités de renom dont la vie comme la mort fait couler de l’encre, l’assassinat de Chokri Belaïd continue d’alimenter de vives polémiques et de poser moult questions plus que des réponses.

Déjà 10 ans, soit 3.650 jours, se sont écoulés sans que la vérité, toute la vérité sur l’auteur, le coauteur et le commanditaire de son assassinat ne soit révélée ou éclatée.

10 ans en quête et reconquête d’une justice encore sans lendemain dans un dossier toujours fracassant pour les Tunisiens. Dix ans, encore ses sympathisants inflexibles  se rassemblent sans cesse ni répit, devant le siège du ministère de l’Intérieur pour crier à la vérité. Leurs rassemblements se comptent par centaines de fois. On parle de 500 manifestations de protestation, un chiffre grandissime, éminemment symbolique et instructif. Ils avaient pris coutume de brandir, à chaque rendez-vous, les mêmes slogans, les mêmes appels, demander des comptes au mouvement d’obédience islamique, Ennahdha.

Ghannouchi, toujours sur la sellette

La famille du martyr ainsi que les forces de l’opposition sont toujours unanimes à pointer du doigt Rached Ghannouchi, chef du mouvement Ennahdha, d’être directement impliqué à leurs yeux dans l’assassinat. Un élan de solidarité et un attachement indéfectible à la vérité n’ont pas hélas abouti jusqu’à présent à faire avancer l’affaire d’un iota. Le comité de défense en charge du suivi de l’assassinat de Belaïd et de Brahmi ne cesse de se prévaloir de faits, de batailler au moyen de preuves, de données et de documents pour faire secouer l’intime conviction d’un juge qui semble plutôt faire figure de fin trapéziste, maniant habilement et à sa guise le fastidieux moyen dilatoire. Lui aussi, son déni de justice, son silence assourdissant, son oreille sourde ont fait de lui un maillon « faible » tout comme un « complice avéré » selon la thèse du comité de défense. On l’accuse souvent de « vouloir sciemment dissimuler des documents sensibles, condamnant sans équivoque des personnalités de renom au sein de l’Etat ». Face à un procès interminable, à une procédure inépuisable, les plaideurs, le comité de défense, ont changé de stratégie, de tactique. L’heure est grave. Ils ont décidé de hausser la barre, de durcir le ton, s’adresser tout court à l’opinion publique internationale.

L’ombre de Belaïd traque les assassins à Genève

Depuis Genève, ville-monde où logent le siège du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, ONG et organisations internationales influentes, les plaideurs ont décidé d’entamer un deuxième round de leur bataille. Il s’agit d’une première étape qui sera suivie d’autres. Le comité envisage de porter sa juste cause aux portes de l’Hexagone, à Bruxelles et à New York, siège de l’ONU. S’abstenant de tout commentaire sur les détails de cette stratégie, Imen Guezzara, membre du comité de défense, a déclaré à l’agence TAP sur un ton confiant que « le comité s’apprête à affûter ses armes et prévoit à ce titre d’organiser une conférence de presse dans les quelques jours à venir. De nouveaux éléments, de nouveaux moyens seront révélés à l’opinion publique sur les péripéties de l’affaire de l’assassinat des leaders politiques, Belaid et Brahmi », a-t-elle fait savoir. Des propos confirmés par le bâtonnier des avocats, Hatem Meziou, lequel a annoncé à l’agence TAP qu’une conférence de presse sera organisée demain, mercredi, conjointement avec le comité de défense afin dévoiler les derniers développements liés l’affaire de l’assassinat de Chokri Belaïd, en attendant le verdict du tribunal.

« Le long et rude combat mené avec ferveur par le comité de défense ainsi que les sacrifices consentis par ses membres ont commencé à donner leurs fruits », a révélé le bâtonnier, ajoutant que patience et retenue sont encore de mise. « Nous sommes confiants en la capacité de la justice tunisienne à dire la vérité, à s’exprimer souverainement au-delà de tout soupçon sur l’identité des responsables impliqués, peu ou prou, dans l’affaire », a-t-il martelé.  De son côté, le président du Parti des patriotes démocrates unifié, Aymen Aloui, a rendu hommage au comité de défense chargé du suivi de l’affaire Belaïd et Brahmi, soulignant que le parcours du comité était ardu à entreprendre. « C’était un parcours de combattant émaillé de restrictions et d’embûches », a-t-il révélé. Pour lui, l’assassinat de Belaïd est sans nul doute un « crime perpétré par une organisation politique ». Cette tragédie n’est que « la  face visible de l’iceberg  derrière laquelle se profile un dossier plus sensible et compliqué, celui du terrorisme en Tunisie ».

Procès : le récit d’un verdict qui peine à tomber

A bien des égards, l’assassinat de Chokri Belaïd, il y a dix ans, était un évènement pas comme les autres. C’était une tragédie qui a bousculé la conscience des Tunisiens sur fond d’une crise politique sans précédent.

Face à la fronde populaire et au flot de réactions d’indignation, le chef du gouvernement de l’époque et dirigeant du mouvement Ennahda, Hamadi Jebali, a dû démissionner de ses fonctions avant d’être remplacé par Ali Laârayedh, un géniteur du mouvement et ministre de l’Intérieur au moment de l’assassinat. Des extrémistes liés à des organisations terroristes opérant dans le pays ont revendiqué l’assassinat de Chokri Belaïd et du député de l’opposition Mohamed Brahmi le 25 juillet 2013.

Début 2014, les autorités sécuritaires avaient annoncé avoir éliminé le tueur présumé Kamel Gadhgadhi ainsi que six autres terroristes dans un quartier populaire à Raoud à proximité de la capitale Tunis. A entendre la version du département de l’intérieur, Kamel Gadhgadhi et Abou Iyadh (chef de l’organisation terroriste Ansar al-Sharia) avaient planifié l’assassinat pour venger le meurtre de Mehrezia Ben Saad, épouse de Ridha Sabtaoui, membre au bras armé de l’organisation Ansar al-Charia, arrêté lors d’une opération spéciale des forces de sécurité. Inflexible et imprenable, le comité de défense est parvenu à dévoiler des informations «sensibles» sur l’existence d’une « chambre noire » au sein du ministère de l’Intérieur où sont dissimulés des documents condamnant Ennahdha et «son appareil secre», auquel ont fait porter la responsabilité des attentats terroristes et des assassinats politiques qui ont tragiquement secoué le pays. Toujours selon le récit du comité de défense, cet « appareil secret » avait pour mission de noyauter l’armée et les forces sécuritaires, de collecter des informations sur les journalistes, de former un système de sécurité parallèle et de polariser des juges. Bien plus, on lui reproche des relations présumées avec les «Frères musulmans» en Egypte et l’organisation interdite « Ansar al-Charia ». Les juges chargés d’examiner le procès n’ont pas été à l’abri des critiques acerbes et des accusations les plus virulentes. C’est ainsi que le comité avait porté plainte contre bon nombre d’entre eux. Griefs avancés à l’appui : dissimulation volontaire de pièces, documents et données afférents à l’affaire dans le dessein de faire obstacle au bon déroulement du procès. Etayant les arguments, le comité a pointé du doigt l’ancien procureur de la République Béchir Akremi d’avoir procédé à la suspension des écoutes téléphoniques légalement autorisées faisant révéler son implication dans des assassinats politiques. Le Conseil de l’ordre judiciaire de Tunisie, organe tutélaire en matière de discipline des magistrats, avait prononcé la suspension de Béchir Akremi de ses fonctions. Le président de la Cour de cassation, lui aussi, avait accusé Akremi d’avoir dissimulé des dossiers liés au terrorisme et d’avoir commis des « violations graves » entravant le déroulement régulier et normal des procédures judiciaires des dossiers de l’assassinat de Chokri Belaid et Mohamed Brahmi Le 6 mars 2019, la même cour a annoncé que « le dispositif des demandes soulevées par l’équipe de défense ainsi que les griefs portés contre le juge d’instruction sont bel et bien fondés, ordonnant à ce titre le réexamen de l’affaire et de l’instruction ». Le 31 décembre de la même année, une enquête a été ouverte dans le dossier dit « de l’appareil secret ». 16 personnes, dont des membres du mouvement Ennahdha, tels que Riadh Barouni, Kamel Aifi et Taher Boubahri ainsi que bien d’autres devaient répondre d’un flot d’accusations dans le cadre de cette affaire. Le 3 février 2020, le ministère public avait ouvert une nouvelle enquête sur la disparition de documents et de données liés au dossier de l’assassinat ainsi que sur le processus de dissimulation des pistolets ayant servi à l’assassinat de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi. Le 1er février 2023, le premier juge d’instruction du troisième bureau du tribunal de première instance de l’Ariana, en charge du dossier d’instruction de l’affaire de la « chambre noire « du ministère de l’Intérieur a auditionné l’ancien ministre de l’Intérieur et l’actuel ambassadeur de Tunisie en Arabie saoudite, Hichem Fourati. Le dossier de la «chambre noire» avait impliqué 11 accusés. Le juge d’instruction en charge du dossier avait auparavant émis deux mandats de dépôt contre respectivement le directeur de la lutte antiterroriste et l’ancien directeur de la conservation des documents à la Direction générale des services spécialisés du département de l’Intérieur.

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