Dialogues éphémères | Le péril du jour et la question des «Titans» ?

 

Par-delà le paysage familier de notre quotidien se dessine à l’horizon du monde un avenir incertain et inquiétant dont on peut reconnaître les signes… Doit-on alors, dans un langage imagé qui puise dans la mythologie grecque, parler d’un «retour des Titans» ? Et si le recours à cette métaphore comportait le risque que l’on se range du côté de la menace, non de ce qui la prévient… Quel est le vrai visage du péril qui guette ? Sur ces questions roule entre nos trois amis la discussion, dans le prolongement de ce qui s’est dit la semaine dernière.

Po : Vous vous souvenez bien sûr qu’au menu de notre discussion du jour, il y a la Théogonie d’Hésiode. Il ne s’agit pas d’en parler en érudit, puisque notre propos est de l’envisager du seul point de vue qui nous intéresse et qu’on peut préciser en rappelant la chose suivante, à savoir que l’existence poétique de l’homme d’aujourd’hui, celle par laquelle il peut espérer sauver le monde,  consiste à redonner du sens aux anciens récits. Le but est qu’il y ait à nouveau un récit du monde, un récit qui nous engage. Or ce nouveau récit ne passe plus par un mythe, à la manière dont les anciens peuples se racontaient à eux-mêmes la naissance du monde et l’instauration de son ordre divin ou de son harmonie. Il passe bien plutôt par un travail de reprise des anciens récits. Un travail de reprise dont nous avons dit qu’il doit entrer en résonance avec le récit de la Création…

Ph : Le nouveau récit du monde raconterait finalement comment les hommes des anciennes époques ont raconté le monde : comment ils l’ont mis en récit. Mais cette fois de telle sorte qu’il y ait entre les différents récits une relation symphonique…

Po : Une relation symphonique dont le récit de la Création issu de la tradition abrahamique nous sert de support parce que, malgré tous les procès qu’on a pu faire à cette tradition —et il nous est arrivé plus d’une fois d’être du côté des plaignants—, on ne peut nier qu’elle est celle qui porte en elle la capacité d’aller vers l’humanité, vers la diversité de l’humain, là où les autres traditions se contentent de trouver leur équilibre en elles-mêmes. C’est en considération de cette donnée de base que nous avons pu dire que le récit de la Création, le récit du Verbe donc, n’entretient une relation antagonique à l’égard des récits des peuples que pour pouvoir faire entendre sa voix. Et que faire entendre sa voix n’avait à son tour de sens que parce que cette voix est la seule capable de restituer ensuite à chaque récit sa place dans la symphonie. Sans cette voix, nous n’aurions que la cacophonie des mythes dans leur multiplicité. Et leur connaissance n’aurait plus pour nous d’autre intérêt que d’érudition.

Md : Or ce qu’il nous faut, c’est que ces mythes se remettent à nous parler, à nous faire vibrer de leurs sonorités. Mais avant de nous engager dans le vif du sujet, avant de pénétrer les terres mystérieuses du mythe d’Hésiode, je voudrais vous faire part d’une idée qui pourrait être utile… En me documentant sur le sujet ces derniers jours, j’ai eu entre les mains les textes de quelques mythes et, tout en lisant, je me demandais si le poète qui raconte la naissance du monde et l’établissement de son ordre n’est pas en même temps quelqu’un qui s’est livré aux parties les plus nocturnes de son imagination et qui nous décrit en quelque sorte, de manière allégorique, la sortie laborieuse de cette contrée obscure. Autrement dit, le récit qu’il nous donne de la naissance du monde serait le récit du voyage intérieur qu’il entreprend et qui le mène de la zone la plus étrange, ou la plus étrangère à la réalité humaine en lui-même, à la zone la plus familière, en laquelle il rejoint enfin les conditions de la vie sereine en compagnie de ses semblables. Je fais cette remarque, non pas du tout pour céder à un psychologisme qui dépouillerait le mythe de toute valeur de vérité, en ce sens que le monde dont il nous ferait le récit ne serait que l’image inversée de l’intériorité du poète, mais pour appuyer une hypothèse que j’ai présentée la semaine dernière, hypothèse selon laquelle le récit du mythe ne nous ouvre sur le monde que dans la mesure où il fait de ce monde le monde d’une langue…

Ph : Oui, tu reprenais la thèse de Wilhelm von Humboldt. Puisque ce linguiste allemand soutient qu’il n’existe pas de monde dans l’absolu, mais seulement un monde enfanté pour ainsi dire par la langue. Ce qui signifie que sans l’élément de la langue, nous serions livrés à une succession d’événements qui ne feraient pas monde…

Md : Oui, c’est une hypothèse qui ne manque pas d’audace, et dont le corollaire est que la destruction des langues et leur remplacement par l’idiome scientifique uniformisé entraîne une fin du monde et son remplacement par le gouffre d’un univers où il n’y a ni haut ni bas, ni centre ni périphérie, ni début ni fin, et où l’histoire de l’homme est elle-même vouée au néant. Mais ce qui m’importe ici, c’est que le monde dont nous parle le mythe est toujours le monde d’une langue. Et j’ajouterais à présent : il est le monde d’un poète. D’un poète en tant que son récit constitue l’acte fondateur de la langue…

Po : Comment ça ?

Md : Bien sûr, le poète dispose au départ d’une langue et il va puiser dans ses ressources pour construire son récit mais, en réalité, c’est bien par son récit que les mots et les règles grammaticales trouvent la consécration d’un usage de référence. De sorte que, une fois le récit entré dans la vie culturelle du peuple, il devient ce par quoi on vérifie la justesse ou la pertinence de telle ou telle utilisation de la langue. A la faveur du récit, le poète a opéré une refonte de la langue, grâce à quoi le bon usage reçoit ses normes. Or comment cette opération de refonte a-t-elle eu lieu ? Par ce voyage intérieur que le poète est capable d’entreprendre. Parce que lui seul a la force de se transporter dans les régions les plus inhospitalières de son imagination, là où le monde n’est que vacuité, abyssale vacuité, pour ensuite entamer la longue et périlleuse remontée qui, à mesure qu’il avance, lui déploie les figures rêvées de l’éclosion du monde comme autant d’étapes.

Po : Ce qui voudrait dire encore que les dieux, les génies ou les muses qui inspirent au poète son récit sont eux-mêmes des créations de son imagination. Ils représentent une composante de son monde. C’est ce que suggère le texte d’Hésiode, puisqu’il nous parle de la naissance des dieux.

Md : Les créatures divines ont un double statut : d’un côté elles sont en effet une création de l’imagination du poète, d’un autre côté elles représentent ce par quoi le récit n’est pas n’importe quel récit. Car c’est parce qu’il est inspiré par elles qu’il accède au rôle de récit fondateur d’une langue et d’un monde… Elles figurent à la fois parmi les acteurs de la pièce et parmi ses concepteurs. C’est du moins mon sentiment et j’ai bien conscience qu’il y a en effet une difficulté logique sur ce point. Car comment des créatures issues de l’imagination du poète, enfantées par son travail, peuvent-elle revêtir le pouvoir et l’autorité de conférer au récit son statut éminent de récit fondateur ? Par quelle insurrection ?

Ph : C’est sans doute là, autour de cette difficulté, que se laisse entrevoir la dimension de révélation que représente tout acte d’imagination lorsqu’il va au-delà des limites possibles et qu’il entraîne le poète dans les territoires obscurs dont il était question tantôt. Nous avons eu l’occasion de le dire, du reste : lorsque le poète va puiser dans ses ultimes profondeurs pour raconter son récit, alors quelque chose ou quelqu’un est là pour lui en susurrer les mots. Bien sûr, cette présence nous pose question et nous nous demandons à nouveau ce qui peut constituer la différence entre un récit de la tradition abrahamique inspiré par le Verbe et, d’un autre côté, un récit de la tradition des peuples, dont la production par l’imagination du poète n’exclut pas, mais au contraire présage à son chevet une présence tierce en tant que puissance inspiratrice.

Po : Oui, on est bien en droit de se demander pourquoi la présence divine ouvre dans un cas le récit sur le monde et, dans un autre, se contente d’inspirer un monde qui demeure prisonnier du cadre de la langue qu’utilise et que consacre le poète. Mais c’est justement ce que l’examen de l’exemple du mythe d’Hésiode pourrait nous aider à élucider. C’est pourquoi je suggère qu’on entame sans plus tarder le résumé du récit, comme nous nous étions promis de le faire lors de nos précédentes rencontres.

Md : C’est un fait que le Dieu de la tradition abrahamique a survécu et s’est même révélé au vaste monde à la faveur du passage de son récit de la langue hébraïque des premiers âges à la diversité des langues humaines – l’araméen, le grec, le latin, l’arabe et la liste s’allonge. Tandis que les dieux de l’Olympe se sont éclipsés avec la fin du monde grec, avec la fin du monde où l’on parlait grec… Même si l’islam présente au sein de la tradition abrahamique un cas particulier, car il a instauré avec la langue arabe une relation de nature à susciter des questions au sujet d’un certain retour au modèle grec, mais ce n’est pas notre sujet.

Po : Oui, c’est vrai que le cas de l’islam est celui d’une tradition qui, tout en se réclamant de cette ouverture au monde, revendique une attache à la langue arabe comme à quelque chose de vital. De sorte que parler une langue autre que l’arabe est secrètement perçu par le musulman ordinaire, dans nos contrées du moins, comme un début d’apostasie, ou disons une pente qui y mène. Et que, à l’inverse, parler l’arabe avec éloquence revêt la valeur d’un acte de piété. Mais ce retour au modèle grec, au modèle païen en général, qui enracine le récit dans une langue, parce que justement il fait du récit l’acte fondateur ou refondateur de la langue, nous ne devons pas oublier qu’il s’inscrit dans une structure plus complexe, comme nous l’avons relevé une fois quand nous avons fait l’hypothèse d’une religion à deux étages : un étage dont le souci est d’organiser une communauté de telle sorte qu’elle réponde à l’exigence du silence et un autre étage qui, à partir de l’état de silence, laisse advenir le chant… Vous vous souvenez peut-être que nous avons évoqué ces considérations, en précisant que c’est dans l’élément du chant, désormais audible, que le récit pouvait désormais prendre naissance. Ou plutôt que le récit pouvait «s’enchanter», prendre la forme du chant, à la faveur du silence obtenu grâce à l’action du premier étage. Et ce récit, disions-nous, n’était pas nécessairement, et à vrai dire pas du tout de ceux qu’on trouve dans le Coran : c’est le récit nouveau qu’inspirera la majesté du silence et qui, lui, servira de guide. Une pareille hypothèse, qui n’a peut-être pas le soutien des autorités théologiques compétentes, est pourtant ce qui dégage à l’islam une voie éminemment moderne. A condition bien sûr que le moteur du premier étage soit révisé de manière à retrouver sa capacité à créer du silence au sein de la communauté, dans les conditions nouvelles de l’époque… Mais voilà maintenant que c’est moi qui m’éloigne de notre sujet.

Ph : Notre sujet, oui, c’est le récit d’Hésiode pour voir de quelle manière il peut entrer dans la danse de la symphonie de la Création. Mais, pardon de le rappeler, il y en avait un autre, lié au premier et néanmoins indépendant, qui se rapporte au thème de la vie éternelle… Puisque notre discussion nous avait menés sur cette rive.

Md : Ce thème venait en réalité de la remarque que j’avais formulée au sujet des Titans, qui représentent dans le texte d’Hésiode les puissances adverses des dieux, qui agissent dans le sens d’un retour du désordre cosmique, d’un retour du chaos. Nous sommes finalement passés un peu vite sur l’idée, bien qu’elle me paraisse assez essentielle. La question de la vie éternelle est venue dans le prolongement d’une opposition que j’ai présentée entre, d’un côté, un récit qui instaure un ordre divin et, d’un autre côté, un récit qui nous projette dans l’œuvre de la Création. Je dis que le récit nous «projette», parce que c’est par notre existence même que nous lisons. Quand il s’agit du récit du Verbe avec un grand V, l’acte d’exister est lui-même lecture. Lire, c’est d’abord exister et, seulement ensuite, feuilleter le livre et parcourir ses lignes – fût-il saint. C’est d’ailleurs pour cette raison que le récit de la Création n’est tributaire d’aucune langue. Car exister, être au monde, ne se décline en aucune langue particulière, si ce n’est peut-être celle de la plus primitive : le souffle. Mais le souffle peut se muer en chant. Il peut aussi devenir musique dans l’instrument : l’instrument à vent.

Ph : D’où peut-être le fait que le théâtre n’a pas de place dans les cultures relevant de la tradition abrahamique. Car là où l’existence elle-même est déjà jeu d’acteur, c’est-à-dire dans le même mouvement prise de connaissance du récit et représentation de son propre rôle sur la scène de la Création, à quoi rime de se transporter sur la scène d’une autre pièce ? C’est de la désertion. Je dis ça en repensant aux critiques véhémentes d’un Tertullien contre la coutume des représentations théâtrales qui avait cours à Carthage et ailleurs… C’était nouveau à l’époque romaine, ces attaques.

Md : Ma remarque concernant la différence entre les deux formes de récit est venue en réponse à la mention des Titans dont j’étais moi-même l’auteur et par laquelle j’entendais illustrer la situation de péril que nous vivons, avec notamment le réveil des guerres et l’incertitude de l’avenir. Mais je me suis rendu compte l’instant d’après que le recours à l’image des Titans pour qualifier cette situation n’était peut-être pas approprié. Parce qu’avec les Titans nous nous trouvons dans la configuration d’un monde qui lutte pour le maintien de son ordre (à travers la puissance des dieux), et qui sollicite l’homme en vue de cette même tâche. Alors que, héritiers de la tradition abrahamique, nous ne sommes plus les gardiens d’un ordre. Notre rôle n’est plus d’instaurer un ordre quelconque au monde ou dans le monde : il est à la fois plus modeste et plus ambitieux. Plus modeste parce qu’il nous suffit de défendre l’existence du monde, fût-il accablé de désordres. Et plus ambitieux, parce que nous voulons prendre part à l’événement du monde comme à une fête, et que nous ne concevons pas la défense de l’existence du monde autrement que sous cette forme festive. Or ce qui, à partir de là, représente la menace, c’est que nous tombions dans une forme d’existence qui se rend entièrement étrangère à toute célébration du monde et pour laquelle cette célébration devient elle-même quelque chose d’incompréhensible et d’inopportun. C’est le règne de l’affairement blasé dans la quotidienneté. Et c’est ce qui crée les conditions de la solitude dans nos sociétés modernes, dont les pathologies mentales, en nombre croissant, sont un signe révélateur et annonciateur.

Po : Oui, c’est vrai que nous avons utilisé le langage ancien des défenseurs de l’ordre : un langage cher cependant à tous les conservateurs et à tous les esprits autoritaristes de nos époques tardives. Nous avons, sans y prendre garde, pactisé avec une forme de pensée qui, au nom de la lutte contre le désordre, scelle l’ordre de cette existence qui se rend étrangère à la célébration, comme tu dis. Je m’en rends compte à présent : ce qui s’affiche comme un combat héroïque contre le retour des Titans fait partie en réalité de la menace, et non de la réponse à celle-ci. C’est d’ailleurs l’une des grandes impostures qu’il nous est donné de dénoncer de nos jours. Le seul fait de recourir à l’image du Titan pour nommer la menace est en quelque sorte une manière de baliser le terrain à sa venue.

Ph : Mais alors il nous faudrait redéfinir la forme de lutte qui nous incombe, en prenant soin cette fois de bien empêcher toute possibilité d’amalgame avec les fausses réponses qui nous égarent en nous poussant à agir en faveur de la menace, non contre elle.

Po : Voilà qui nous ramène de nouveau à notre projet initial. Si tant est que la célébration du monde, qui est la vraie réponse, passe par le retour aux anciens récits afin de les remettre en chant dans la «symphonie». Ou disons que c’est la piste qu’on avait déjà envisagé d’explorer, en se proposant de le faire à travers l’exemple de la Théogonie d’Hésiode.

Md : J’imagine que ce n’est pas la seule manière de le faire. Mais en réveillant les morts afin qu’ils chantent avec nous, nous mettons toutes les chances de notre côté. Allons-y donc pour l’examen de ce mythe…

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