Dialogues éphémères | La figure d’une ruse : le diable !

 

Fidèles à leur coutume du vagabondage, nos trois amis s’aventurent cette fois du côté de ce que nous appelons le «diable», mais qui prend dans les autres cultures des formes très diverses… C’est que l’expérience du diable n’est malheureuse et dangereuse que pour autant qu’elle est subie. Il est utile de la reconsidérer comme le moyen que se donne l’homme de triompher face à ce qui entrave sa joie. Comme une façon de donner un visage à son ennemi invisible pour mieux le terrasser… Mais attention, seule la ruse vient à bout de la ruse.

Md : Il est bien entendu que, de semaine en semaine, nous suivons le fil d’une investigation qui porte sur les récits en général et sur les récits des commencements en particulier. Parce que, en cette époque qui a désappris le récit, et qui a donc cessé de créer du récit comme remède à l’effondrement, il nous faut rallumer la flamme de ce savoir-faire. C’est pour cette raison que nous partons en exploration des anciens récits, à la recherche de cet élément symphonique qu’ils recèlent et dont la découverte pourrait réveiller à son tour les autres récits du monde dans une sorte de ce que nous pouvons concevoir comme une vaste célébration du monde… Telle est, je crois, la tâche que nous nous sommes assignés, ou plutôt qui s’est imposée à nous au fur et à mesure que nous avancions dans nos rencontres. Je fais ce rappel parce que nos précédentes discussions ont suscité en moi une interrogation dont je crains qu’elle nous éloigne de notre sujet, mais dont je pense en même temps qu’elle porte sur quelque chose qui n’a rien de secondaire ou de marginal.

Ph : De quoi s’agit-il ?

Md : Du diable ! De la place qu’il a ou qu’il n’a pas dans les anciens récits. Ou des différentes figures qu’il peut revêtir. Et, enfin, du rôle qu’il peut jouer dans l’acte final de la célébration du monde.

Po : Dans l’acte final de la célébration ? Quel rôle pourrait-il jouer ?

Md : La défaite du diable est l’autre nom de la célébration. Toute joie triomphante et irradiante porte en elle la marque de cette défaite : en célébrant le monde, elle fête aussi et par le même mouvement la débâcle du diable… Le rôle du diable dans la célébration est donc de livrer la nouvelle de sa capitulation.

Ph : Dans la Bible, le diable apparaît d’abord sous la forme du serpent, dont le texte dit qu’il était l’animal le plus rusé. La ruse est l’attribut du diable. Ce qui ne veut pas dire que la ruse est nécessairement diabolique. Le croire serait commettre une grave injustice envers un personnage comme Ulysse, qui était lui-même le héros rusé par excellence. Mais ce serait surtout ignorer qu’on ne défait la ruse du diable que par une contre-ruse. Ce qui veut donc dire que le triomphe de la célébration —qui est célébration de l’ange de lumière et célébration de la vie— est non seulement un triomphe qui a fait une place à la ruse dans son combat contre le diable, mais en un sens un triomphe de la ruse : car jamais la ruse n’est autant elle-même que lorsqu’elle fait face à une autre ruse, et jamais elle n’est aussi triomphante que lorsque c’est à une ruse extrêmement redoutable qu’elle a affaire. Or il n’y a pas plus redoutable que la ruse du diable : elle se loge toujours dans les angles morts de nos coutumes de pensée.

Md : En ce sens, toute action qui se présente comme tournée contre l’existence du mal dans le monde et qui serait dénuée de ruse aurait toutes les chances d’être vouée à l’échec. Voire de n’être qu’une manifestation de la ruse du diable lui-même. Et on sait à quel point peuvent être diaboliques certaines croisades contre le diable, y compris bien sûr dans nos contrées.

Po : Ainsi, la victoire de l’homme sur Satan serait d’après vous une victoire de la ruse de l’homme contre la ruse de Satan… Une victoire contre Satan sur son propre terrain, par conséquent. Mais cette affirmation va à l’encontre d’une conception assez dominante qu’on trouve en particulier dans le christianisme. On lit dans les évangiles cette formule assez connue : «Heureux les simples d’esprit, car le royaume des Cieux leur appartient»… Et je repense en même temps à Dostoïevski, qui a fait de la figure de l’idiot l’emblème du salut par la foi. Or qu’est-ce que le salut par la foi si ce n’est une libération des griffes du diable ? L’idiot, c’est celui qui avance dans la vie sans ruse. C’est l’ingénu qui ne se croit pas obligé de manigancer, d’ourdir des stratagèmes pour parvenir à ses fins.

Ph : On retrouve cette difficulté en islam et, je suppose, dans le judaïsme également. Je pense en particulier à certains passages du prophète Isaïe. Mais je me demande s’il ne faut pas considérer que cet avantage reconnu au simple d’esprit n’est pas quand même une spécialité du christianisme. Parce que c’est dans le christianisme qu’on trouve affirmée cette idée que le «royaume de Dieu» est déjà là. Dieu est descendu parmi les hommes, il s’est fait chair en la personne de Jésus et il a souffert la condition humaine jusque sur la croix et dans la mort. Il a pris sur lui l’ancienne malédiction qui s’est abattue sur l’homme suite au péché à cause duquel ce dernier a quitté le paradis…

Po : Et donc ?

Ph : Et donc le règne de Satan est terminé. Quand Jésus chasse les démons, ils vont d’eux-mêmes se jeter dans la mer. Le récit chrétien en ce qui concerne le diable raconte que la carrière de celui-ci a été achevée du jour au Dieu a fait irruption dans la vie de l’homme. En se faisant lui-même homme.

Md : Et pourtant le mal est toujours là : que répond le chrétien à cette évidence ?

Ph : Je crois que sa réponse est que le diable n’a d’existence sur terre que dans la mesure où nous n’avons pas reçu la «bonne nouvelle» de la venue parmi nous de Dieu. Nous ne l’avons pas reçue parce que nous sommes durs d’oreille, ou que nous refusons de prêter l’oreille. C’est le refus de recevoir la nouvelle qui fait que nous ramenons dans notre vie la présence et la puissance du diable. Notre obstination à ne pas écouter est ce qui donne une réalité à quelque chose qui n’en a pas.

Md : Mais est-ce que ce ne serait pas une formidable machination de la part du diable de faire croire que son règne a pris fin ? On peut bien sûr considérer que la croyance en une fin de règne du diable est quelque chose qui a contribué à libérer les esprits d’une hantise qui les paralysait. La psychologie de l’homme occidental, en tant qu’héritier de la religion chrétienne, est en effet celle d’un individu qui s’est affranchi de la peur du diable. On pourrait expliquer à partir de là l’audace de sa conduite quand il se met à explorer, d’abord les continents et les contrées les plus lointaines, puis la matière dans ses particules les plus infimes, puis l’espace avec ses télescopes et ses fusées, et qu’il se comporte chaque fois en conquérant qui défie l’inconnu. Mais on observe en même temps de quelle façon ce même homme affranchi de la peur du diable se trouve livré à la loi de ses propres pulsions et de sa volonté de domination du réel, impuissant face au vertige de son propre arbitraire et voué à une forme de désespoir malgré toutes ses conquêtes : à croire donc que le diable s’est joué de lui derrière le voile de sa propre disparition.

Ph : L’homme moderne pourra, c’est vrai, apporter des explications très rationnelles à ce qui lui arrive. Il pourra même nous dire d’où vient la croyance au diable parmi les anciens peuples et pourquoi elle persiste dans certains milieux et chez certains individus de nos jours. Et ses explications auront parfois une pertinence incontestable. Mais il sera peut-être passé à côté de l’essentiel, précisément parce qu’il se sera rendu étranger au monde du récit. En réalité, il s’agit de savoir si l’homme moderne que nous sommes n’est pas un homme qui a perdu la capacité de comprendre parce qu’il a perdu la capacité de produire des récits et de jouer avec leur sens. Quand il s’agit du mystère de l’homme, sa capacité d’expliquer est à la mesure de son incapacité de comprendre.

Md : L’homme moderne ne se contente pas d’évacuer la réalité du diable. Son monde est aussi un monde sans Dieu. Et d’ailleurs, on peut se demander s’il n’y a pas un lien entre les deux «expulsions». En ce sens qu’à partir du moment où on considère qu’il n’y a pas de diable, on peut se croire obligé d’imputer à Dieu lui-même la paternité du mal dans le monde : les victimes innocentes des catastrophes naturelles et des guerres, la perpétuation de l’injustice dans la vie des hommes à travers la domination insolente d’une classe de puissants, etc… Cette accusation se mue en procès, auquel Dieu ne se présente pas à la barre : d’où on conclut qu’Il n’existe pas.

Ph : Je pense que «l’expulsion», comme tu dis, survient plus tôt : elle survient dès le moment où l’homme cherche au mal une origine comme on cherche une cause à un effet. Pour le savant qui n’a affaire qu’à des phénomènes physiques, ce qu’on désigne par le mot «Dieu» n’a pas de sens. Tout au plus peut-il concevoir l’hypothèse d’un «premier moteur». Mais Dieu n’est pas un premier moteur. Pas davantage un architecte… Puis l’expulsion est redoublée quand, à partir d’une réduction de la Création à un tissu de causes et d’effets, l’homme prétend s’établir en juge et distribuer les mérites et les démérites en convoquant à son tribunal des prévenus sans mettre de limites à sa zone et à ses compétences de juridiction. L’alliance entre le savant et le juge, enfin, exprime un rejet a priori de Dieu : un rejet qui n’attend pas le prononcé du jugement pour s’exercer. Son arrogance et son indigence se sont déjà chargés de l’affaire, pour ainsi dire !

Md : Certes… Mais une question se pose : est-ce que le christianisme, qui a donné son congé au diable, n’a pas rendu inéluctable l’évolution que nous observons en Occident ? Autrement dit : est-ce que la croyance en un affranchissement de la présence du diable dans le monde n’est pas un piège du diable lui-même dans lequel tombe le christianisme ? Et, enfin, est-ce que l’islam ne vient pas justement rétablir la réalité du diable pour redonner à l’homme le moyen de déjouer le piège que nous tend ce dernier à travers l’idée même de son inexistence ?

Po : Le rejet du diable par l’Occident vient sans doute aussi du fait que la Grèce ancienne ne faisait pas de place à ce personnage. Comme on l’a vu la semaine dernière, il y a quelque chose comme une chute de l’homme, puisqu’il y a un âge d’or dont nous parle Hésiode dans ses Travaux et les Jours, et que cet âge est à jamais perdu. Mais cette perte ne résulte d’aucune faute qui aurait été provoquée par un être maléfique et en laquelle l’homme aurait été entraîné… De plus, comme on a eu l’occasion de le relever au début de nos rencontres, la culture tragique qui a prévalu chez les Grecs a insisté sur la nécessité pour le héros de porter seul le poids de la faute, même quand cette faute pouvait être rattachée à un arrêt du destin.

Ph : En fait, le mythe de Pandore et de Prométhée suggère qu’il y a bien une faute à cause de laquelle l’homme passe d’une vie sans souffrance à une vie pleine d’épreuves et de tribulations, mais cette faute —le vol du feu— est celle de Prométhée bien plus que celle des hommes. Pourtant, ces derniers vont en subir les effets. Voilà donc quelque chose qui conforte ce que tu dis : les germes de la conduite héroïque sont là. Et c’est vrai, d’autre part, qu’à partir de la Renaissance, l’Occident chrétien se met à subir l’influence de la Grèce. Y compris dans ce que la Grèce a produit dans les époques les plus tardives. Comme le stoïcisme. Or là, avec la conception stoïcienne de l’homme et du cosmos, l’absence du diable est encore plus manifeste. On a ainsi deux sources distinctes qui expliquent l’expulsion du diable de la pensée occidentale. Ces deux sources s’additionnent, mais je pense qu’elles s’occultent aussi l’une l’autre.

Po : Comment ça ?

Ph : Du point de vue des Grecs, le diable est une figure étrangère. Le mot même de «daïmon», en leur langue, a une tout autre signification que celle du français «démon», qui pourtant en est issu. Il n’a pas de lien particulier avec le mal. Tandis que, côté chrétien, on hérite d’une tradition qui fait de Satan l’ange qui cherche à détruire l’alliance entre Dieu et l’homme… Alors Jésus, en un geste symbolique, chasse les démons. Ils n’ont désormais plus leur place. Mais on a vu que ceux qui refusent d’accueillir la parole redonnent pour ainsi dire une nouvelle vie au diable…

Po : Est-ce qu’il faut comprendre que, du point de vue chrétien, il y a dans la relation au diable un avant et un après la venue de Jésus, où l’homme passe d’un état dans lequel il y a un diable dans le monde à un état où il n’y a plus de diable mais où l’homme, par ses paroles et par ses actes, fait que le diable est à nouveau parmi nous ?

Ph : Oui, je pense qu’on peut dire les choses de cette façon. Et donc on voit bien que la néantisation chrétienne du diable n’a rien à voir avec le néant grec du diable. Or un scénario plausible qu’on peut imaginer, c’est que l’homme occidental, en faisant retraite vers la représentation grecque des choses, à savoir celle d’un monde sans diable, se laisse glisser à son insu dans ce second état dont je vous parle : celui où l’homme se fait le réinventeur du diable.

Md : Mais ça reste le point de vue chrétien : un point de vue selon lequel tout homme qui n’a pas reçu en son cœur la parole de Jésus comme parole de Dieu, comme parole de Dieu ayant accompli cette descente dans la condition mortelle de l’homme, est un homme qui réveille le diable de sa mort déclarée. Je note à ce propos que l’islam, en tant que religion postérieure au christianisme, est visé par cette accusation, puisqu’il ne voit pas dans la parole de Jésus une parole qui serait celle de Dieu lui-même : une parole de Dieu «faite chair», comme disent les chrétiens.

Ph : En effet, l’islam n’échappe pas à cette accusation. Mais il répond par une autre accusation, selon laquelle déclarer la fin de règne du diable, c’est lui ouvrir grand l’espace de son action. Et c’est pourquoi il prend le parti de bâtir son discours sur la mise en garde contre le pouvoir du diable.

Md : Divergences de stratèges, en quelque sorte. Mais on vient de voir que le christianisme ne se contente pas de dire que le diable n’existe plus. Il dit aussi que celui qui refuse de recevoir la parole de Jésus réinvente le diable et le réintroduit dans la marche du monde.

Ph : Oui, il y a une part de malentendu dans cette divergence.

Md : La raison pour laquelle je voulais qu’on aborde aujourd’hui le thème du diable, alors qu’il ne figurait pas a priori au menu de nos discussions, c’est qu’il me semble qu’il existe dans le monde et parmi les différentes cultures des peuples une diversité de figures du diable. La tradition monothéiste nous en présente une version particulière, qui est déterminée par le donné de base qui est l’alliance entre Dieu —le Dieu unique— et l’homme. Mais d’autres versions existent et je suis d’avis que même les Grecs n’en sont pas dépourvues : qu’est-ce qui fait que le héros tombe dans ce qu’ils appellent l’hybris ? Est-ce que le reflux de ses lointaines origines communes avec les Titans ne peut pas être considéré comme une manifestation d’une entité maléfique ? En tout cas, quand on regarde du côté des anciens Iraniens, avec leur dieu mauvais —Ahriman—, ou les anciens Egyptiens, avec les figures de Seth ou d’Apophis, on se convainc que le diable n’est pas du tout absent des cultures païennes. Or ce qui s’est dit aujourd’hui, dans la présente discussion, me fait penser que l’islam est une religion qui est intervenue pour corriger ce qui apparaissait sans doute comme des errements du christianisme : quelle imprudence, pensait-on, de déclarer que le règne du diable a pris fin ? En un sens, l’existence du diable est elle-même une ruse dont il est dangereux de vouloir se passer…

Po : L’existence du diable, une ruse ? Le diable qui est le maître-artisan en matière de ruses, son existence elle-même serait l’objet d’une ruse ? Voilà qui se complique un petit peu…

Ph : A partir du moment où on admet avec Augustin que le mal n’est pas une substance, mais qu’il nomme le fait pour l’homme de se détourner de Dieu, devient inévitable la pensée selon laquelle le diable lui-même ait pu être une invention : une fiction utile, ou jugée telle. Jusqu’au jour où on juge au contraire que cette fiction n’est pas si utile, et qu’il se pourrait même qu’elle empêche que s’accomplisse dans toute sa vérité l’alliance entre Dieu et l’homme…

Po : Qu’est-ce qui fait qu’on jugera tantôt que c’est une fiction utile, et tantôt que c’est une fiction inutile, ou plutôt malheureuse ?

Ph : Est-ce qu’il est possible d’apporter ici une réponse exhaustive à cette question ? Pas sûr ! Mais je veux bien réfléchir à la chose pour tenter au moins une esquisse…

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