Transplantation d’organes : La réticence, toujours de mise

Entre 50 et 100 opérations de transplantation de rein sont réalisées par an, un chiffre dérisoire par rapport aux 1.600 patients figurant sur la liste d’attente d’une greffe d’un rein, la plupart du temps, à partir d’un donneur vivant

Considérée parmi les éminentes avancées thérapeutiques de la médecine moderne, à la faveur d’une incontestable contribution à la réhabilitation des patients et à son rôle dans la préservation de vies humaines, la transplantation d’organes n’en demeure pas mois une discipline qui interpelle sur des considérations d’ordre éthique.
Deux évènements majeurs ont marqué la sphère de la médecine en Tunisie durant la période écoulée. D’abord, il y a eu la réussite de 5 transplantations d’organes en l’espace de quelques mois (trois transplantations de cœur, une transplantation de rein et une transplantation de foie), prouesses thérapeutiques réalisées par les équipes médicales de transplantation d’organes aux hôpitaux de la Rabta (Tunis), de Charles Nicolle (Tunis), de Mongi Slim (La Marsa) et de Habib Bourguiba à Sfax.
Ensuite, intervient « l’affaire» de prélèvement des deux cornées sur une personne décédée, un homme de 34 ans, qui avait succombé à une crise cardiaque, suite à quoi, son corps a été transporté à la morgue de l’hôpital Charles Nicolle de Tunis pour autopsie. Venant récupérer son corps, la famille du défunt découvre que ses yeux étaient recousus, le médecin légiste ayant récupéré ses cornées, sans informer sa famille.
Et si la polémique qui a résulté de cette affaire n’avait aucunement remis en doute, auprès de l’opinion publique, l’aspect salvateur de la transplantation d’organes, il s’en est suivi cependant la relance d’un débat, jamais abouti, sur les considérations d’ordre éthique qui devraient demeurer le paradigme central qui commande à l’action de tout geste de prélèvement ou de transplantation.
En Tunisie, la loi n° 91-22 du 25 mars 1991 relative au prélèvement et à la greffe d’organes humains a défini le cadre général de cette activité. Elle a mis l’accent sur trois aspects essentiels: le prélèvement d’organes sur donneur vivant, le prélèvement d’organes sur donneur cadavérique et l’organisation du prélèvement et des greffes.

«Donneur» sur la carte d’identité nationale
Le Centre national pour la promotion de la transplantation d’organes (Cnpto) assure la gestion de la liste nationale des patients en attente de greffe, la répartition des greffons et l’élaboration des règles de bonne pratique des prélèvements et des transplantations. Cet établissement donne également un avis favorable ou défavorable concernant l’autorisation des établissements pour réaliser les prélèvements et/ou les transplantations.
Dans un entretien avec la TAP, Dr Gargah, président du Centre national pour la promotion de la transplantation d’organes (Cnpto), explique que le législateur tunisien a opté pour la mention «donneur» sur la carte nationale d’identité, une disposition ayant l’avantage d’éviter un formalisme excessif et qui s’accommode avec la rapidité du prélèvement, gage de réussite de la greffe.
Cependant, si la qualité «donneur» ne figure pas sur sa carte d’identité et au cas où l’intéressé n’aurait pas fait connaître, de son vivant, son refus, par l’inscription sur un registre national prévu à cet effet d’un tel prélèvement, il reste supposé donneur présumé, ajoute Dr. Gargah qui prend appui sur un texte de loi qui a explicité toutes les dispositions précitées.
Conformément à l’article 3 de la loi numéro 91-22 du 25 mars 1991: «des prélèvements peuvent être effectués à des fins thérapeutiques ou scientifiques sur le cadavre d’une personne à condition qu’elle n’ait pas fait connaître de son vivant son refus à un tel prélèvement et qu’après son décès, le refus d’un tel prélèvement n’ait pas été opposé par l’une des personnes suivantes, jouissant de leur pleine capacité juridique et dans l’ordre ci-après : Les enfants, le père, la mère, le conjoint, les frères et sœurs, le tuteur légal».
Se voulant rassurant, Dr Gargah indique qu’avant de procéder à un prélèvement sur un cadavre, le médecin auquel incombe la responsabilité de ce prélèvement doit s’assurer auprès de la direction de l’établissement hospitalier que le défunt, de son vivant, ou l’une des personnes citées ci-dessus après son décès, ne s’y sont pas opposés.
Aussi, procède-t-on, à des prélèvements d’organes sur des personnes en état de mort cérébrale, un mode de transplantation qui interpelle sur des considérations à la fois éthiques et juridiques et dont les critères scientifiques ne devraient souffrir aucune ambiguïté, ni clinique ni biologique, selon les experts interrogés.
Zouheir Jerbi, ancien Professeur hospitalo-universitaire en réanimation et membre actuel du Comité national d’éthique médicale (Cnem), explique, dans un entretien avec la TAP, que « la mort cérébrale se définit par l’arrêt de la perfusion cérébrale, qui entraîne au bout de quelques heures, la disparition de toutes les fonctions cérébrales puis la destruction irréversible du cerveau».
Selon l’article 15 de la loi 1991, la mort est constatée par deux médecins hospitaliers qui ne font pas partie de l’équipe qui effectuera le prélèvement et la greffe. Les deux médecins procèdent au constat de la mort en établissant un procès-verbal, signé en précisant la date, l’heure, la cause et les moyens de constations du décès».
Partant de cet état de fait, Pr Jerbi avait tenté, dans une conférence antérieure dédiée à la question, de décortiquer l’essentiel d’une discipline tiraillée entre deux principes qu’il disait «inconciliables»: « le principe d’autonomie et celui du plus grand nombre».
Il explique que le principe d’autonomie est basé sur la dignité et l’inviolabilité de la personne. De l’autre côté, le principe de l’intérêt du plus grand nombre est basé sur le fait que servir le bien commun est plus bénéfique pour la société que l’intérêt d’une personne.
«Peu importe l’organe ou les tissus prélevés pour transplantation, les impératifs éthiques sont de mise en Tunisie et impliquent le respect du corps humain, le respect de la liberté de décision, l’anonymat et la gratuité, le droit à la sécurité relative à la transplantation, affirme Pr Hend Bouecha, directrice du Comité national d’éthique médicale (Cnem).
L’acte de prélèvement et celui de la transplantation des organes tels que pensés par les non-initiés ne cadrent pas avec la réalité des choses, il n’est pas question d’un acte anodin, cela suppose une organisation complexe de la coordination des équipes hospitalières au transfert des greffons en passant par l’accueil des donneurs et des receveurs, ajoute-t-elle.
Dr Gargah évoque, pour sa part, un second niveau où les conditions d’éthique doivent être observées, il est alors question du sujet receveur. «C’est lorsque sont réglés les problèmes du prélèvement, la qualité de l’organe, les garanties de sécurité et sa conservation que se pose un problème éthique d’une autre nature qui est celui du choix du receveur », indique-t-il. La question est de savoir comment être juste quand la demande excède largement l’offre ? Dr Gargah rassure sur les principes de transparence et d’équité dans l’attribution des organes outre la gratuité et la non-commercialisation des organes. «Nous effectuons en moyenne entre 50 et 100 opérations de transplantation de rein par an, un chiffre dérisoire par rapport aux 1600 patients figurant sur la liste d’attente d’une greffe d’un rein, la plupart du temps, à partir d’un donneur vivant», indique Dr Gargah, soulignant que le Cnpo a préféré limiter le don aux membres de la famille et aux familles gendres pour faire barrage aux trafics d’organes.
Parmi ces patients en attente d’un donneur providentiel, Faten, à peine la trentaine, diabétique et souffrant d’insuffisance rénale qui nécessite deux séances de dialyse par semaine d’une durée de 4 heures chacune, se dit complètement éprouvée.
« C’est une maladie très encombrante», dit-elle. Elle raconte qu’il y a trois ans, sa mère était disposée à lui offrir un rein mais cela n’était malheureusement pas possible pour incompatibilité médicale. Cette épreuve, a-t-elle poursuivi, l’avait ébranlée tant elle nourrissait l’espoir d’être délivrée de son calvaire. «C’est une mort lente, mais je garde toujours l’espoir qu’un jour je mènerai une vie normale», lance-t-elle, en poussant un profond soupir.
Selon les données du Cnpto, « Environ 80% des familles tunisiennes refusent le prélèvement d’organes sur un proche décédé ou en état de mort cérébrale», la plupart du temps pour des raisons religieuses ou par manque de confiance quant au « bon usage» de ces organes. Des craintes amplifiées par certaines fictions télévisées traitant du thème du trafic d’organes» et qui ont un impact considérable sur les gens, estime Pr Bouecha.
Les obstructions sont aussi d’ordre psychologique. C’est le cas de beaucoup de personnes, à l’instar de Hichem, jeune cadre supérieur, qui estime que l’intégrité physique après la mort est sacrée, ce qui le rend réticent face au don d’organes. «Je suis conscient que prêter de l’intérêt à l’état de mon corps peut paraître irrationnel, mais dans ma tête, l’idée est persistante et je n’y peux rien».

Transparence et équité
Dr.Gargah met ensuite l’accent sur les principes de transparence et d’équité qui doivent être respectés lors de l’attribution des organes, outre la gratuité et la non-commercialisation. «Les gens qui ont les moyens ont la possibilité de monnayer un rein contre de l’argent, dans un pays qui tolère ce type de marchandage. En Tunisie, ce n’est pas du tout cette logique qui prévaut, le don, c’est la gratuité et c’est la dignité des gens qui doit être préservée», laisse-t-il entendre.
Pr Jerbi indique à ce propos que la religion est «souvent le prétexte ultime que certains évoquent lorsqu’il s’agit d’exprimer leur refus par rapport au don d’organes», «il n’en est rien», martèle-t-il, faisant référence à des sourates du Coran ainsi que sur des paroles d’exégètes qui démontrent, preuves à l’appui, que la religion est résolument en faveur d’une pratique altruiste et généreuse.  Scrutant les perspectives futures de la discipline, Dr Gagrah évoque un devoir d’aller vers les gens et de tenter de les convaincre en échafaudant une stratégie de riposte touchant plusieurs niveaux pour mieux sensibiliser à la lutte contre l’attitude attentiste qui n’a fait qu’éterniser le problème de pénurie. «Il s’agit de faire de la transplantation d’organes une filière locomotive du secteur de la santé en Tunisie», conclut-il.

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