La fabrique de la désinformation politique : «Une guerre de tous contre tous»

 

La première étude académique sur la désinformation vient d’être publiée par l’Institut de presse et des sciences de l’information, Labtrack et Mourakiboun. Produite par trois chercheurs de l’Ipsi, elle est dirigée par le Professeur Sadok Hammami, auteur du récent ouvrage : Démocratie-spectacle. Médias, communication et politique en Tunisie.

La désinformation est définie par les trois auteurs de l’étude comme étant des «Informations ou contenus à valeur informationnelle faux ou partiellement faux et délibérément créés pour nuire à une personne, un groupe social, une organisation ou un pays». La propagation de ces informations dans l’écosystème médiatique en Tunisie, et notamment sur les réseaux sociaux, est très large, les Tunisiens passant entre six et sept heures quotidiennement sur Facebook. L’un des lieux du «désordre informationnel systémique», selon l’expression du Professeur Sadok Hammami, qui a dirigé l’étude sur «La Fabrique de la désinformation politique».

Les résultats de ce travail important pour les futurs chercheurs ont été présentés vendredi lors d’une conférence de presse. Les deux autres auteurs de l’étude sont Dr Maroua Ben Becha, enseignante-chercheuse à l’Ipsi et Dr Khalil Jelassi, enseignant à l’Ipsi et journaliste à La Presse. Les trois chercheurs se sont basés, pour collecter les données et décrypter les techniques et les stratégies de production d’informations mensongères, sur FB en Tunisie sur une méthodologie mixant plusieurs démarches. Tout d’abord,l’analyse d’un échantillon de contenus de désinformation tirés de groupes Facebook identifiés comme étant hyper-partisans, ensuite l’appel au savoir-faire et l’expertise de la plateforme Tunifact. Et enfin l’exploitation de contenus analysés par certains rapports, enquêtes et études ayant interrogé le contexte tunisien, dont le rapport de la Cour des comptes relatif à l’élection présidentielle de 2019, le rapport Lab’Track et le rapport DRI-Atide relatifs aux élections législatives et présidentielle de 2019.

Techniques et stratégies

«Nous traversons une grande crise dans la mesure où notre opinion publique est constituée par l’entremise de la désinformation», alerte le Professeur Hammami. Les raisons de ce constat, un aspect caractéristique de la transition, de la bipolarisation politique et du populisme ambiant, sont multiples selon le chercheur. Il cite la faiblesse de la régulation, qui n’affronte pas jusqu’ici le monde numérique, le coût et le temps qu’exige un journalisme de qualité, face à un « journalisme conversationnel», fait d’états d’âme et démuni d’apport informationnel, la subordination des journalistes aux sources institutionnelles, l’injonction de produire jusqu’à cinq articles par jour pour les jeunes journalistes des médias privés, la crise de la presse écrite et des médias publics et la capacité des acteurs politiques à mobiliser les médias. D’où, dans ce cas précis, l’impossibilité de trouver le temps de la vérification et de la diversification des sources. Dans un tableau récapitulatif, les signataires de l’étude ont dressé 19 techniques de désinformation sur FB, qui vont du changement de vocation des pages, de commerciales à politiques pendant les périodes électorales, à la création de faux comptes depuis l’étranger, à la gestion de fausses pages se présentant comme des médias indépendants, aux pages fantômes ou éphémères, au faux journalisme, ou simulation et mimétisme des médias, au recours au sensationnel, aux faux experts, aux fausses statistiques, au publireportage…

«Les sentiments et les émotions amènent les utilisateurs à ne plus distinguer le récit de l’anecdote, le fait de la fiction, le vrai du faux. Ainsi, les contenus trompeurs sont consommés à tort et à travers surtout dans les groupes où ce genre de faux contenus vient confirmer leur système symbolique de croyances, de valeurs et de représentations (Giry, 2020). En ce sens, les émotions sont un facteur d’accélération de la circulation des contenus de désinformation et de mésinformation», écrivent Hammami, Ben Bacha et Jelassi.

Pour Sadok Hammami, les acteurs politiques sont tout autant victimes que bénéficiaires de la désinformation : «C’est la guerre de tous contre tous ! », affirme-t-il.

Riposte et recommandations

A la question de La Presse : «Le décret 54 contre la désinformation et les fausses rumeurs peut-il incarner une politique publique de lutte contre le mensonge organisé sur les réseaux sociaux ? », les chercheurs répondent par la négative : « La riposte doit être plus globale en s’attaquant à la racine du mal et non à ses manifestations », expliquent-ils. Le rapport propose trente-cinq recommandations destinées au gouvernement, aux entreprises technologiques, aux organisations de médias et à la société civile. Il recommande entre autres de créer un conseil consultatif international pour guider les entreprises technologiques dans leur gestion du désordre de l’information. Il juge également nécessaire de fournir des critères transparents pour tout changement algorithmique qui abaisse le positionnement de certains contenus. Dans son appel aux autorités, il propose de soutenir les médias de service public, qui peuvent fonctionner comme une locomotive en matière de déontologie.

Khalil Jelassi insiste sur l’urgence d’éduquer les enfants dès les classes primaires aux réseaux sociaux pour leur apprendre de distinguer les sources fiables des sources toxiques. Il préconise également : « d’ouvrir un débat national autour des répercussions de ce contexte et de ce processus de désinformation, d’entrer en contact avec les plateformes, Facebook en l’occurrence, afin de penser à d’éventuels mécanismes de régulation et de lancer une commission nationale composée d’experts de différents domaines qui interroge, mesure et comprend les dangers et risques que le numérique fait peser sur la cohésion nationale et sur la vie politique et démocratique ».

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