
« En octobre 2016 vous aviez déclaré que la plupart des gens corrompus sont implantés dans les rouages de l’Etat. Le 8 décembre 2019 vous reprenez les mêmes paroles, est-ce à dire qu’on a perdu la bataille de la lutte contre la corruption ? »
Je ne le crois pas. Tout d’abord le fait qu’il existe des corrompus dans les rouages de l’Etat n’est pas propre à notre pays seulement car le constat est le même dans plusieurs autres pays. Lorsqu’on parle de pouvoir, on évoque l’argent et l’influence et les corrompus ont toujours tendance à se greffer au pouvoir dans le but de se protéger.
Pour rappel, l’ancienne présidente de la Park Geun-Hye en Corée du Sud a été destituée et condamnée à une lourde peine de prison en 2018 pour abus de pouvoir et le Premier ministre islandais a été épinglé par l’affaire « Panama Papers ». Mais la question qu’il faut se poser est la suivante : est-ce qu’on est en train de faire le nécessaire pour déloger les corrompus des rouages du pouvoir ou non ?
Certes, c’est grave d’avoir des corrompus dans les rouages du pouvoir, mais ce qui l’est encore plus est que ces gens-là restent à leur poste en l’absence de poursuites en justice, de décisions administratives et de tentatives de les déloger.
Je ne suis pas dans une démarche de banalisation car on insiste à dire qu’on a transféré, à plusieurs reprises, au défunt président de la République et au chef du Gouvernement des dossiers concernant des gens pour suspicion de corruption. Ces mêmes dossiers ont été transférés au parquet. Il y a eu des cas où le chef du Gouvernement a pris des décisions à leur encontre et les a donc écartés contrairement à d’autres.
Il faut souligner aussi que l’on se trouve parfois confronté au problème de l’impunité et au sacro-saint principe de la présomption d’innocence. L’Inlucc ne peut se dresser contre l’application de ce principe garanti par la Constitution mais quand on transmet un dossier au parquet et que ce dernier le renvoie au juge d’instruction qui met en examen la personne concernée par l’enquête, on est en droit de se demander pourquoi cette personne n’a pas été évincée de son poste.
C’est à ce niveau où il y a lieu de s’inquiéter. L’Inlucc estime que la personne qui bénéficie de la présomption d’innocence ne doive pas demeurer dans sa fonction qui est de nature à lui permettre d’exercer un certain pouvoir et donc de fausser l’enquête menée contre elle. C’est une manière de contenir un éventuel exercice d’influence.
Au cours de ce mandat, j’ai transmis trois dossiers au parquet concernant un ancien ministre et deux ministres conseillers qui étaient encore en exercice. J’ai aussi transmis des dossiers relatifs à des PDG, de hauts cadres dans la douane, au ministère de l’Intérieur. On a aussi transféré un dossier qui concernait un officier relevant du ministère de la Défense mais il s’est avéré que son département a déjà fait le nécessaire. Il a été déjà poursuivi par le tribunal militaire.
Toutefois, certaines affaires peuvent prendre des années avant que le jugement ne soit prononcé. Cela est dû à deux grands handicaps, à savoir le nombre de magistrats relevant du pôle judiciaire économique et financier qui reste minime au regard du grand nombre d’affaires qui doivent être traitées et le Code de procédure pénale qui est toujours en phase de réforme.
L’inlucc vient de lancer la première Web-Radio dédiée à la lutte contre la corruption, il s’agit de «Nazaha FM». C’est une expérience unique en son genre, n’est-ce pas ?
On a voulu créer un outil de communication dédié exclusivement à la bonne gouvernance et à la lutte contre la corruption. On a donc lancé une webradio qui ciblera essentiellement les jeunes. Je crois que c’est la première radio dans le monde arabe et même dans le monde.
De par le nom qu’elle porte(Nazaha), cette radio à thème sera riche en programmes culturels et d’émissions ciblant les lanceurs d’alerte et la société civile. Elle vise beaucoup plus l’intégrité, la transparence et la bonne gouvernance pour aboutir à la fin au changement des mentalités et inéluctablement à une lutte efficiente contre la corruption.
Vous avez sollicité récemment le chef du gouvernement désigné Habib Jemli afin qu’il réactive le Haut conseil de lutte contre la corruption et de récupération des fonds spoliés. Pourquoi justement le dossier des fonds spoliés n’avance-t-il pas ?
Entre autres parce que ce haut conseil créé en 2012 qui avait comme principale vocation la coordination de la lutte contre la corruption et la récupération des biens mal acquis ne s’est réuni que dans de rares occasions. La dernière réunion remonte à juin 2013 et a fini par une dispute entre l’un des représentants de la société civile et le chef du gouvernement de l’époque, Ali Laarayedh.
La présidence du comité chargé de la récupération des avoirs spoliés est confiée parfois au gouverneur de la Banque centrale et d’autres fois aux ministres de la Justice, des Finances et celui des domaines de l’Etat, ce qui a créé des différends entre certains ministres à un moment donné et a bloqué la coopération entre des départements intervenant dans la mise en œuvre des objectifs de ce comité. A la fin on n’a pu rien récupérer.
Au contraire, des sociétés saisies sont presque à l’arrêt et même le palais présidentiel de Sidi Dhrif risque de subir de gros dommages si des travaux d’entretien ne sont pas effectués dans les plus brefs délais. Un dossier à ouvrir impérativement.