
La population rencontrée par le Samusocial du Grand Tunis est caractérisée par l’absence, la rupture ou la perte de liens conjugaux, qui sont des facteurs significatifs dans le processus d’exclusion sociale d’une personne. Très majoritairement, les personnes rencontrées par le Samusocial sont restées hors de portée de programmes dont elles sont pourtant la cible bénéficiaire, relève la première étude en Tunisie se rapportant aux personnes vivant dans la rue
En partenariat avec le ministère des Affaires sociales, le Samusocial International vient de publier le premier rapport sociodémographique et d’analyse situationnelle des problématiques d’exclusion. Un regard porté vers les personnes vivant dans la rue rencontrées par le Samusocial du Grand Tunis et qui s’instaure dans le cadre du projet «Appui à la création et à la mise œuvre d’un dispositif Samusocial» dans cette agglomération avec l’appui de la direction de la coopération internationale de l’Etat de Monaco et du service de coopération et d’action culturelle de l’ambassade de France en Tunisie.
Lors de la conférence de presse tenue à cet effet hier à Tunis, le ministre des Affaires sociales, Mohamed Trablesi, s’est félicité de l’adoption avant-hier, mercredi 11 décembre, de deux projets de loi qui vont être transmis bientôt à l’ARP, le premier est relatif au socle national de protection sociale et le second se rapporte à l’économie sociale et solidaire. Il a exprimé la volonté de son département d’étendre l’expérience du Samusocial du Grand Tunis d’ici 2022 aux régions de Sousse et Sfax.
De son côté, Xavier Emmanuelli, président du Samusocial International, a expliqué que toutes les villes du monde connaissent ce phénomène qui n’est pas propre à la Tunisie et qui est dû principalement à une urbanisation galopante comme c’est le cas en Europe où 99% de la population vivent dans les zones urbaines.
Présentant ce rapport, Mme Bertille Pissavy-Yvernault, directrice du Samusocial du Grand Tunis, a expliqué qu’il concerne 436 personnes prises en charge par le Samusocial du Grand Tunis entre le 1er janvier 2017 et le 31 décembre 2018, dont 321 hommes et 115 femmes, au cours de 266 maraudes nocturnes.
Selon le rapport, 46% des répondants de nationalité tunisienne ont indiqué être originaires de la région nord-est du pays, 28% du Nord-Ouest, 10% du Centre-Ouest et 5% du Sud-Ouest. Parmi les personnes nées dans la région nord-est, 81% ont cité un des gouvernorats du Grand Tunis; les personnes nées dans le Grand Tunis représentent 37% du total de la population de référence. Parmi les personnes nées dans les autres régions tunisiennes (50% des répondants), 56% ont indiqué être originaires du Nord-Ouest, 20% du Centre-Ouest et 10% du Sud-Ouest.
Pauvreté, précarité économique et situations de conflit
La précarité économique, la pauvreté (35%), une situation de famille conflictuelle (25%), la maladie chronique ou la situation de handicap (19%) sont le plus souvent évoquées par les hommes et les femmes rencontrées pour caractériser leur contexte de vie antérieur à la rue.
Les femmes actuellement célibataires, divorcées ou veuves sont 30% à déclarer avoir vécu dans un contexte marqué par les conflits familiaux avant d’être à la rue, sachant que plus de la moitié d’entre elles vivait sans revenus liés au travail (58% étaient travailleuses sans emploi ou inactives). 28% déclarent avoir vécu dans un contexte marqué par la précarité, la pauvreté et 19% avec une maladie chronique ou une situation de handicap.
En considérant la région dans laquelle les hommes et les femmes tunisiens rencontrés par le Samusocial ont vécu le plus longtemps avant d’être à la rue, il s’avère que 53% ont principalement vécu dans la région nord-est, et parmi eux, 86% dans un des gouvernorats du Grand-Tunis. Sur l’ensemble des répondants, 45% ont principalement vécu dans le Grand Tunis. Il convient également de préciser que parmi les bénéficiaires tunisiens nés dans la région du Nord-Est, 99% ont passé l’essentiel de leur vie «dans la rue» dans cette même région.
Dans ce même volet, 39% ont principalement vécu dans les autres régions tunisiennes et, parmi eux, 55% dans la région nord-ouest. La migration constatée en provenance du Nord-Ouest est la plus importante parmi les personnes rencontrées dans la rue dans le Grand Tunis. De manière générale, les migrations à l’intérieur du pays partent des régions de l’Ouest et du Sud du pays vers les régions de l’Est (Nord et Centre) et plus spécifiquement du Nord-Ouest vers le district de Tunis. Les personnes qui sont venues vivre dans le Grand Tunis, en provenance des autres régions, ont pu vivre plusieurs années de manière très isolée (sans réseau de ressources familiales et sociales), consacrant l’essentiel de leur temps à l’obtention de revenus issus d’emplois précaires (emplois journaliers notamment), ce qui les a considérablement vulnérabilisés au risque du basculement de la grande précarité économique et sociale vers la grande exclusion.
Une population à dominance masculine
Si 74% des personnes prises en charge par le Samusocial du Grand Tunis sont des hommes, cela ne permet pas nécessairement de conclure que les femmes (26%) sont peu nombreuses mais qu’elles sont moins visibles. La proportion des 46-60 ans est la plus élevée. Elle représente 37% des hommes rencontrés et 31% des femmes, près de deux fois plus qu’au niveau national.
Le nombre de mineurs des deux sexes rencontrés dans la rue est faible. Les moins de 18 ans représentent seulement 3% des individus rencontrés. Il est à noter cependant qu’un nombre indéterminé d’adolescents en rupture familiale survit dans la rue, se tenant à l’écart des services de prise en charge. Ces adolescents sont un public difficile à aborder par l’équipe mobile d’aide; ils alternent vie dans la rue et placements institutionnels dans lesquels ils peinent à trouver leur place.
84% des répondants des deux sexes sont actuellement célibataires, divorcés ou veufs. La population rencontrée par le Samusocial du Grand Tunis est ainsi caractérisée par l’absence, la rupture ou la perte de liens conjugaux, qui sont des facteurs significatifs dans le processus d’exclusion sociale d’une personne. 71% des répondants n’ont pas d’enfant contre 35.5% au niveau national. Cette caractéristique contribue également à leur isolement, d’autant plus qu’il s’agit d’une population vieillissante.
Niveau de cycle atteint et situation socioprofessionnelle
59% hommes rencontrés dans la rue ont uniquement atteint le cycle d’instruction primaire et 57% pour les femmes. La population masculine est caractérisée par une situation professionnelle et économique précaire et la population féminine est en situation de dépendance économique. Les hommes rencontrés exerçaient très majoritairement des emplois peu qualifiés et étaient donc dans une situation économiquement précaire. 75% des hommes ont déclaré être en activité professionnelle avant leur vie dans la rue. 43% étaient ouvriers et 14% employés.
53% des femmes rencontrées ont déclaré être professionnellement actives avant leur situation de vie dans la rue. 53% des femmes ont vécu sans revenus liés au travail, et parmi elles, 70% étaient des «femmes au foyer», avant leur arrivée dans la rue.
Logiques de survie dans la rue
Les hommes et les femmes identifiés à partir des premières maraudes en 2017 sont 48% à avoir passé de six mois à plusieurs années dans la rue, 14% d’un à six mois et 38% moins d’un mois. Les territoires de vie identifiés sont principalement situés dans des zones de passage ou des lieux plus retirés offrant un isolement ponctuel mais à proximité de zones de passage.
Au moment de la rencontre, 64% des personnes ne sont pas en possession d’une carte d’identité nationale (CIN). Ils ne peuvent ni prouver leur identité ni avoir une domiciliation, rendant impossible l’ouverture de droits sociaux, l’accès aux services sanitaires, l’accès au travail dans le secteur formel ou encore la location d’un logement. 15% des personnes rencontrées ont déclaré être bénéficiaires d’une aide sociale:10% une allocation/aide permanente à une famille nécessiteuse incluant un carnet de soins gratuits, 2% une allocation/aide permanente à une famille nécessiteuse (sans octroi du carnet de soins gratuits), 2% une carte de handicap et 1% un carnet de soins gratuits ou à tarifs réduits (sans allocation sociale).
Ces résultats illustrent la difficulté pour les services d’assistance sociale d’identifier les personnes vulnérables: très majoritairement, les personnes rencontrées par le Samusocial sont restées hors de portée de programmes dont elles sont pourtant la cible bénéficiaire.
Les hommes et les femmes rencontrés survivent au quotidien grâce à différentes sources de revenus, en fonction des opportunités dont ils peuvent se saisir dans la rue. Pour 56% des personnes, et notamment près de trois femmes sur quatre, la mendicité constitue la première des ressources. Pour 20% des hommes, l’exercice d’une activité informelle pour laquelle ils ne bénéficient pas de reconnaissance légale ni de protection sociale constitue la source principale de revenus.
Les revenus de ces activités sont très irréguliers dès lors qu’ils dépendent des opportunités que ces personnes ont eues de s’acquitter d’une tâche occasionnelle rémunérée (26% travaillent comme journaliers dans le bâtiment, en particulier des maçons, des peintres) ou de l’activité régulière qu’ils exercent (38% sont des chiffonniers ou des « barbéchas » qui collectent et revendent les matériaux recyclables, 26% font de la vente ambulante de jasmin, mouchoirs, objets de seconde main …).
57% des personnes rencontrées sont dépourvues de toute couverture sociale contre la maladie. A l’échelle nationale, ce pourcentage est de 17.2%.
Comment leur vie a basculé?
Une situation ou un événement spécifique explique, pour les personnes rencontrées, leur «basculement dans la rue». Pour 33% d’entre elles, il s’agit de violences économiques : l’absence de revenus, la perte d’emploi, les dettes, les problèmes d’héritage et «l’argent pris par la famille». Le «décès du soutien de famille» (4%) peut y être associé. Il s’agit de l’explication première donnée par les hommes rencontrés (37%). Ils évoquent ensuite les désaccords au sein de la famille, sans violence (12%).
Pour les femmes, les violences physiques et verbales constituent le premier facteur déclencheur de la vie dans la rue (29%), sachant que 76% d’entre elles déclarent qu’elles vivaient auparavant dans un contexte familial conflictuel. Pour elles, le foyer n’a pas constitué un espace protecteur, ce qui explique les fugues pour certaines d’entre elles. Si ce n’est la pauvreté et l’indigence matérielle, elles auraient quitté le domicile familial pour vivre indépendantes dans un logement à elles. C’est faute d’alternative à leur intégrité et à leur dignité. La violence, domestique ou conjugale, est aujourd’hui encore un sujet tabou, socialement normalisé.
Avant leur arrivée dans la rue, 34% des personnes rencontrées par le Samusocial avaient déjà rencontré un travailleur social : cela signifie que près d’une personne sur trois a bénéficié d’une intervention sociale, ce qui témoigne d’un processus d’exclusion, antérieurement initié, jusqu’au point de rupture. Les femmes sont plus nombreuses à avoir eu accès aux services sociaux, dans des proportions identiques qu’elles aient ou n’aient pas d’enfants.
Il est à signaler à la fin que 97% des personnes rencontrées par le Samusocial sont de nationalité tunisienne. Si la Tunisie est un pays de transit et de destination pour de nombreux étrangers, notamment originaires du Maghreb, d’Europe et d’Afrique subsaharienne, ceux-ci ne représentent que 2% des personnes prises en charge par le Samusocial du Grand Tunis.