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Opinions : Gouvernement, consensus et responsabilité

Par Soumaya Mestiri (*)

Les négociations pour former le nouveau gouvernement vont bon train. Il faut, tout à la fois, s’entendre sur le choix des personnes et sur le programme que devra porter la nouvelle équipe. Le recoupement, et donc le consensus, se situe exactement à ce niveau et pas ailleurs : la bonne personne pour porter le bon projet.
La thèse que nous défendons est la suivante : pour fédérer et aboutir à un choix final qui satisfasse l’ensemble des parties en présence, il faudrait opter, dans le même temps, pour un projet a minima et une personne au positionnement relativement surplombant par rapport aux idéologies partisanes dominantes.
Qu’est- ce qu’un projet a minima, nous dira-t-on ? C’est une forme, au sens d’un moule, suffisamment malléable pour accueillir des contenus relativement différents. Qu’est-ce qu’une personne « au positionnement relativement surplombant » ? C’est une personne suffisamment ancrée idéologiquement pour pouvoir s’ouvrir à la différence, celle des contenus, précisément.
Tout ceci paraît, à tout le moins, éminemment étrange. Mais l’étonnement se dissipe assez vite lorsque l’on comprend deux choses. D’abord qu’un projet a minima n’est pas un fourre-tout ; ensuite, qu’un ancrage substantiel ne constitue rien de moins que la condition sine qua non de l’ouverture et donc la garantie de la cohésion de l’équipe gouvernementale.

De fait, ledit projet n’est pas un fourre-tout, car ce sont les contenus qui détermineront a posteriori la forme du moule. Un projet a minima est donc un projet sans cesse en devenir parce que porté par la négociation, le marchandage entre les parties en présence, autant de valeurs totalement à l’opposé de l’idéologie du consensus. Et il ne peut en être autrement lorsque des idéologies fortes s’affrontent.
La question qui se pose ici est relativement évidente : comment penser un cap gouvernemental dans ces conditions? Un gouvernement est la structure qui, par définition, est censée «  voir venir » parce qu’elle aura anticipé, et que cette anticipation s’appréhende elle-même comme projet concret aux contours bien dessinés.

Or rien n’est moins juste. Le cap n’est pas tant un contenu, qu’un horizon, on l’accordera aisément. Penser en termes d’horizon permet d’envisager une plasticité à l’œuvre. Ce n’est pas simplement que personne ne peut prétendre que le parcours censé mener à bon port est en tous points connu, déjà fixé dans ses moindres détails ; c’est aussi et surtout que l’horizon a plus à voir avec une tension, une projection, qu’il ne suppose un point de départ fixe et homogène.
Est-il par ailleurs seulement possible de dessiner un cercle si l’on n’a pas au préalable planté la pointe du compas sur une feuille de papier ? Non, à coup sûr. L’ancrage est la condition de ce déplacement, de cette ouverture, de cette tension vers l’autre. Seuls ceux qui comprennent la force de l’ancrage peuvent être en mesure d’opérer ce mouvement. Le caractère surplombant n’a ici rien de vertical, de hautain, d’hégémonique. Il est fondamentalement translation. Je ne peux prendre au sérieux l’autre que si je reconnais son ancrage, le lieu d’où il parle.
On comprend dès lors, pourquoi un technocrate serait dans l’impossibilité d’accomplir cette tâche, en raison d’un profil par définition non ancré. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le technocrate est la personne la moins bien placée pour gérer l’avenir de notre pays aujourd’hui car s’il parvient à être au four et au moulin, force est de constater qu’il est rarement aux champs.

Mais une question demeure néanmoins. L’ancrage ne peut-il influer sur cet horizon et orienter les débats de sorte que le second finisse par devenir un produit du premier, le projet substantiel d’une partie au détriment des autres ?
Cette question est éminemment légitime mais elle est en même temps une manifestation particulière d’un mal plus large, celui qui consiste à oublier qu’il s’agit de croiser un projet ET une personne. Si l’ancrage influe sur l’horizon fédérateur, c’est que la personne n’est pas la bonne. Il faudrait donc pouvoir anticiper pour éviter d’avoir à constater l’échec et recommencer la quête de la personne susceptible de porter le projet.

Une fois récusée l’idée selon laquelle certains ancrages seraient en puissance dogmatiques et qu’il faudrait les disqualifier d’emblée pour éviter le « réveil du volcan », la solution pourrait se trouver dans une sorte de test d’universalisation kantien inversé. Ainsi, au lieu de se poser la question de savoir ce qui se passerait si la maxime de mon action était universalisée (« que se passerait-il si tout le monde se mettait à mentir », s’interrogeait Kant), l’on se demanderait plutôt quelles seraient les conditions qui feraient en sorte que la maxime de l’action du chef de gouvernement ne soit jamais personnalisable, c’est-à-dire les conditions qui feraient que l’ancrage ne finisse pas par déboucher sur un positionnement partisan ?

Pour répondre à la fois sérieusement et pragmatiquement à cette question, il faudrait accepter de changer de paradigme en envisageant un contrat de gouvernement qui porte non pas sur le projet à mener (je pense ici au document établi par Ennahdha, par exemple) mais sur la responsabilité du chef de gouvernement en tant que personne mais en tant que membre d’un parti et donc doté d’un ancrage propre, partant du principe que si le contrat est trahi, il l’est en faveur de l’entité partisane à laquelle on appartient. C’est la seconde raison pour laquelle un technocrate ne peut prétendre au poste de chef de gouvernement : il serait par définition bien moins aisément contrôlable qu’un individu doté d’un ancrage partisan.

Où se situe donc le changement de paradigme ici ? Dans le fait qu’une telle manière de voir les choses exige de penser la responsabilité du groupe ou de la structure partisane dont est issu le porteur du projet gouvernemental. Il est très difficile, d’un point de vue libéral, d’accepter cette idée. Seul un modèle républicain, hanté par le spectre de la corruption, peut appréhender les choses de cette manière. Il suffirait pourtant de considérer la structure partisane sur le modèle paradigmatique du jury et non comme une nébuleuse au centre de gravité mouvant et insaisissable. Un parti prend des décisions dont il est, en tant que « personne institutionnelle », responsable. A ce titre, il doit rendre compte de toute décision, politique, mesure, dont il est bénéficiaire et, ce d’où qu’elle vienne.
Et pour paraphraser le Marquis de Sade s’adressant aux Français : « Tunisiens, encore un effort si vous voulez être républicains ! »

S.M.
(*) Professeur de philosophie politique
et sociale, FSHST
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