La crise du coronavirus affecte tout un pan de l’économie et le tourisme sera l’un des principaux secteurs touchés en Tunisie puisque les perspectives d’embellie ont été rattrapées par cette pandémie. Selon Moez Kacem, cette crise atypique aura évidemment des répercussions financières importantes. Mais dans des situations pareilles, on ne peut pas tout prévoir et ce, quels que soient les moyens dont un pays peut disposer. Interview
Quel est l’impact du coronavirus sur le secteur du tourisme et du voyage ?
Il est important de souligner que cette crise est venue pour briser la dynamique de croissance soutenue du tourisme mondial qui régnait depuis 2010. En 2019, le nombre de touristes a dépassé la barre des 1,5 milliard de touristes qui ont généré 1,8 milliard de dollars de recettes. Il est vrai que la croissance s’est limitée à 4% (contre 7% en 2017 et 6% en 2018) mais le poids du tourisme dans l’économie mondiale reste considérable puisqu’il contribue à hauteur de 10% dans le PIB mondial et assure 30% des exportations. L’année 2019 a été caractérisée aussi par plusieurs événements nuisibles au secteur touristique à l’instar de la faillite de Thomas Coook, le Brexit et la faillite de 23 compagnies aériennes low cost dont 9 européennes. Au moment où tous les acteurs s’attendaient à une légère amélioration pour 2020, la pandémie a avorté toutes ces ambitions avec des chiffres hyper-alarmants.
En effet, l’Association internationale du transport aérien (Iata) pronostique une perte de 29,3 milliards de dollars pour les compagnies aériennes. De son côté, l’Organisation mondiale du tourisme (OMT) s’attend à une baisse de 20 % à 30% qui pourrait faire diminuer les recettes du tourisme international (exportations) dans des proportions comprises entre 300 et 450 milliards USD, soit près d’un tiers des 1.500 milliards USD de recettes générées en 2019. L’organisation déplore que la présente crise Covid-19 fasse perdre de 5 à 7 ans de croissance au tourisme mondial.
Cependant, l’absence d’une visibilité sur la période d’éradication de la pandémie fausse la majorité des estimations optimistes et nous conduit vers des scénarios de catastrophe. En effet, selon STR (leader en benchmarking hôtelier), le taux d’occupation dans les hôtels a chuté de plus de 90% dans plusieurs pays, et ceux qui ont été moins touchés ont vu leur occupation hôtelière baisser de 50%. Juste à titre d’exemple à Milan, pour la période du 24 février à fin avril 2020, il y a eu un million et demi de chambres annulées, ce qui représente 200 millions d’euros de chiffre d’affaires partis en fumée, selon le ministère du Tourisme italien. C’est une crise atypique jamais vécue auparavant même au temps des épidémies Sras, Mers, Ebola, Zika…!
En Tunisie, les opérateurs touristiques (milieux du voyage, de l’hôtellerie, de l’événementiel…) sont dans le flou total. Dans une situation pareille, à quoi la priorité devrait être accordée ?
La Tunisie ne fait pas l’exception. Le tourisme est touché de plein fouet et toutes les filières sont sinistrées ; un parc hôtelier majoritairement fermé, un personnel en chômage technique, des agences de voyages submergées par la vague d’annulations et des prestataires de services livrés à leur propre sort. La situation est vraiment très délicate, surtout qu’il s’agit d’un secteur en forte dépendance de ce qui se passe sur les autres territoires et chez les voyagistes étrangers.
Au lendemain de l’épidémie, presque au mois de février, la priorité était d’assurer les rapatriements et de gérer les annulations. Aujourd’hui, la priorité c’est la survie ! Il s’agit de conserver le capital des sociétés du domaine, honorer les engagements envers le personnel et les fournisseurs… Ceci constitue le garant d’une facile reprise, une fois que la pandémie sera éradiquée.
Les agences de voyages et d’événementiels en Tunisie sont, dans leur grande majorité, des PME. Auront-elles la capacité de survivre à une crise pareille ?
Malheureusement, j’ose dire que les agences de voyages sont les opérateurs les plus exposés aux risques dans cette pandémie. A côté de l’arrêt des activités, il y a un conflit avec l’Iata suite au refus catégorique des compagnies aériennes de l’alternative de remboursement et sa substitution par l’émission des avoirs. Ceci au moment où les agences ont déjà remboursé leurs clients, et même pour ceux qui ont accepté d’avoir des coupons valables sur une année, cela ne résoudra qu’en partie le problème d’insuffisance aiguë en liquidités. Pour survivre, ces agences (et c’est valable pour toutes les PME du secteur : maisons d’hôtes, gîtes ruraux, prestataires de services, restaurants touristiques…) ont besoin de mesures d’accompagnement urgentes. Il est vrai que les décisions annoncées par le Chef du gouvernement peuvent conforter les PME mais ceci dépend largement de la rapidité de leur mise en vigueur. Il est souhaitable aussi d’épauler les agences de voyages pour trouver un compromis avec l’Iata concernant le problème de BSP pour la régulation des paiements et des facturations, qui est un problème à une échelle mondiale, non spécifique à la Tunisie.
Quelle stratégie adopter pour gérer la crise efficacement, à l’heure où l’Etat est absorbé par la situation sanitaire ?
Comme je vous ai expliqué, cette crise est vraiment atypique, elle est bien différente de ses précédentes. Alors que le Sras a frappé la Chine en 2002-2003, le Mers a touché le Moyen-Orient en 2012…aujourd’hui, le Covid-19 n’a épargné aucun pays. D’où les difficultés de gérer la crise. En ce moment, chaque pays œuvre pour s’en sortir à sa manière ou en adoptant les bonnes pratiques des autres, mais à un certain moment, la communauté internationale sera en face d’une approche planétaire pour éradiquer toute source de menace. On ne pourra rétablir le rythme ordinaire de l’activité touristique qu’une fois les marchés émetteurs seront à leur tour sécurisés au même degré que le nôtre. Les deux pays les plus aptes à vaincre l’épidémie sont la Chine et la Corée du Sud qui ont connu des situations similaires et qui disposent des mécanismes de gestion d’une telle crise. Dans des situations pareilles, on ne peut pas tout prévoir et ce, quels que soient les moyens dont un pays peut disposer. Généralement, les plans de gestion des crises sanitaires s’expérimentent sur le terrain, puis c’est aux autorités d’ajuster selon l’évolution et la nécessité.
Pour les acteurs du tourisme, il est important de communiquer d’une manière transparente avec leurs clients et leurs partenaires (sur la situation sanitaire dans le pays, les engagements financiers réciproques, les mesures à adopter en cas de reprise…). Outre la transparence, il est crucial de continuer dans la politique de solidarité et de responsabilité sociétale envers les concitoyens, c’est recommandé pour éviter tout sentiment d’empathie et c’est vraiment important en période de crise.
Aussi est-il conseillé aux acteurs touristiques de mobiliser toutes leurs ressources pour préserver leur patrimoine matériel et humain. Continuer à payer les salariés, économiser l’énergie et effectuer les entretiens minimums planifiés pour les équipements afin de se préparer à toute reprise éventuelle.
A votre avis, quelles leçons peut-on tirer de cette crise ?
Une fois vaincue, cette crise peut nous être utile en Tunisie. En effet, avec les difficultés vécues par les grands T.-O. classiques, qui vont menacer leur existence, c’est peut-être une opportunité pour nos hôteliers (surtout) de changer leur business model et de se débarrasser de cette dépendance chronique des voyagistes.
Il est également crucial de former de futurs cadres sur la gestion des crises et de créer un poste permanent chez les chaînes s’occupant de cette mission. Il est aussi souhaitable que le ministère du Tourisme et de l’Artisanat monte un département de veille stratégique qui s’occupe entre autres de la gestion des crises et de la veille concurrentielle. On ne peut pas continuer à fonctionner en mode « pompier» et à chaque crise, on fait réunir une cellule multidisciplinaires pour prendre des mesures immédiates, ça sera déjà trop tard. Le département permanent sera en mesure d’établir des scénarios d’anticipation et de prévenir les crises quels que soient leur type (sanitaires, naturelles, sécuritaires, financières…).
Il est indispensable de revisiter les procédures d’accueil des touristes aux ports, aéroports et points frontaliers. Il faut s’attendre à ce que les voyagistes et assureurs soient plus exigeants quant à la salubrité et la vérification de l’état de santé des passagers. La réduction de l’usage du papier dans les aérogares, la rapidité de check-in et check-out, la minimisation du contact avec les agents de douane et de police, constituent des actions faciles à mettre en place et auxquelles l’intelligence artificielle et les nouvelles technologies peuvent apporter des réponses immédiates.
Cette crise va laisser évidemment des séquelles financières sur les quelques prochaines années, d’où il est essentiel de travailler sur la restructuration et la gouvernance comme piliers capables d’améliorer la compétitivité du secteur et qui auront, sans doute, un effet d’entraînement sur les acteurs. C’est un travail de longue haleine qui demande beaucoup de solidarité et de confiance entre l’administration et la profession.