Accueil A la une Tribune | Interdire le « Bartering » ou le réguler tout au moins

Tribune | Interdire le « Bartering » ou le réguler tout au moins


Une grande polémique s’ajoute aujourd’hui à celle qui se développe autour de la reprise des tournages des séries TV, c’est celle de l’affaire « Qualb Eddhib ». Une série apparemment conçue pour El Hiwar Ettounsi et qui passe à la Wataniya au dernier moment. Ce n’est que le dernier épisode dans la très mauvaise série de catastrophes qui caractérisent le secteur de la fiction télévisuelle dans notre pays.

En date du 20-03-2018, il y a pratiquement deux ans, j’ai publié une opinion sur La Presse, l’article s’intitulait : « Fiction télévisuelle, les années se suivent et, malheureusement, se ressemblent ». Cet article traitait de la problématique du « Bartering » dans la production télévisuelle en Tunisie. Ce terme barbare désigne une pratique commerciale, une pratique, née pour (et avec) les «Soap Operas».

Le « Bartering » est sauvagement pratiqué en ce moment en Tunisie. Il s’agit d’un concept apparu aux États-Unis dans les années 1930, grâce à cette pratique, l’industrie finançait des émissions radio ou télé contre de l’espace publicitaire (d’où le terme soap opera).

Tel qu’il est pratiqué aujourd’hui en Tunisie, ce dispositif prévoit qu’un producteur prenne en charge les frais de production d’une série frictionnelle, qu’il déniche les insertions publicitaires qui vont accompagner la diffusion de la série alors que la TV (le diffuseur) se doit de fournir l’espace de diffusion sur sa chaîne. Bien entendu, un contrat lie les deux parties qui se mettent d’accord sur les pourcentages qui reviennent à chacun.

Voici une liste de séries qui ont été produites de la sorte ces dernières années. «Il Risk» Hannibal TV 2015, «L’ambulance» Ettassia 2015, «Hkeyet Tounssia» El Hiwar Ettounsi 2015, «Al Akaber» Hannibal TV 2016, «Errais» Ettassia 2016, «Flashback S01» El Hiwar Ettounsi 2016, «Flashback S02» Ettassia 2017.

Par contre, «El Quadhiyya 460» Ettassia 2018, n’était pas sous le régime du  « Bartering« , et pourtant le diffuseur n’a pas honoré ses obligations par rapport au producteur le laissant, jusqu’à ce jour, dans une position déficitaire (il y’a bien d’autres productions que j’oublie, ou que j’ignore).

Le problème de toutes ces productions est le même, elles sont déficitaires quel que soit le diffuseur.  Dans cette répartition des recettes publicitaires, le diffuseur ne perd jamais même quand les revenus ne couvrent pas les frais de production. Ceci se vérifie pour la simple raison que les frais de diffusion sont inhérents à l’existence même de la chaîne, celle-ci est obligée de diffuser quelque chose. Plutôt que de faire une rediffusion, la chaîne diffuse une nouvelle production originale qui « honore » ses obligations de diffuseur par rapport au spectateur.

Un revenu publicitaire, même faible, est toujours mieux que rien. Dans ce système désormais bien rodé, le maillon faible reste celui des créatifs et des techniciens. Dans la liste des productions que je viens tout juste de dresser, les faiseurs de la fiction, acteurs, scénaristes, réalisateurs, chefs de départements créatifs et techniciens n’ont pas été payés (seuls les producteurs de «Hkeyet Tounssia» et de «El Quadhiyya 460» ont pris sur eux-mêmes et honoré les contrats malgré les pertes essuyées ).

Est-ce la faute des producteurs ? L’équation de production est biaisée dès le départ, preuve en est la répétition des exemples déficitaires d’une année à l’autre. Pourtant, chaque année, il se trouve toujours au moins un producteur qui tombe dans le panneau.

Les diffuseurs (TV) se justifient et répondent que si la production n’est pas rentable, c’est la faute du producteur qui n’a pas su convaincre les annonceurs de « soutenir » sa série.

Non! Un producteur n’est pas un démarcheur publicitaire, il est là pour faire accoucher une œuvre et accompagner ses parents naturels, les créatifs. Le problème est ailleurs, l’équation est biaisée dès le départ, car le concurrent direct du producteur, collecteur d’insertions publicitaires, est la chaîne qui diffuse. Cette TV a ses propres réseaux de collecte, c’est un travail qu’elle fait continuellement, et non occasionnellement comme le fait le producteur. Cette chaîne n’a aucun intérêt à orienter des publicités vers une production qui devient « concurrente« , même si elle est diffusée sur sa fréquence, car elle doit partager avec elle un revenu qu’elle pourrait assurer pour elle-même.

Le mal est à l’intérieur même du système et aucun contrat ne peut protéger un producteur d’un tel vice. Voilà, entre autres, pourquoi un tel système est interdit dans certains pays (France par exemple).

Ce système s’oppose aussi à l’existence d’une ligne éditoriale claire dans une chaîne TV, elles deviennent interchangeables, l’absurde atteint des sommets quand une série conçue pour être diffusée sur El Hiwar Ettounsi se retrouve à la chaîne nationale malgré l’abîme qui devrait séparer les éventuelles lignes éditoriales des deux diffuseurs.

Est-ce que la production de « Qualb Eddhib » est fautive ?  Il se pourrait qu’elle le soit… La justice tranchera.

Par contre, je salue le courage d’une production qui privilégie les intérêts de ses collaborateurs et cherche, par tous les moyens, à honorer ses dettes envers techniciens et créateurs. Je comprends parfaitement cette démarche, car ce que les contrats ne prévoient souvent pas, c’est que le décompte des recettes de l’un ou l’autre ne peuvent commencer au premier dinar encaissé.

Ce dont je parle s’apparente, dans une certaine mesure à la notion de RNPP dans la distribution cinématographique. Les Recettes Nettes Part Producteur, c.a.d ce que les différents producteurs se partagent après la sortie du produit.

Le RNPP est calculé après règlement des avoirs de tous ceux qui ont participé à l’opération. La logique veut qu’aucun intervenant, agence publicitaire, producteur ou diffuseur qu’il soit, ne puisse percevoir de bénéfice si les techniciens et créatifs n’ont pas été payés.

C’est là que réside tout le mal d’un système sauvage d’exploitation qui ne cesse de se paître, depuis plusieurs années, du labeur des faiseurs de fiction télévisuelle.

Voilà ce qui explique l’acharnement de certaines productions à finir, coûte que coûte, les tournages malgré le Covid-19.

Il en va de la survie de ces sociétés de production, il en va de la survie de tout un secteur que les couperets des courts délais condamnent à tourner jusqu’à la veille du ramadan, parfois même à ramadan commencé.

Aujourd’hui, l’opposition producteur / diffuseur, larvée depuis tant d’années et toujours reportée à l’après-ramadan, éclate juste avant.

J’espère que l’HAICA, interpellée par le diffuseur sur cette affaire, statue définitivement sur le mécanisme du « Bartering » en l’interdisant définitivement, ou en le régulant tout au moins.

 

 

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2 Commentaires

  1. Bouguerra

    18 avril 2020 à 11:22

    Un petit éclaircissement: des les premiers dinars encaissés, les producteurs Tunisiens commence a collecter leurs « Benefices », et cela avant de finir de payer les techniciens/artistes. En fait, ils ne risquent pas leur propre argent mais celui des techniciens/artistes. Chaque année on trouve les meme producteurs qui n’ont pas finit de payer les techniciens et les artistes de leurs projets precedent, entamer une nouvelle production… et changer de voiture. (Réalisateur qui a travaillé sous toutes formes de contrat, en Tunisie et ailleurs).

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    • Mourad Ben Cheikh

      19 avril 2020 à 09:55

      Au fait, ce sont plutôt les diffuseurs qui s’octroient leur part avant même que techniciens et créatifs ne soient payés. Parfois, même les producteurs ne récupèrent pas leurs mises.

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