Les statistiques officielles se focalisent uniquement sur le nombre de migrants arrêtés et ne comptabilisent pas ceux qui ont réussi à s’infiltrer en Europe. Récit sensationnel d’un rescapé.
Combien de harragas tunisiens ont-ils réussi à s’infiltrer clandestinement en Europe au cours des deux dernières décennies? Eh bien, personne ne le sait, osera-t-on (devra-t-on?) répondre. Et surtout, pas question de se référer aux statistiques officielles éventées, de temps à autre, par les autorités tunisiennes et italiennes. C’est que ces statistiques, une vraie salade de chiffres peu convaincants, ne concernent que les cas des migrants arrêtés, quand des centaines, voire des milliers ne sont pas comptabilisés, tout simplement parce qu’ils sont parvenus à leur fin, à savoir la fuite et le refuge dans le Vieux continent, après avoir brûlé la politesse aux douaniers et carabinieri de la Péninsule. Pour en savoir plus, nous avons approché l’un d’eux, fraîchement de retour au bercail.
Suspense haletant
M.H, 38 ans, est originaire du quartier populaire de Mellassine (Tunis). Là où il a grandi dans la pauvreté, la marginalité et l’insécurité. Illettré, il se contentait, alors adolescent, des maigres recettes de son job d’ouvrier en bâtiment. Mais, comme ses semblables de la cité, il frappa tôt à la porte de la délinquance.
S’ensuivront plusieurs séjours en prison pour violences et vols avec effraction. En 2016, M. H se décide enfin : plus question de rester dans ce pays, cap sur Lampedusa. Sitôt dit, sitôt fait. Chut, engouffrons-nous dans son récit absolument sensationnel et digne d’un film d’action hollywoodien. «On a eu la chance, se souvient-il, de tomber, cette nuit-là, sur un passeur chevronné, parce que fort d’une longue expérience en matière d’organisation de traversées clandestines.
En pro qui ne pardonne pas, il n’hésitait pas à user de la force, en jetant l’un de nous à la mer dès que son embarcation de fortune commençait à prendre de l’eau ! Et personne ne s’y opposait, pourvu qu’on arrive à bon port. Trois harragas qu’il a choisis parmi les passagers les plus fragiles et affaiblis par la traversée ont connu ce sort dramatique. Après, donc, d’interminables moments de peur et d’angoisse, on a atteint enfin Lampedusa, côté ouest de l’île où il fallait, selon les consignes du patron, exploiter une faille permettant de dérouter la vigilance des garde-côtes italiens.
«Nous devions, en un temps record, converger vers une rue peu fréquentée où attendaient, incognito, des passeurs étrangers, dont des Tunisiens qui vous prendront à bord de leurs véhicules contre, évidemment, monnaies sonnantes et trébuchantes, vers un lieu sûr, soit dans la pure tradition des pratiques mafieuses. De là, les moyens de transport ne manquent pas pour aller vers la destination de votre choix. Les plus chanceux d’entre nous ont trouvé des parents et amis à leur attente pour les embarquer en voiture, qui au nord de l’Italie, qui en France, qui encore dans d’autres pays européens. Et maintenant, à chacun de voler de ses propres ailes», raconte le migrant clandestin.
La faute de trop
Pour notre interlocuteur, pas de souci, puisque son ex-copain du quartier de Mellassine qui l’a précédé, depuis trois ans, dans la péninsule au terme d’une odyssée en mer non moins périlleuse, était là pour le prendre en charge, comme convenu par téléphone. Désormais entre de bonnes mains auprès de son ancien «camarade de combat» qui, basé à Rome, a déjà pu régulariser sa situation, en obtenant ses papiers de résident après avoir épousé une sexagénaire aisée, M.H. était heureux et ravi. «On ne pouvait rêver mieux», avoue-t-il. Et d’ajouter : «Ce qui m’est arrivé a également profité à un bon nombre de harragas qui m’ont accompagné pendant la traversée. Et j’en connais certains qui ont, par la suite, bien gagné leur vie dans le Vieux continent, quand d’autres ont fait chou blanc pour avoir choisi la voie tortueuse de la criminalité, d’où leur arrestation, puis leur extradition vers la Tunisie». M.H. est, hélas, parmi ceux-ci. Et il le regrette aujourd’hui amèrement. «Une fois arrivé en Italie chez mon ami, se remémore-t-il, il m’a accueilli avec générosité et dans un élan de solidarité que je n’oublierai jamais. En effet, bien que logé et nourri à ses frais, il m’a vite engagé dans une usine de plastique. Un mois après, je suis viré par le patron pour agression caractérisée sur un employé. Qu’à cela ne tienne, puisque mon fidèle copain a pu, ensuite, me trouver un job de serveur dans un bar. Ce sera alors pour moi le début de la fin des jours heureux, dans la mesure où mes clients tunisiens et marocains, des trafiquants de drogue dans leur presque totalité, allaient me torturer le crâne. En ce sens que les belles histoires qu’ils me racontaient, l’argent fou qu’ils amassaient et les atouts de réussite dans ce sale boulot ont fini par me faire les yeux doux. Et ce qui devait arriver arriva : trois mois après, me voilà recruté comme dealer par ce réseau tuniso-marocain, dont l’activité couvrait tout le Nord de l’Italie, avec des raids fréquents à Amsterdam (Hollande) pour s’approvisionner en stupéfiants».
Et notre interlocuteur de s’arrêter net. Il ne voulait plus en dire plus. Mais, il se contentera, visiblement abattu, d’achever ses aveux par cette courte phrase : «Deux ans après, arrêté par la police, on m’a expulsé vers la Tunisie».