Il fut un temps où les grands commis de l’Etat, outre d’avoir les qualités nécessaires à leurs prérogatives, la conscience essentielle à leurs responsabilités et la légitimité indispensable à leur rôle, avaient une culture, une plume, un style, et souvent un humour. Abbès Mohsen est de ceux-là.
Ancien gouverneur et maire de Tunis, ancien ambassadeur, issu d’une longue lignée de hauts dignitaires, nourri aux valeurs du patriotisme et à la notion du service de l’Etat, Abbès Mohsen avait déjà publié un ouvrage où il confiait, avec humour et dérision, les «Mémoires désabusées d’un commis de l’Etat».
Puis, cet ancien gouverneur, fils d’un des tout premiers gouverneurs du lendemain de l’Indépendance, parle de cette fonction et du rôle de ces gouverneurs dont le maillage, la rigoureuse structure, le pouvoir délégué, et l’organisation imparable permirent longtemps l’équilibre d’un pays aujourd’hui déséquilibré. Cela donna lieu à un second ouvrage : «Les gouverneurs».
Aujourd’hui, Abbès Mohsen se trouve face à un constat : «Sinistrée économiquement, disloquée socialement, (la Tunisie) est… stupéfaite, livrée à des bateleurs, et même à des gens de sac et de corde».
Mais pour parler de cette Tunisie dont «la vie politique est désormais une mauvaise pièce jouée par de mauvais acteurs devant un public consterné», Abbès Mohsen choisit, lui aussi, une mise en scène. Dans son dernier livre récemment paru aux éditions La Maison du Livre—«La transition immobile : Chronique d’un échec», il réunit cinq personnages, aussi différents que faire se peut. Un ancien gouverneur, un ancien journaliste français, fils de colons, un ancien militant du néo-destour, et un jeune activiste. Ces quatre personnages se sont rencontrés au cours d’un séminaire sur la transition démocratique et ont décidé de se revoir. Une excursion leur offre l’occasion de ces retrouvailles, soit l’unité d’action nécessaire à toute structure théâtrale. Une panne de voiture et l’hospitalité de l’imam de la région, cinquième protagoniste, crée l’unité de lieu et l’unité de temps.
Dans ce huis clos rural, ces cinq personnages d’origine, de culture et de convictions différentes débattent de l’Histoire de la Tunisie, mais aussi de celle du monde, avec de nombreuses références et une connaissance approfondie des grands moments des temps passés. Au cours de débats courtois mais animés, on décortique les mythes, restitue les faits, retrace les étapes de l’avant et de l’après- révolution, soulève les questions qui fâchent, démystifie les rumeurs, et si certains se font l’avocat du diable, ce n’est que pour mieux équilibrer les conclusions.
Dira-t-on que Abbès Mohsen est objectif dans ce plaidoyer à plusieurs voix ? Là n’est pas le problème non plus que l’argument. On dira qu’il est extrêmement pertinent, bien informé, pointu dans son analyse, honnête dans son argumentaire, lucide dans son pessimisme, cultivé dans ses références, et élégant dans sa forme.