Rendu célèbre par la qualité de son «assist» inimitable, la fameuse passe décisive, Hédi Sahli a pris part à l’exploit historique d’une saison sans défaite réussie par l’Etoile Sportive du Sahel, auteur d’un sensationnel doublé en 1962-63.
Dix ans durant, notre invité a savouré tous les sacres et honneurs aussi bien avec son club de toujours qu’en sélection nationale, incarnant les valeurs de courage, de solidarité et de sacrifice.
Hédi Sahli, on dit que vous refusiez systématiquement le statut de remplaçant. Etait-ce par prétention ?
Non, loin de là. De notre temps, rester sur le banc des remplaçants, c’était un peu un sacrilège, une humiliation. De retour d’Allemagne où il obtint ses diplômes d’entraîneur, Abdelmajid Chétali évolua une saison en tant que joueur, mais il manquait de compétition et préféra arrêter les frais. Passé donc entraîneur, il voulait rajeunir l’équipe. La veille d’un match contre l’EST, il décida de me laisser avec les remplaçants. J’ai alors pris mon sac et quitté le stage. Il me reprocha mon attitude, me disant: «Ben Amor, Habacha et moi-même avions accepté de rester remplaçants, et vous le refusez ?». Je lui ai répondu: «Vous le faites parce que vous comptez rester dans le football que ce soit en tant qu’entraîneur ou dirigeant, alors que moi, je ne le serai jamais tout simplement du fait que je n’accepte pas les compromis».
Trois ans durant, j’ai été capitaine, succédant à Rouatbi, Chétali et Habacha à son départ pour Ajaccio, en France. J’ai dû ainsi arrêter à 31 ans alors que j’aurais pu continuer deux ou trois saisons supplémentaires.
Quel a été votre meilleur match et votre meilleure saison ?
C’est à Damanhour, en Egypte, en sélection militaire face aux Pharaons de Refaât Fanaguili qui l’ont emporté (2-1) que j’ai disputé mon meilleur match. Saâd Karmous a inscrit notre but. Ma meilleure saison, c’est celle de notre titre de champion 1971-72. Cette année-là, j’ai été privé in extremis de l’étoile d’or qui récompense le meilleur joueur de la saison. En fait, nous étions tous en état de grâce.
Et votre plus mauvais
souvenir ?
La demi-finale de la coupe de Tunisie 1970-71 perdue contre l’Espérance de Tunis (0-0, puis 1-1 en match rejoué, avec un but de Slah Karoui pour l’ESS). Il a fallu le recours aux corners pour nous départager, et ce furent les Sang et Or qui sont passés.
Quelle est la première
qualité qu’on vous reconnaissait ?
La générosité, l’engagement, le don de soi. C’est dans mes gènes. J’étais le seul parmi l’effectif à être aligné tout en observant le jeûne au mois de Ramadan. Certains trouvaient cela une faveur injuste. Notre président, feu Hamed Karoui, leur répondait : «Que voulez-vous, Sahli donne toujours le même rendement, y compris en observant le jeûne». Certains trouvaient mon engagement excessif. L’arbitre Abdelkader qualifia même mon jeu de «sauvage». Quant à l’attaquant du Club Africain, feu Mohamed Salah Jedidi, il me fit une fois cette confidence: «Quel paradoxe ! A vous regarder jouer, on se croirait en face d’un méchant bandit, d’un monstre, alors que, en dehors du terrain, on découvre un personnage exquis et délicieux !».
Quel est l’attaquant qui vous a donné le plus de fil à retordre?
Tahar Chaïbi qui change de rythme en pleine course, ce qui met dans le vent son adversaire. Attention, il ne faut pas trop coller à ce genre d’adversaire nettement plus rapide que vous. Il vaut mieux garder un ou deux mètres de distance. Et puis, quelles qualités humaines ! Durant la semaine que j’ai passée à la Rabta suite à ma double fracture tibia-péroné, Chaïbi était venu à mon chevet.
Comment avez-vous contracté cette grave
blessure ?
En mars 1966, face au CAB à Sousse. Sur un contre, Habib Chakroun place un tacle assassin au moment où j’allais centrer. Le reste, c’est un tibia en lambeaux, trois mois de plâtre, et les quatre derniers matches de la saison ratés. Mais j’étais par la suite revenu encore plus fort. Dans notre 4-2-4 habituel, le Soviétique Aleksei Paramanov (1965-67, puis 1976-77) allait m’associer à Mohsen Habacha à l’axe défensif.
Hormis Paramanov, quels furent vos entraîneurs ?
Chez les jeunes, le Français Georges Berry et Hsouna Denguezli qui s’entêtait à m’aligner en compétition, même quand je ne m’entraînais pas. Il disait être convaincu que j’allais faire une grande carrière. C’était un homme de poigne, dans le genre de Faouzi Benzarti, un style que jaime beaucoup. Avec les seniors, mes entraîneurs furent Abdelmajid Chetali (1970-75), Rachid Shili lors de mon passage à la Patriote de Sousse quand l’Etoile a été dissoute, et le Yougoslave Bozidar Drenovac (1960-65 et 1969-70). Avec ce dernier, l’Etoile réussit un exploit jamais réédité: rester invaincue durant toute la saison.
Comment un club qui revient d’une dissolution peut-il réaliser une telle performance ?
Personne ne pouvait prévoir un tel triomphe. A la levée de sa suspension, l’ESS avait perdu ses structures. Pourtant, tout ou presque était à reconstruire. L’exode massif consécutif à la dissolution a vu Abdelmajid Chetali partir en France pour tenter d’embrasser une carrière professionnelle, Habib Mougou était vieillissant. Certains joueurs revenaient du Stade Soussien, de la Patriote de Sousse, et d’El Makarem Mahdia. Plein de jeunes arrivaient: Ben Amor, Gnaba, Menzli, Kedadi et moi-même. Mohsen Habacha et Mohamed Mahfoudh paraissaient à peine plus âgés dans ce groupe de jeunots. Les gens avaient peur que l’équipe ne parvienne pas à se maintenir en première division. Au premier match amical d’intersaison face au SRS, au stade Ceccaldi de Sfax, je me trouvais sur les gradins parmi une dizaine de supporters étoilés. J’avais 19 ans, et faisais figure de remplaçant. A la mi-temps, ces supporters me conseillent d’aller dans les vestiaires voir si notre entraîneur Paramanov avait besoin de mes services. Dès qu’il me voit, celui-ci m’appelle «Sakli (car il ne peut pas prononcer le H), prépare-toi à jouer!». On gagne (4-2). Depuis ce match, j’étais devenu titulaire.
Vous avez entamé la saison sur les chapeaux de roues…
Oui, nous allions enchaîner d’abord par un double test contre l’USM. Puis, voilà la première sortie officielle remportée (1-0) contre le CSHL grâce à une tête de Habacha sur corner. Nuls contre Mateur et Monastir (1-1), puis succès face au SS (2-1). Nous allions continuer ainsi en accumulant les courtes victoires. Ensuite, nul à Sousse face au CA. A la Marsa, Mougou égalise à la dernière minute (2-2). D’ailleurs, «Tête d’or» ne jouera que trois matches durant cette saison historique: face à l’ASM donc, et contre le CA et le SG. Puis, la délivrance: Chétali revient de France et renforce l’effectif à partir de l’avant-dernière journée de la phase aller. On s’impose alors à Gabès (2-1). Dès lors, l’Etoile dispose d’une arme fatale, Majid donnant une autre dimension à l’équipe.
D’emblée, deux victoires devant l’Espérance, une en championnat (2-1) et une autre en coupe (1-0) grâce à un but de Mohsen Jelassi. La machine était lancée. Mais au départ, personne n’y croyait vraiment…
Quels sont à votre avis les meilleurs joueurs
du football tunisien ?
Tahar Chaïbi, Noureddine Diwa, Aleya Sassi, Abdelmajid Chétali, Tarek Dhiab, Mohieddine Habacha et, au-dessus de tous, l’artiste Hamadi Agrebi.
Quel est le plus grand joueur de l’histoire de l’ESS?
Je crois que Habib Mougou «Tête d’or» n’a pas eu son pareil. En dehors de Mejri Henia, quel autre joueur tunisien à part Mougou s’était maintenu au plus haut niveau à l’âge de 37 ans ? Un jour, le défenseur du Club Africain, Gallard, lui a fracturé la mâchoire. Il a dû se faire une nouvelle denture. A contrario, la carrière d’un autre monstre sacré, Mohieddine Habacha, le frère de Mohsen, a été très brève puisqu’il a été emporté par un cancer très jeune, en 1962. C’était un talent monstre alliant technique et efficacité. Un jour, il lui était même arrivé d’inscrire neuf buts dans un match!
Vous avez failli manquer les Jeux méditerranéens 1967 à Tunis. Pourquoi ?
Tout comme beaucoup de joueurs de l’ESS, je n’aimais pas rester longtemps ailleurs qu’à Sousse, loin de laquelle nous souffrions. J’ai même prétexté une maladie d’un parent pour éviter d’aller disputer un tournoi en Algérie. Pourtant, j’ai été parmi le onze qui a inauguré le stade olympique d’El Menzah le 8 septembre 1967 à l’occasion de notre première sortie aux Jeux méditerranéens (victoire contre la Libye 3-0, dont un doublé du Railwyste Amor Madhi). Ce jour-là, j’ai occupé le poste de latéral gauche, et j’ai joué tout le tournoi, sauf face à la Turquie. En fait, j’ai failli abandonner ma carrière internationale n’eût été l’intervention de Mahfoudh Benzarti.
Comment cela ?
Le latéral monastirien surnommé Al Moujahid a téléphoné au sélectionneur Mokhtar Ben Nacef à partir du comptoir du Café de Tunis, à Sousse, pour lui dire que Hédi Sahli restait indispensable à la sélection, surtout lors des Jeux Med.
Et c’est comme cela que j’ai fait toute la campagne de préparation aux J.M. D’abord en France, où nous avons été battus par l’OM au Vélodrome 4-2 (j’étais entré en 2e période à la place d’El Moujahid), puis gagné devant Avignon 2-0 (j’ai été aligné latéral gauche), perdu contre Nîmes (2-0) et dominé le Stade Français (2-0, un doublé de Habib Akid). Dans cette dernière partie, j’ai joué la première mi-temps, puis, au retour aux vestiaires, j’ai commencé à enlever mes crampons parce que je pensais devoir céder ma place. Ben Nacef s’est retourné vers moi me disant: «Que fais-tu là, rechausse tes crampons, tu vas jouer tout le match». Depuis ce temps-là, j’ai été titulaire à part entière. La suite de la préparation, nous l’avions faite en Russie.
Quel sentiment gardez-vous de la CAN 1965 à Tunis ?
Une grosse déception. Pourtant, je n’étais que remplaçant, et je souffrais de ne pas pouvoir jouer. Je dois avouer que le Sénégal aurait mérité de disputer cette finale. Il a été écarté injustement au bénéfice de la Tunisie. Pourtant, en cas d’égalité, les règlements étaient clairs… Certains en veulent à Attouga au prétexte qu’il avait pris des buts faciles face au Ghana en finale. Je ne suis pas d’accord. Ce gardien reste un monstre, il se dépensait aux entraînements sans compter. Il n’a jamais triché.
Au fait, comment étiez-vous venu en sélection ?
Tout juste deux semaines avant la coupe d’Afrique des nations 1965 à Tunis. Le sélectionneur national Mokhtar Ben Nacef, originaire de Bizerte, m’a repéré lors de notre sortie victorieuse (2-0) à Bizerte face au CAB. Le lendemain, il me convoquait en sélection.
Que représente
pour vous la famille ?
Tout, car la vie serait impossible sans elle. En 1969, j’ai épousé Najet, secrétaire à la STIA. Nous avons deux filles: Hajer, 51 ans, professeur de français, et Souhir, 47 ans, conseillère juridique établie à Sousse.
Comment passez-vous votre temps libre ?
Depuis mon enfance, je suis un fan de cinéma. Michèle Mercier est mon idole. J’aime les classiques, le western… Je fréquentais les salles de cinéma de manière très assidue au point que je passais pour être un des employés de ces salles, un placeur, par exemple. Depuis plus de 20 ans, je n’ai pas mis les pieds dans une salle de cinéma. Je me contente de voir les films à la télé, et les matches du Real, d’Arsenal et Chelsea, mes clubs favoris. Je ne peux non plus me passer de la partie de belote ou rami au café avec les copains.
Enfin, que représente pour vous l’Etoile ?
Dans mon esprit, il serait dramatique de douter de mon amour pour mon club. L’ingratitude des gens m’irrite. Cette attitude hypocrite m’horripile. Sans le foot et l’Etoile, qui aurait bien pu connaître Hédi Sahli ? Ma carrière et ma conduite plaident en ma faveur. Mais, en parallèle, je dois tout au sport. L’Etoile a illuminé ma vie.
Et la ville de Sousse ?
Un délicieux coin de paradis sur terre que je ne peux quitter. En 1975, on a voulu me transférer au commissariat régional à l’équipement et à l’habitat de Monastir. J’ai refusé, menaçant de démissionner. Il a fallu l’intervention de Mohamed Touzani, PDG de la STIA, pour éviter cette mutation.