Le commerce occupe une place de plus en plus importante dans la vie des consommateurs. Aujourd’hui, le pouvoir d’achat a augmenté. Certains produits ont connu une haute inflation, surtout durant la période de la pandémie du covid-19. Lotfi Khaldi, ancien secrétaire général du Tribunal Administratif, membre élu à l’Organisation de défense du consommateur (ODC) pendant 16 ans, actuellement membre du bureau national pour un mandat de cinq ans (2021-2026), nous donne de plus amples explications à ce sujet.
Quelles sont les difficultés liées à la défense des consommateurs ?
Les difficultés sont multiples. Depuis la signature de l’accord de l’association avec l’Union européenne, entrée en vigueur depuis le 1er mars 1998, cet accord interdit aux pouvoirs publics de prendre des mesures de protection du consommateur, dont la fixation des prix. En effet, la protection du consommateur est normalement assurée par les textes en vigueur dont l’application doit être assurée par l’Etat, d’une part, et par le conseil de la concurrence et les associations de protection du consommateur et l’Institut national de la consommation, d’autre part. Le consommateur tunisien souffre de l’inflation depuis bien longtemps. Vu la situation politique et sociale qui règne depuis une quinzaine d’années, et qui est marquée essentiellement par un désengagement quasi-total de l’Etat, une grande partie des acteurs économiques ont profité de cette ère d’anarchie économique au détriment du consommateur. A mon avis, le marché ne pourra jamais jouer son rôle dans un désordre pareil. Et si j’énumère quelques problèmes actuels du consommateur, je dirais que ce dernier souffre essentiellement de la hausse des prix de tous les produits, ainsi que la pénurie des produits de première nécessité et surtout les produits à prix administrés par l’Etat. S’ajoute à cela l’absence de la transparence sur les marchés, et là on parle de l’affichage des prix, de la classification des produits, de la traçabilité des intervenants dans le circuit de distribution… il ne faut pas oublier, non plus, le manque d’organe officiel chargé de l’intervention en cas de plaintes ou de toutes dénonciations faites par le consommateur. Je parle d’organes autres que les tribunaux, vu que le coût du recours à la justice dépasse de loin le préjudice subi par le consommateur…
Quels plans proposez-vous afin de protéger le consommateur tunisien ?
Tout d’abord, il faut mettre en place une stratégie pour protéger le consommateur. Cette stratégie passe essentiellement par plusieurs étapes. En premier lieu, il est obligatoire d’identifier tous les intervenants, secteur public, secteur privé, ONG et représentants du consommateur. Il est nécessaire aussi d’établir les objectifs à atteindre, tels que la réorganisation des circuits de distribution, la mise en place d’une nouvelle politique des prix, l’encouragement de la production locale… Il est également important de diagnostiquer la situation actuelle, et ce, avec tous les intervenants et réaliser l’étude du cadre légal et réglementaire en place, étudier la situation du marché, le rôle des différents acteurs, les préférences du consommateur d’aujourd’hui aussi bien au niveau de l’importation et de la régulation que la compensation. Il est, d’autre part, essentiel de définir les mesures à prendre pour rétablir la situation, à savoir la révision des textes, la redéfinition des rôles des intervenants, la prise de mesures correctives pour le marché… et mettre en place un programme pour la réalisation de ces mesures, avec une distribution claire des tâches. Il est indispensable aussi de mettre en œuvre une réforme dans chaque secteur avec évaluation du degré de réussite.
Quelles sont les procédures que vous empruntez pour défendre les droits des consommateurs ?
Il est primordial de recenser les droits du consommateur d’après les textes en vigueur ( la Constitution, la loi relative à la concurrence et aux prix ( loi n°91-64 du 29 juillet 1991 modifiée par la loi n°2005-60 du 18 juillet 2005 ), la loi relative à la protection du consommateur ( loi n°92-117 du 7 décembre 1992 ), la loi relative aux techniques de vente et à la publicité commerciale ( loi n°98-40 du 2 juin 1998 ) ) … Il est fondamental également de réactiver les organes de contrôle appartenant aux ministères et d’en créer d’autres à proximité du consommateur. La motivation de la société civile et des associations de protection du consommateur est essentielle pour prendre en charge la vulgarisation des droits du consommateur et dénoncer les infractions et les pratiques anticoncurrentielles.
Vous faites fréquemment le contrôle et le suivi des marchés et vous êtes sûrement confrontés à des risques de sécurité. Pouvez-vous nous éclairer davantage ?
L’ODC et la société civile, en général, ne prennent pas de mesures correctives ou de sanctions, c’est le domaine exclusif de l’Etat et des organes publics. Le rôle de l’ODC est de surveiller le marché, dénoncer les infractions et les pratiques qui nuisent aux consommateurs. Sa mission est également de proposer des mesures correctives ou des réformes au profit du consommateur et aussi de préparer le consommateur pour qu’il puisse faire son autodéfense. Et pour ce faire, l’ODC a besoin du support des médias, des chercheurs et du consommateur lui-même.
Les relations entre les consommateurs et les producteurs ou les prestataires de services sont souvent ambiguës. Comment peut-on les clarifier ?
Nous savons tous que les contrats de consommation sont toujours basés sur un déséquilibre entre les parties. Le producteur ou le prestataire de service est souvent dominant au détriment du consommateur. Il est toujours éditeur des conditions. Le consommateur exécute sans discuter les clauses du contrat, tels les contrats d’assurance, les contrats de crédits bancaires ou de compte courant, les contrats de service de télécommunication… C’est pour cette raison qu’on les appelle « les contrats d’adhésion ». Il s’agit de contrats où le client et les consommateurs adhèrent à une relation contractuelle appelée « offre » sans discuter les clauses ni les obligations réciproques.
Pour pallier ce danger certain pour le consommateur, plusieurs pays, comme la Belgique ou la France, ont créé une pratique juridique qui permet au juge, lors de l’examen d’une affaire opposant un consommateur et un producteur ou prestataire de service dans un contrat d’adhésion, de ne pas appliquer une disposition du contrat si cette modalité s’avère abusive pour le consommateur. C’est ce qu’on appelle « les clauses abusives dans les contrats de consommation ». D’ailleurs, l’ODC a entamé la préparation d’une loi tunisienne sur les clauses abusives avec les services du ministère du Commerce en 2008, mais ce projet n’a pas vu le jour jusqu’à maintenant.
Est-ce que le droit du consommateur peut être modifié au fil du temps ou bien tous ses acquis sont définitifs ?
Normalement, les droits du consommateur ne doivent pas être figés. Ils nécessitent d’évoluer rapidement au-delà des besoins du consommateur et des exigences du marché. On assiste depuis le début du XXIe siècle à l’émergence d’une nouvelle vague de droits du consommateur, tels son droit à la protection de ses données personnelles ou bien son droit d’accès aux nouvelles technologies. En Tunisie, les droits du consommateur passent, aujourd’hui, par une période de déclin, provoquée par l’inapplicabilité de la loi et le désengagement de l’Etat.
Est-il vrai que le droit de la consommation est compliqué ?
Oui, c’est un droit complexe qui regroupe plusieurs disciplines pour faire face aux multiples domaines de protection du consommateur. Ce droit doit s’occuper des nouvelles techniques de vente et de la promotion des produits et services, de la publicité avec ses différents types, des ventes en ligne et du commerce électronique… Il est aussi un droit complexe parce qu’il doit protéger le consommateur dans tous ses besoins, santé, éducation, nourriture, logement, commerce, environnement… C’est un domaine qui évolue sans cesse et se transforme chaque jour.
Votre carrière et votre parcours ont-ils changé votre regard sur le métier ?
C’est tout à fait normal. Après une certaine expérience, et avec le temps, nous avons connu l’étendue et les limites d’un domaine, ses difficultés et ses contraintes. Pour le droit de la consommation, mon expérience de 20 ans m’a appris que le consommateur doit se protéger d’abord de soi-même avant de solliciter la protection juridique. Le consommateur doit bien gérer son budget et, aussi, planifier ses acquisitions, surtout durant les fêtes religieuses, la rentrée scolaire, les périodes estivales, les périodes des soldes… Le consommateur doit bien choisir les produits qui protègent sa santé et la santé de ses proches. Tout cela pour préparer une génération de consommateurs avertis et responsables.
Quels enjeux pour les consommateurs tunisiens pour les années à venir ?
L’avenir nous cache pas mal de mauvaises surprises. L’environnement est de plus en plus menacé, ce qui engendre des maladies. Le commerce électronique, qui prend de plus en plus d’ampleur ces dernières années, est en train de changer toutes les donnes. Le consommateur doit faire face à de nouveaux modes de paiement qui diffèrent complètement des règlements effectués dans le commerce classique (paiement cash), ce qui nécessite la multiplication de la vigilance aussi bien pour le consommateur que pour les pouvoirs publics.
Quelles conclusions tirez-vous de votre expérience ?
Il est très urgent, aujourd’hui, de repenser notre politique du marché. La Tunisie ne manque ni d’experts ni de compétences. Ce qui nous manque, depuis des années, c’est la volonté de réformer. Il suffit de créer une commission qui regroupe des experts en commerce local et international, d’anciens dirigeants du ministère du Commerce, des activistes de la société civile en matière de protection du consommateur et en matière de concurrence, des représentants des producteurs et quelques juristes pour réformer le domaine des ventes. Cette commission siégera à la présidence du gouvernement pour pouvoir demander des informations et des éclaircissements des différents organes de l’Etat. Après un diagnostic détaillé, d’une durée minimum de trois mois, la commission proposera les mesures à prendre pour rééquilibrer la situation du marché en étudiant quelques approches comparatives dans les pays qui nous ressemblent. Ensuite, elle pourra mettre en place un planning d’exécution des nouvelles mesures avec une précision des rôles des différents organes de l’Etat.
Il est urgent, aujourd’hui, de penser autrement, nos administrations fonctionnent selon des mécanismes créés depuis un siècle. Pour résoudre les problèmes du citoyen tunisien, il est obligatoire d’avoir la culture du changement pour ne pas stagner avec nos vieilles pratiques administratives.