Tribune | Les vertus oubliées de la politique ! 

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Par Pr Mohamed Salah Ben AMMAR *

Les errements d’après le 14 janvier de notre jeune démocratie pourraient à eux seuls expliquer le rejet de la politique et des politiques en ce moment mais ce n’est pas, à mon sens, la principale raison. 

Que n’avons-nous pas entendu comme monstruosités ces derniers mois. « La politique est une grande mascarade !». « Demander leur avis aux autres (sous-entendu ceux qui ne pensent pas ou ne vivent pas comme nous) est un pari risqué». «Notre peuple n’est pas fait pour la démocratie», « La démocratie est inapplicable chez nous».

C’est incontestable, une bonne majorité de nos concitoyens éprouve, à tort ou à raison, un fort dégoût pour la politique et les politiciens! Une brèche bien exploitée par des forces destructrices.

Nous n’avons rien inventé, l’histoire récente nous apprend que « Tous Pourris», l’antiparlementarisme et autres concepts fascisants ont systématiquement ouvert les portes de l’enfer. Aussi vraies et inacceptables que soient les dérives du système, dépolitiser les débats dans un pays est une grave erreur. Terrible sera le retour de bâton, car la dépolitisation est le préalable au populisme.

La vie politique, malgré tous ses travers — et ils sont abominables parfois —, est le meilleur moyen d’assurer à chacun et ce, quelles que soient ses orientations politiques, une forme de liberté. «La démocratie, c’est le vote mais pas uniquement. La démocratie est une culture, une façon d’être ensemble, c’est l’existence d’une communauté politique composée de citoyens, c’est-à-dire d’individus autonomes et responsables qui veulent décider ensemble de leur destin.» (N. Polony).

En l’absence de traditions et d’institutions fortes c’était prévisible, la vie politique ces dix dernières années a dérivé. Mais des pourris en politique il y en a eu et il y en aura toujours et dans tous les pays mais de là à en faire un leitmotiv pour condamner toute forme de vie politique, il n’y a qu’un pas que nombres d’autocrates en herbe rêvent de franchir. 

Les foules ne se sont jamais privées de clamer haut et fort leur antiparlementarisme, leur haine des partis et des hommes politiques. Aujourd’hui plus que jamais. Tous les maux de nos sociétés proviendraient d’eux. Les fragiles institutions mises en place dans notre pays n’ont pas échappé à ce réflexe primaire. Les antisystèmes, les gauchistes, les extrémistes de droite, ceux qui ont des comptes à régler avec l’Occident se sont agglutinés autour d’un dangereux fantasme. Ils rêvent de l’homme providentiel qui prendrait les « bonnes » décisions séance tenante, sans avoir à subir les lourdeurs institutionnelles. Une puissance tutélaire qui agirait vite et offrirait justice, sécurité, bien-être, elle épargnerait les débats institutionnels ! C’est une pensée magique. Simpliste évidemment. 

Paradoxalement, les mêmes s’en prennent aux fondements de l’Etat tout en prétendant agir pour éviter son effondrement. C’est ainsi qu’ils justifient leur acharnement à démolir les institutions.

Carl Schmitt avait théorisé en 1928 dans Théorie de la Constitution ce qui allait devenir l’idéologie de l’extrême droite. « Il est le penseur de l’État total, sinon de l’État totalitaire et de « l’État d’exception ». Se défendre contre l’ennemi qui veut sa destruction est la première tâche de l’État, la possibilité de la dictature s’oppose aux fragilités de la démocratie, au libéralisme fondé sur un respect de l’individu et de l’autre qui ne sont que des objets illusoires et secondaires. »

Que ceux qui ont la mémoire courte revisitent l’histoire. Au 21e siècle, presque tous les pays arabes vivent encore peu ou prou sous un régime autocratique. C’est aussi le cas de l’Afrique où seulement quelques rares pays échappent à cette règle. Avant nous en Europe, l’Espagne, le Portugal, l’Allemagne, l’Italie, la Russie et bien d’autres pays ont connu ce type de régimes absolus. Il en est de même pour l’Amérique du Sud, au Chili, en Argentine, au Brésil, au Paraguay…L’Asie n’a pas échappé à ces écarts. 

Souvent c’est suite à des crises, qu’elles soient économiques, sanitaires, institutionnelles ou autres ou suite à des guerres ou des menaces de guerre… que la rencontre d’un tyran avec un peuple éprouvé, inquiet permet la mise en place d’un État totalitaire. Cela peut se faire par la force en cas de coup d’Etat militaire ou par les urnes suite à des élections.

Fondamentalement, rien n’a vraiment changé car les dictateurs ont leurs fondamentaux aussi. Ils usent des mêmes ficelles. Une propagande quotidienne doublée de quelques actes populistes agit comme un doux poison sur les masses. Ensorcelés, manipulés ou soumis, les peuples se laissent séduire par un discours nationaliste primaire. C’est une constante. La patrie et la religion sont omniprésentes. Quand elles ne sont pas de mise, c’est l’idéologie du chef et de son groupe qui devient religion d’État, le communisme ou l’idéologie Baath par exemple. Nationalisation, distribution des terres aux plus pauvres, contrôle des prix des denrées alimentaires, santé pour tous. Et en effet, souvent on observe des avancées, mais elles sont trompeuses. A un stade plus avancé, la mise en place d’un régime policier est justifiée par la mobilisation générale pour défendre les acquis de la révolution (Urss, Chine, Cuba, Égypte, Libye…) contre les ennemis de l’intérieur d’abord et de l’extérieur ensuite. Une antienne à laquelle on ne fait plus attention mais qui impacte l’opinion. La moindre forme de contestation est immédiatement réprimée. Les réseaux sociaux ont changé la donne mais en pire puisque des armées de facebookers et autres sont mobilisés pour dénigrer ou faire circuler des rumeurs. Les « fidèles anonymes » approuvent jusqu’au ridicule leurs pires inepties et délires. Leurs thuriféraires devancent leurs souhaits. Jamais la moindre objection. Aucune tête ne doit dépasser. Les ministres se comportent comme des écoliers modèles. Les images du dictateur nord-coréen Kim Jong-un entouré de personnes qui notent en toutes circonstances tout ce qu’il dit sont certes caricaturales mais… les Coréens n’ont certainement pas l’exclusivité du ridicule.

Le comportement des dictateurs se ressemblent étrangement. C’est toujours un homme désintéressé qui fait don de sa personne à la nation. Une vie consacrée au service du peuple et si par hasard il y a des dérives, elles sont toujours le fait de son entourage. Lui est parfait. Il clame un amour inconditionnel, maladif même, déclaré en permanence à un peuple idéalisé. Une image en miroir se crée. L’autocrate devient l’incarnation de ce peuple. Il parle en son nom, il en connaît les besoins et il le protège. En conséquence, ceux qui s’opposent à ses choix deviennent automatiquement les ennemis de ce peuple.

Depuis la fin du 20e siècle les autocrates mettent les formes, leur brutalité est plus enrobée, moins frontale. Pour rester au pouvoir, ils recourent aux changements de la Constitution par référendum. C’est un classique du genre. Rares sont les dictateurs qui n’y ont pas eu recours. La seule inconnue dans ce cas est la fixation préalable du taux de participation, les résultats étant connus d’avance.

Pourtant, ce type de personnages est facile à détecter et même s’ils avancent masqués dans un premier temps, il y a des signes qui ne trompent pas. Une fois bien installés au pouvoir, tombent les masques et se dévoilent un tempérament intolérant, tyrannique, narcissique, mégalomaniaque et surtout une paranoïa qui, plus elle est grave, plus elle leur permet de se maintenir plus longtemps au pouvoir. Seules des institutions solides et une vie politique riche peuvent éviter ces dérives, car les retours de bâton sont terribles.

Pour rester simplement à l’échelle sociétale, ces régimes sont destructeurs, ils font ressortir le pire chez les individus, la délation, la duplicité, le mensonge, le non-respect de soi, la corruption…« L’hypocrisie dans le domaine politique s’étend progressivement à tous les domaines et la corruption passe de l’état de concept à celui de pratique. Les mots ont des sens différents et donnent un vernis de positivité à des aberrations…Le pire méfait de la dictature est de détruire toutes les règles de droiture d’une société, en sorte que les actions n’y conduisent plus nécessairement à leur conséquence logique ». Le Syndrome de la dictature. Alaa El Aswany.

Que faire face à un régime autocratique ? Résister ? Mais les Nelson Mandela ne courent pas les rues. Nous avons tous des familles à préserver, un travail, un certain confort de vie qui, même s’il n’est pas parfait, est certainement meilleur que celui de la prison…Résister passivement par l’humour, la dérision certes mais surtout croire en la démocratie. Les fondamentaux en démocratie sont des institutions fortes, la représentativité, la séparation des pouvoirs, la liberté car sans liberté rien n’est possible…

Depuis Aristote, les fondamentaux de la démocratie n’ont pas varié. Depuis Athènes ou Carthage, le socle est resté le même. Le pouvoir par le peuple, pour le peuple.  Au 20e siècle, le concept de démocratie libérale est devenue l’idéologie politique dominante dans le monde. C’est « une  forme de gouvernement dans laquelle la démocratie représentative fonctionne selon les principes du libéralisme, à savoir la protection des libertés de l’individu. Elle est caractérisée par des élections justes, libres et concurrentielles entre plusieurs partis politiques distincts, une  séparation des pouvoirs dans différentes branches du gouvernement, la primauté du droit dans la vie quotidienne dans le cadre d’une  société ouverte, et la protection égale des  droits de l’Homme, des  droits et libertés civils, et des  libertés politiques pour tous les hommes. En pratique, les démocraties libérales sont souvent basées sur une  Constitution, formellement écrite ou non codifiée, afin de définir les pouvoirs du gouvernement et de consacrer le contrat social. » Dans ce cadre, les moyens sont aussi importants sinon plus que l’objectif. Et qu’on le veuille ou non, la politique est le moyen. Il n’y pas de démocratie achevée. Et en démocratie, l’édifice est en permanente construction. La vie démocratique sans institutions fortes est fragile, elle est une cible facile, ses failles, ses erreurs sont immédiatement exploitées…Alors lorsqu’on perd des yeux ces balises que sont la liberté, la séparation des pouvoirs, la représentativité…alors l’histoire nous l’apprend, alors tel un bateau ivre, une nation, une communauté s’expose au naufrage et la reconstruction n’est jamais garantie.

M.S.B.A.

(*) Professeur et ancien ministre de la Santé

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